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carte postale représentant le lycée de nîme au début du 20e siècle

Souvenirs du lycée de Nîmes

Jean Paulhan

— Votre enfance ?

— Ce n'est qu'à l'âge de quarante ans que j'ai commencé d'éprouver les surprises et l'émerveillement de chaque jour devant le monde qu'on attribue généralement à l'enfance, qu'on va même jusqu'à appeler le don d'enfance. C'est un émerveillement qui s'est affermi par la suite, à mesure que je vieillissais. De sorte que je risque d'être injuste pour mes souvenirs d'enfance en général, et de lycée en particulier.
Je ne crois pas du tout être exceptionnel. Mais je croirais volontiers que les poètes qui nous parlent du don d'enfance confondent la joie très légitime qu'ils éprouvent à écrire leurs poèmes avec un sentiment lointain qu'ils auraient jadis éprouvé. Leurs poèmes leur sont une révélation constante. Naturellement il y a beaucoup de souvenirs d'enfance dans leurs poèmes. Et naturellement aussi ils les écrivent dans la joie. Ils sont très épatés de les avoir écrits. La vie et le monde quand ils les ont découverts n'en étaient pas une. Ou c'en était une désagréable.
Je ne suis pas un révolté. J'ai toujours eu le sentiment que nous n'avions pas le choix. Que si nous voulions vivre et mener une vie qui finît par être agréable — qui finît même par être délicieuse —, il fallait passer par toute sorte de tortures et de contraintes — les contraintes que nous avaient préparées les grandes personnes.
Donc j'ai toujours eu le sentiment qu'on abusait de moi. Aujourd'hui encore, je suis stupéfait de la patience avec laquelle les enfants acceptent de se plier aux conventions de la vie en société, aux habitudes et manies de leurs parents, de jouer au commandement à des jeux absurdes, de travailler jusqu'à des huit et des dix heures par jour. Je ne dis pas qu'ils ont tort de le faire. Je dis que lorsqu'on veut en outre leur faire croire qu'ils n'arrêtent pas d'être émerveillés du soleil, de l'herbe et des animaux, on se fiche proprement d'eux.
Je n'étais pas exceptionnel. Je n'ai pas été élevé non plus par des parents exceptionnels. Ils étaient au courant de la morale de leur temps. Ils étaient même un peu en avance. Il ne me souvient pas d'avoir reçu une seule gifle dans mon enfance, ni un seul coup de pied, bien entendu. Dans les cas très graves — par exemple quand il m'arrivait de mettre le feu aux chiffons de notre grenier —, on me faisait des remarques sévères et on me mettait au coin. Un quart d'heure au coin, une heure au coin. Mais les remarques sévères me faisaient beaucoup plus de peine. J'y songeais bien plus longuement. Une brouille avec mes parents me paraissait chose presque intolérable.
Pourtant quand je songe à la condition véritable de l'enfant il me semble que c'est une condition qui serait plus exactement exprimée par les gifles et les coups de pied que par les reproches dignes et par la mise au coin.

— Mais quels souvenirs avez-vous gardés de l'école ?

— J'ai peur que ce ne soit surtout des souvenirs de grand ennui. Mais je garde une sensation assez forte de l'école communale, où je passai quelques années. On y avait coutume, en manière de bienvenue, de se jeter à dix ou douze sur les nouveaux, de les tabasser un peu, et puis de les traîner sur le dos, en les tirant par les jambes tout autour de la cour. Il arrivait qu'ils eussent dans cette opération leurs vêtements un peu déchirés et salis, on ne leur faisait pas tellement mal.
En tout cas je me rappelle que cette petite brimade me faisait grand-peur à l'avance ; et je ne voyais pas sans angoisse les nouveaux comme moi ainsi tabassés. J'attendais mon tour. Puis il y eut un léger accident — on cassa la cheville d'un garçon — et les brimades cessèrent brusquement. Je les attends encore.

— N'avez-vous pas d'autres souvenirs ?

— Si. Un souvenir assez humiliant. Je ne devais pas avoir plus de cinq ou six ans. Il m'arriva de m'oublier en classe. Mes voisins d'abord, puis le professeur, aperçurent une petite mare à mes pieds. J'avais bien demandé la permission de sortir, mais assez timidement, j'en ai peur. Et je ne savais pas faire claquer mes doigts. On ne m'avait pas remarqué. Chose étrange, le professeur me parut plus confus encore que moi de ce petit incident.
Chose plus étrange encore, il me valut auprès de mes petits camarades une réputation de volonté et de ténacité indomptables. On admit du premier coup que je m'étais oublié exprès, afin de dénoncer l'apathie et la mauvaise volonté de notre professeur — à qui il arrivait en effet de refuser les permissions de sortir. Il ne les refusa plus jamais dans la suite. Je m'étais rendu utile.

