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la nouvelle revue française

Présentation de la NRf au Club du Faubourg

Jean Paulhan

Naturellement, à la N.R.F., nous sommes les dernières personnes du monde à pouvoir parler de la littérature en général et de notre revue en particulier. Nous sommes dedans. Nous y sommes comme un poisson dans son bocal, nous ne la voyons pas.
Si l'on vous demande pourquoi vous êtes contents de la civilisation, pourquoi vous préférez être civilisés que sauvages, vous répondez des bêtises : que c'est à cause du téléphone, et de la radio et du Club du Faubourg. Et bien entendu, ça n'est pas vrai. S'il n'y avait pas des raisons plus sérieuses — exception faite, bien entendu, pour le Club du Faubourg —, ça ne serait pas la peine d'être civilisé. Il y a des raisons beaucoup plus graves. Il y a, par exemple, la littérature. Mais comme nous sommes pris dans la civilisation, à l'ordinaire nous ne les voyons pas. Eh bien, je puis dire que nous sommes pris dans la N.R.F. Il se trouve que c'est pour nous une aventure très passionnante, que c'est une raison de vivre très suffisante. Et je vois très bien, en tout cas, pourquoi c'est une aventure passionnante.
C'est qu'il y a une différence du moins entre le civilisé et le sauvage : c'est que le civilisé sait qu'il est civilisé. Il le sait même tellement bien qu'il se demande tous les jours s'il ne ferait pas mieux de redevenir sauvage. Il s'observe, il s'étudie, il observe son caractère, son amour, ses aventures. Il se demande quelles sont ses raisons de vivre. Il lui arrive de les trouver. Bref, le civilisé est littérateur.
Je ne voudrais pas élever la voix, je ne voudrais pas prendre un ton solennel, mais nous savons tous que s'il y a eu des civilisations dans le passé, c'est qu'il y a eu des écrivains, c'est qu'il y a eu l'Odyssée et le Tao-tö king, et la Divine Comédie. Eh bien, nous appelons, nous aidons, nous servons par avance les écrivains capables de transformer la drôle d'époque où nous vivons : d'en faire une civilisation.
Il se peut très bien que nous soyons de petits nigauds et que nous nous trompions tous les jours. Mais nous servons une cause qui nous dépasse infiniment. Elle dépasse nos soucis et nos plaisirs. Et il se trouve par chance que même les erreurs, même une certaine sottise, même l'ignorance n'y sont pas inutiles.

1 Contre les politiques et les moraux

En tout cas, à défaut de distinguer ce que nous voulons, nous distinguons très précisément ce que nous ne voulons pas. Par exemple, je vois clairement ce qui nous sépare d'une revue moraliste ou politique, comme Esprit ou Les Temps modernes.
On peut lire, sur la couverture des Temps modernes, une curieuse déclaration : c'est que la revue n'accepte pas les manuscrits des condamnés à mort ni des indignes nationaux. C'est une déclaration un peu étonnante. Je n'ai pas une sympathie particulière pour les indignes nationaux. Mais enfin, je ne vois pas du tout pourquoi il n'arriverait pas à un indigne national d'écrire un très beau poème, ou un roman passionnant. Je le vois d'autant moins que la littérature est un peu comme tous les travaux de patience : ça se fait très bien dans les prisons. Il faut qu'un auteur réfléchisse tranquillement. Il faut qu'il s'interroge avec patience sur sa condition d'homme, sur ses raisons de vivre. Il faut qu'il ne soit pas dérangé tout le temps par son métier, par sa femme, par ses enfants, par les soucis d'argent, par la radio des voisins. Quand on y songe, on se demande comment il peut être possible de faire de la littérature ailleurs que dans les prisons.
D'ailleurs, Sartre s'en est franchement expliqué. Il a déclaré, dans le manifeste des Temps modernes, qu'il était bien décidé à n'admettre que les écrivains qui partageraient ses idées : les écrivains existentialistes. Or il suppose qu'un condamné à mort ne peut pas être existentialiste. C'est son droit, et il n'y a rien à dire là contre.

