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Tableau de Paul Klee

Rêves, 7-8 février 1904

Jean Paulhan

Rêve

7-8 février 1904 (écrit au réveil le matin, est venu après un effort de mémoire et assez difficilement).

Toujours une gare. je ne sais dans quelle ville. Benoist est assis dans une position parallèle à la mienne dans une salle d'attente. Je suis dans la gare même, à l'entrée, et je le vois à travers un mur. Les curés viennent lui causer.

La scène change un petit peu. Benoist est sorti. Les deux curés ont disparu. Benoist ou un de ses amis crie près du rebord de la Seine : "A bas les Juifs. Vivent les généraux !" Je crie alors (ou j'ai seulement l'intention de crier) "Vivent les Juifs ! A bas les généraux !" A ce moment un général arrive. Il me semble que c'est le père de celui qui a crié. La foule l'acclame. Plusieurs généraux le suivent. On leur fait une ovation. A ce moment, la scène paraît se passer devant la Chambre des Députés. Puis il y a une dispute. Je ne sais pas pourquoi — Tout s'est passé dans une demi-obscurité. Les images visuelles étaient peu nettes. Il m'est impossible de noter exactement la suite du rêve.

Explications

La veille, revenant de Meudon, assez fatigué, j'ai entendu une sonnerie militaire qui m'a vivement frappé, un peu avant d'entrer dans Paris.
Pourquoi une gare ? Je n'en sais rien. Cependant j'ai maintenant le souvenir d'avoir rencontré, en revenant de Meudon par les rives de la Seine et près d'entrer dans Paris, une quantité prodigieuse de gares. J'ai suivi longtemps la voie du chemin de fer. Un moment j'ai marché dans la voie. Cela m'avait un peu préoccupé.
Des curés qui viennent causer à Benoist. Fait déjà remarqué dans la réalité.
Pourquoi ai-je songé à Benoist ?
Les généraux. Souvenirs, en gros, de l'affaire Dreyfus, sans doute. Une brochure de la Patrie Française que l'on m'avait offert hier soir a peut-être contribué à m'y faire songer ; peut-être aussi est-ce elle qui m'a fait songer à Benoist dont le père est député nationaliste à la Chambre.
D'où l'idée de la Chambre des Députés.

Ainsi trois souvenirs se rattachant à des intervalles de dix à quinze minutes paraissent m'avoir guidé ; α) les gares remarquées et les voies de chemin de fer. β) la sonnerie militaire. ɣ) la brochure de la Patrie Française.

L'idée de la dispute me semble venir d'une nouvelle de Conan Doyle (un scandale en Hongrie), lue avant-hier soir. Tout semble s'être passé de la même manière. L'affaire Dreyfus m'a peut-être fait songer à une dispute et celle-là était la plus nette dont je me souviens.

Les sentiments ont été peu vifs dans ce rêve. La dispute même m'a laissé, par extraordinaire, à peu près indifférent. Et je ne me souviens plus si j'ai crié ou non crié : A bas les généraux. Les images étaient peu nettes.

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*     *

7-8 février 1904 (écrit au réveil le matin. Rappel de souvenirs difficile).

(Il me semble, dès que je l'écris, qu'il y a souvenir d'un rêve qui remonte à trois ou quatre jours. La nuit même où je l'avais eu, j'avais songé à l'écrire, sans le faire — Peut-être le même rêve s'est-il présenté cette nuit, mais je ne le crois pas.)

Je suis dans un salon, le salon des Betruie, je crois. Il y a cinq ou six personnes, surtout des jeunes filles, des dames. Quelqu'un (M. Betruie ?) me dit : "Maintenant, allez vous mettre de côté, dans cette galerie, on va dire du bien de vos yeux." Je le savais à l'avance, même avant que B. me parle, je connaissais ce qu'il allait me dire. Je vais donc me mettre à l'écart dans une petite galerie noire, sur une banquette.
J'écoute la conversation.
(Ici un vide très long.)
Le salon des B. toujours. Beaucoup de jeunes gens qui jouent à un jeu, combinaison de ping-pong et du bilboquet. Ils cassent un peu tout. Ils mettent les buffets en désordre.

J'avais gardé un excellent souvenir des Bétruie. Une jeune fille russe que j'y avais vue m'avait beaucoup plu. J'ai pensé, je crois, qu'elle devait trouver mes yeux jolis. Il m'est resté de tout cela une impression d'inachevé. Je n'ai pas revu les Bétruie depuis ce jour. J'avais à peu près promis à la jeune fille de lui envoyer une adresse et je ne l'ai pas fait.

Vers la fin, il y a évidemment souvenir de ce qui se passe chez nous lorsque nous jouons au ping-pong.