— Est-ce que vous songiez déjà à écrire ?

— J'y étais bien décidé. Mais il m'est arrivé une mésaventure. Il me semblait dans ce temps-là qu'un récit est fait pour amuser les gens qui le lisent, pour les distraire, pour leur raconter des histoires de fantômes et de sauvages. Ah, j'ai beaucoup perdu depuis, de ce côté-là. Peu importe. Il me semblait donc que l'essentiel dans un récit, c'est le sujet. J'inventais des sujets ; je les inventais par piles. L'ennui, c'est que je n'allais pas plus loin.
Un jour j'ai eu un grand espoir. Un de mes camarades, Dubled, m'avoua qu'il voulait, lui aussi, devenir littérateur. Il avait tout ce qu'il fallait pour. Malheureusement — me confia-t-il — ce sont les sujets qui me manquent. Quelle chance ! Je lui confiai aussitôt quatre ou cinq sujets bien choisis. Là-dessus il m'évita pendant quelques jours et finit par me dire avec un air gêné que non ce n'était pas ce qu'il appelait des sujets. Je n'ai plus jamais collaboré avec personne.

— Mais le lycée de Nîmes dans tout cela ?

— J'en suis bien ennuyé. J'ai beau chercher de tous côtés, il ne me rappelle absolument rien.
Pourtant il m'a appris au moins une chose. Il m'a appris à perdre mon temps. Nous habitions dans la banlieue de Nîmes, à côté d'une caserne d'artillerie, une sorte de mazet. Il y avait là un grand jardin, une sorte de bois de pins à l'abri duquel j'élevais mes grenouilles et mes crapauds, et je tendais des pièges aux insectes du voisinage. Le piège était en général une cuvette que j'enfonçais en terre. Les carabes, les fourmis-lions et d'autres bêtes y tombaient et n'en pouvaient pas sortir. Je m'appliquais ensuite à les apprivoiser. Je ne sais pourquoi j'ai toujours pensé qu'il était possible d'apprivoiser n'importe quel animal. Mais enfin de mes pièges au lycée la route était longue. De sorte que ma mère me donnait chaque matin les quatre sous qui devaient me permettre de prendre quatre fois le tramway.
Je ne prenais pas le tramway. En général mes quatre sous passaient en achats absurdes : cages à cigales, plumes perfectionnées à cinq becs, surprises, roudoudous et parfois (quand j'avais pu faire des économies) un rat blanc. Mais j'avais le plaisir de rôder, d'abord en pleine campagne, puis dans des rues populaires avec leurs petites épiceries, puis dans les rues bourgeoises avec leurs grands magasins. J'arrivais au lycée un peu fatigué. Je me reposais pendant la leçon. Oui, il me reste de mes leçons, et de mes professeurs, un grand sentiment de calme et de sérénité.
D'ailleurs je n'étais pas un mauvais élève. Je ne chahutais pas, j'avais bien trop besoin de repos. Même j'avais quelque antipathie pour les chahuteurs.
Je n'étais pas non plus égoïste. Il m'arrivait d'apporter à mes voisins de classe les petites voitures ou les billes que je trouvais dans mes surprises. Et à mes parents d'étranges appareils à découper les carottes ou les pommes de terre que j'avais achetés à des camelots. Mes parents me demandèrent d'où venait l'argent. Je le leur dis. Il me semble qu'ils furent plutôt surpris qu'irrités.
J'y reviens. On peut penser, sur ce que j'ai dit, que j'étais un petit garçon rêveur. Mais non, je n'étais pas particulièrement rêveur. Il me semble plutôt à dire vrai qu'il a manqué quelque chose à mon enfance : quelque chose de l'ordre des châtiments, des tortures, des coups. Au fond je suppose vaguement qu'il y a dans l'homme à côté d'un grand désir de douceur et d'amour un certain besoin de brutalités, de coups et de tabasseries qui exige, lui aussi, d'être satisfait, qui se satisfait à tous risques ; et que si nous avions reçu dans notre enfance de nos professeurs et de nos parents un peu plus de coups, nous aurions vu dans la suite un peu moins de guerres.

Date indéterminée.