Il n'y a rien à dire, sinon peut-être ceci : c'est que les honnêtes gens ont de tout temps entendu par littérature ou par poésie, non pas du tout les œuvres de propagande ou de publicité, ou de vulgarisation — quand bien même il s'agirait de vulgariser la philosophie la plus intelligente du monde —, non pas du tout la littérature dans le sens où l'on parle de la littérature de l'Urodonal, ou de la littérature des médicaments de l'abbé Chaupitre. Non, mais tout au contraire des œuvres librement écrites, et librement pensées. Des œuvres joyeuses et sans contrainte, qui permettent à chacun de se faire son opinion sur le monde au lieu de la lui servir toute faite. Des œuvres qui changent le monde à nos yeux. A peu près comme un nouvel amour transforme pour nous la valeur et le sens des choses du monde, et même des hommes et des femmes. C'est tout le contraire de la vulgarisation. C'est le contraire des prospectus pharmaceutiques et des cours du soir.

2 Contre les ouvrages plaisants

Il y a un point cependant sur lequel nous nous séparons (à regret), je le crains, de l'opinion commune. Mais il suffit d'un instant de réflexion pour s'apercevoir que c'est l'opinion commune qui a tort, et nous qui avons raison.
Vous connaissez tous La Parisienne, qui est une jeune revue très alerte et très vivante. Jacques Laurent l'a présentée dans un petit manifeste, où il disait que La Parisienne n'aurait qu'un programme : elle chercherait à plaire. Eh bien, elle y est très bien parvenue et il n'y a rien à dire là contre, sauf peut-être que c'est là un projet qui contient une certaine contradiction. Quels sont en effet les écrivains plaisants que groupe La Parisienne ? Nous l'avons su tout de suite : c'étaient, dès le premier numéro, Paul Léautaud et Marcel Jouhandeau, Audiberti et Cingria. C'est là un très bon choix. Ce sont en effet des écrivains qui plaisent, et qui méritent de plaire. Mais il y a un point qui m'embarrasse.
Depuis combien de temps plaisent-ils ? Paul Léautaud a commencé à écrire vers 1900, Jouhandeau vers 1920, Cingria vers 1910 et Audiberti vers 1930. Ils n'ont commencé à plaire qu'entre 1950 et 1953. Léautaud a dû quitter Le Mercure parce qu'il ne plaisait pas aux lecteurs : parce qu'il leur déplaisait même fortement. Et quand Cingria a commencé à écrire à la N.R.F., il y a eu une petite pluie de désabonnements. De sorte que La Parisienne aurait dû attendre, pour publier Léautaud ou Cingria, quelque chose comme quarante ou cinquante ans. On peut dire, sans blesser personne, qu'elle ne les aurait pas eus dans leur première fraîcheur.
Elle ne les aurait pas eus non plus dans leur plus grand mérite. Nous avons assisté, depuis trois ans, après une longue injustice, à l'apothéose de Gide et de Claudel ; une apothéose comparable à l'apothéose de Voltaire lors de Zaïre. Mais enfin Zaïre n'était pas ce que Voltaire a fait de meilleur ; et Christophe Colomb et Les Caves du Vatican sont certainement ce que Claudel et Gide ont écrit — sinon de plus médiocre — de plus faible.
La raison n'en est pas difficile à voir : c'est qu'un écrivain qui compte apporte avec lui ses mesures personnelles, et c'est comme si la littérature recommençait avec lui. Il les apporte si bien qu'il commence par embarrasser tout le monde, et la beauté n'est pas plaisante : elle a d'abord quelque chose de redoutable et de gênant. Pour découvrir un monde nouveau, pour y croire, il faut d'abord laisser tomber le monde ancien. Cela ne se fait pas sans risque et sans gêne. Et l'on sait aussi que les femmes, pour qui nous aurons plus tard une grande passion, commencent par nous paraître extrêmement déplaisantes. C'est un peu la même chose qui se passe en littérature.

