aller directement au contenu principal
Tableau de Paul Klee

Réserve sur un point

Jean Paulhan

Si Freud ne voulait être qu'un moraliste (ou bien un guérisseur, cela revient au même), je supporterais mieux certaine déception que me donne sa doctrine : c'est où il s'agit du mouvement propre de sa pensée.

*

L'obsession d'une jeune fille consiste à empêcher à grands soins l'oreiller de toucher le bois de son lit. Or, Freud remarque d'abord que le bois est, pour cette jeune fille, mâle et l'oreiller femelle — puis, que le bois lui représente son père et l'oreiller sa mère — enfin, qu'amoureuse en secret de ce père, elle se figure en séparant l'oreiller du bois accomplir une action magique, propre à empêcher ses parent de s'unir.

Bien. Freud cependant révèle à la jeune fille, ou l'amène à découvrir cette pensée : inceste, jalousie. Aussitôt l'obsession disparaît ; son obscurité seule la maintenait.

(J'admets sans réserves, pendant qu'il en est temps, que la psychanalyse guérit. Pourtant, il semble que la docilité soit ici sujette à des modes ; et l'attachement enfin des malades à leurs manies ou obsessions — cet attachement que Freud sait décrire — pourrait les conduire, d'ici peu, à découvrir contre cette psychanalyse un système de défense précis et aussi universel que les singuliers mots symboliques dont ils usent tous, ne les ayant pas appris).

*

Tel est, à peine simplifié, le cas type de l'observation freudienne. Que prouve-t-il ? Que l'oreiller, le bois de lit, dit Freud, s'expliquent par la pensée antérieure de l'inceste ; ils sont le langage que tient cette pensée refoulée.

Cependant observons à présent le jeune fille et Freud avec le même détachement que Freud faisait la jeune fille. Cette jeune fille sans doute, traitée suivant la méthode psychanalytique, arrive peu à peu à composer l'idée de son amour incestueux. Cette idée, chez Freud abstraite et formée par avance, ce n'est qu'insensiblement qu'elle l'extrait de son obsession et la forme des matériaux de cette obsession. Il ne s'agit point d'inceste en général, mais de son inceste à elle et tel qu'il lui rende compte d'abord de sa gêne, de son horreur, du bois et de l'oreiller. Il s'agit d'un inceste qui est un progrès de ce bois et de cet oreiller, qui les suppose, qui est expliqué par eux, loin qu'il les explique. Quand Freud cependant dit que c'est par l'idée de l'inceste que tout a commencé, que fait-il, que placer dans la jeune fille son idée à lui-même, savante et abstraite — et vouloir qu'une démarche réelle de la pensée ressemble à l'explication qu'en découvre un savant.

D'ailleurs, où découvrir cette idée ? "Dans l'inconscient", répond Freud. C'est dire peu. Du point de vue de la pensée qui se connaît et se pense (faut-il devoir parler ainsi ?), l'oreiller explique l'inceste, non l'inceste l'oreiller. Et les serpents, ballons, ou coutelas de rêve pourraient bien rendre compte de la verge, non pas la verge des serpents, ballons ou coutelas.

*

— Mais, dit le psychanalyste, la jeune fille guérit ?
— Et ne peut-on guérir aussi bien par le progrès d'une idée actuelle que par le retour d'une idée cachée ?
— Mais puisque tant de rêves et de délires expriment les mêmes préoccupations ?
— Le tout est de savoir s'ils les expriment au sens où l'on dit qu'un mot exprime une chose, ou bien au sens où l'on dit qu'il exprime une pensée. L'on a pu admettre qu'une tension artérielle basse disposait au remords — et, si l'on veut, que le remords traduisait cette tension artérielle : il n'eût pas fallu en conclure que se dissimulait quelque part dans l'esprit une idée de la tension artérielle. Qu'un jeu de mots de nous trompe pas.
— Mais s'il était utile à la guérison que la jeune fille reconnaisse avoir eu, pour commencer, l'idée de l'inceste ?
— Sans doute. Si Freud ne veut être que moraliste, ou guérisseur, je me tais. D'ailleurs, je me défends bien de choisir entre les deux explications. Seulement, elles sont toutes deux possibles, je suis inquiet de voir que Freud ne les aperçoit pas ; je préfèrerais qu'il ne tînt pas obstinément ses malades pour des savants dévoyés.

Enfin l'on peut aussi supposer, sans invraisemblance, que l'idée impartiale et complète de la verge ou de l'amour incestueux est la chose du monde la moins partagée, qu'il est plus difficile à l'homme de se représenter cet amour qu'un oreiller, et cette verge que les serpents, ballons, couteaux et autres objets de même forme, que le monde nous prête.

(Texte paru dans Le Disque Vert, 2ème année, 3ème série, 1924, consacré à Freud et la Psychanalyse)