3 Contre les littérateurs de métier

Il me reste à dire le plus difficile. Naturellement, je crois que pour bien servir les Lettres il faut commencer par les séparer impitoyablement de tout ce que nous sommes trop portés à confondre avec elles : de la politique et de la morale et même du plaisir et du charme. Mais il faut encore les distinguer de la littérature elle-même.
Car il est extrêmement tentant de se dire : bien sûr la littérature n'est pas la morale, ni le simple plaisir. C'est une spécialité. C'est une activité à part et tout à fait autonome, qui a ses lois. Et pourvu que ces lois soient éprouvées et respectées et que l'on raffine même sur elles, on fera des œuvres valables, et tout à fait dignes d'admiration. Il y suffisait bien d'un peu d'intelligence et de méthode. C'est là ce qu'on a appelé l'art pour l'art. C'est aussi là ce que disaient jadis des revues aussi raisonnables que Le Mercure ou La Revue des deux mondes. C'est en tout cas ce qu'elles faisaient. C'est extrêmement tentant, oui. Et pourtant, il faut avouer que c'est faux. Il est très vrai qu'il y a, dans un roman comme dans un poème, des règles et des lois, et même des procédés. Et peut-être même dans l'écrivain la sorte de cynisme qui le fait se contenter de lois et de règles. Encore faut-il qu'il ne commence pas par ces lois et ces règles : qu'il les découvre à la fin, et tout innocemment : qu'il soit surpris lui-même de les découvrir.
Je ne dis pas de mal des gens de métier. Il en faut. Il y a des moments où l'on est bien content de les trouver. Quand vous avez huit heures à passer en chemin de fer, vous êtes bien content de rencontrer un roman de M. Dekobra ou de M. Van der Meersch, ou encore un roman détective. Tout ce que je dis, c'est que le métier ne suffit pas, et que la littérature est une chose trop grave pour qu'on la laisse faire aux littérateurs.
Elle n'est pas comme la cuisine ou la médecine, où l'on fait appel aux spécialistes. Elle serait plutôt comme l'amour où les professionnels font un peu figure de marrons ; où ils ont toujours quelque chose d'un peu louche. Si malins et bien renseignés qu'ils soient. D'autant plus qu'ils sont mieux renseignés.
Oui, il s'agit pour nous de défendre quelque chose qui ressemble à l'amour. Et comme l'amour, c'est chose qui se rencontre aussi bien chez les petits garçons et les filles de la rue et les poètes du dimanche que chez les savants et les grands intellectuels. Il arrive à des gens tout à fait naïfs et incultes, et même à des fous, de tomber juste du premier coup ; d'attraper tout naturellement cette sorte de révélation, après laquelle courent les gens de métier.

Conclusion

J'ai dit que nous nous appliquions de notre mieux à servir la littérature. Eh bien, je crois que servir la littérature, c'est d'abord cela : c'est la séparer impitoyablement de tout ce qu'on est trop porté à confondre avec elle : la morale et la politique, la littérature de charme et de sensation, et jusqu'à la fausse littérature qui s'admire elle-même et se prend pour idole. Mais je voudrais dire encore ce qui nous rapproche de toutes les autres revues : ce que nous avons de commun avec elles. Et par là de différent d'avec tous les livres.

C'est qu'un livre est une œuvre accomplie, qui a son commencement, son milieu et sa fin. Il se suffit à lui-même. Et pour peu que ce soit un bon livre, l'univers y passe. Il nous fournit des clefs pour toutes les choses du monde. Bref, il donne fortement à son lecteur le sentiment que la littérature est un événement qui s'est passé une fois pour toutes — de sorte qu'il n'y a plus qu'à l'apprendre ou à l'imiter.
Mais dans une revue, c'est tout différent. On y voit la littérature qui se forme et s'invente et tâtonne entre mille dangers. On y prend part. On s'y reprend à plusieurs fois. C'est qu'une revue n'a de prix que si l'on y voit, à côté de quelques auteurs consacrés (comme on dit), de jeunes écrivains qui recommencent la littérature à leurs risques et périls. On y voit les Lettres à l'état naissant. On a envie de se porter à leur secours. On sent très bien que l'entreprise est difficile, et qu'elles ont besoin d'être aidées.
Voilà ce que je voulais vous dire depuis le commencement : c'est que nous avons besoin, plus encore que de lecteurs, de conseillers et d'amis. Ou plutôt que nos lecteurs ont en général une surprise, ou mieux nous en font une : ils deviennent très vite nos amis et nos collaborateurs. Et quand bien même nous ne gagnerions ce soir qu'un seul ami, je pense que nous n'aurions pas perdu notre temps.

1953