Petites notes pour les amateurs de bridge
Jean PaulhanA propos de morale
A ce goûter de famille, où l'on fête les quinze ans de je ne sais quelle cousine, un parent inconnu m'aborde, et me tient des propos élevés : sur l'éducation des enfants (qu'il faudrait avertir un an à l'avance, prétend-il, des projets que l'on forme à leur propos) ; sur l'immoralité qui sévit, hélas, de nos jours ; en particulier chez les garçons ; en plus particulier dans la classe de sixième ; en tout à fait particulier, dans la classe de sixième du lycée Condorcet. Moi, je tâche d'être à la hauteur. Puis nous nous séparons.
Renseignements pris, il s'agit du seul contrebandier que contienne une famille — la mienne — dans l'ensemble plutôt honnête et même, par places, délicate. Vous allez me dire qu'il ment. Pas du tout : il est simplement probable qu'il éprouve plus vivement qu'un autre, et pour cause, la nécessité de la morale.
Ainsi des écrivains. Je vois qu'on reproche couramment à tel ou tel — mettons Sartre ou Zola — l'ordure et le bain de boue, où il commence par plonger ses héros. Moi, je me sentirais plutôt inquiet de tout le poids de morale qu'il va employer à les repêcher d'aussi bas. L'Assommoir a certes sa grandeur ; il a aussi ses faiblesses, dont la pire est qu'il appelle déjà le pénible Travail, l'accablante Fécondité.
A l'occasion de cette petite fête, je me suis remis au bridge. Ça été l'occasion de faire deux ou trois remarques, plutôt inquiétantes.
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Un langage en progrès
C'est que le langage du bridge, en passant du plafond au contrat, s'est perfectionné d'autant, peu s'en faut, qu'il avait fait du whist au plafond. Un joueur peut maintenant déclarer, en quatre ou cinq annonces, le détail de ses cartes, au point qu'il devient courant d'entendre demander un petit, ou un grand chelem.
Moi, je veux bien. Mais prenez garde que tout jeu repose d'abord sur une part d'incertitude et d'invention, d'hypothèses, bref de génie. Le jour où votre langage sera parfait, le bridge se trouvera remplacé par un calcul précis. Vous n'aurez plus qu'à mettre cartes sur table ; et j'observe déjà que le jeu du coup, sans avoir le moins du monde changé, se trouve, au contrat, plus machinal, moins amusant qu'il n'était au plafond.
(Ainsi des langues internationales. Vous vous étonnez de les voir l'une après l'autre, l'esperanto, l'ido et le reste, s'évanouir. La raison est bien simple : c'est que pas un inventeur n'a encore songé à y ménager le défaut, — erreurs, baroqueries, confusions, fausses étymologies — qui les rendraient amusantes, et les ferait durer).
L'autre remarque est plus inquiétante encore. Je ne la dirai qu'avec précaution.
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Autre sujet d'inquiétude
Dans l'ancien bridge, le bonheur et le malheur avaient même tarif : une levée de mieux que la demande, c'était cent points de gagnés. Une levée de moins, cent de perdus.
La marque Beaulieu était déjà venue changer tout cela. Le démérite devenait plus grave, plus sensationnel, que le mérite ; cinquante seulement pour la levée inattendue, cent pour la levée manquée. Cela pouvait être l'effet de la philosophie moderne, qui est sombre.
Mais avec le contrat, la déception va bien plus loin. La levée de plus ne vaut guère que vingt ou trente, suivant le cas. Parfois rien du tout. La levée de moins, c'est tout de suite cent, deux cents ou trois cents points. Bref, le langage du jeu est parvenu à un point de perfection tel que le joueur n'est pas moins coupable — et ne doit pas être moins déçu — pour avoir trop peu attendu de son jeu que pour en avoir trop espéré. Où l'on voit qu'un langage parfait convient mieux aux punitions qu'aux récompenses.
Sans doute est-ce aussi là l'une des raisons qui nous font délaisser assez vite les langages parfaits : c'est que nous avons la faiblesse de préférer les récompenses. Et je ne donne pas cing ans de vie au contrat.
Quant à revenir au plafond, il y a peu de chances. D'abord il y faudrait commencer par former sur le langage des idées plus justes. Puis le plafond avait bien ses faiblesses : par exemple, une demande d'un trèfle (américain) et un contre (non moins américain) qui déjà voulaient trop dire.
La dernière remarque est plus générale.
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Curieux bavardages
Par ailleurs, le bridge-contrat (comme le plafond) m'a paru être le lieu d'une pénible mésentente. Tant que les joueurs se bornent à annoncer (sèchement) : « un trèfle — Je passe — Un sans-atout... » il n'y a rien à dire. Le malheur est qu'ils ne se retiennent guère d'ajouter, par exemple :
Je passe, pour le moment.
Je dirai modestement un carreau.
Je ne contre pas, par pure bonté d'âme.
Bridge signifie silence (ce qui n'est d'ailleurs pas vrai).
Tu as joué comme feu Bridge (ou feu Pied, ou feu Ballot, suivant le cas).
Cinq mille Anglais se sont noyés dans la Tamise (ou ving mille ou cent mille).
Il y a deux méthodes. (Il semble de règle d'ajouter après quelques instants: la bonne et la mauvaise).
Bien entendu, il arrive qu'il n'y ait là qu'une simple tricherie, analogue aux moues, grimaces ou sourires dont le joueur agrémente parfois ses déclarations. (Tout au moins en famille, parce que la famille, dans ces cas-là, a appris à ne pas se plaindre).
Mais je ne m'occupe que du cas où ces petites plaisanteries sont faites tout naivement. Eh bien, voici alors ce qui arrive.
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D'une horrible mésentente
C'est que le bavard (moi-même, à l'occasion) ne se tient pas de joie. Il se dit, à peu près : « Ah, ah, voilà qui n'est pas mal. Voilà qui est fin. » Il a l'impression délicieuse de s'entretenir avec soi, sans qu'il soit trop besoin de mots. Il est ineffable et pourtant il s'entend très bien. Quelle joie ! Il glisse en esprit, il survole voyelles et consonnes, mots et phrases. Ne l'arrêtez pas !
Bien. Mais l'autre joueur, qui l'entend, se dit au contraire « Joue donc, au lieu de parler. Ne fais pas le malin. Encore avec ses mots, ses manies, son chiqué. Tu me cours. Je l'attendais, celle-là ». (Ça c'est le pire. Rien ne semble plus méprisable, rien ne semble plus phrase, qu'une phrase qu'on attendait.)
« Et puis quoi ? » dites-vous. Moi, ça me parait tout simplement un abîme. Comment ! Si vous disiez puce et que votre voisin comprit éléphant, fleuve et qu'il comprît tête de veau, vous crieriez à l'incompréhension ! (Bien qu'il y ait tout de même un certain rapport entre la puce et l'éléphant). Mais vous parlez chose, et il comprend mots ! Vous parlez nuances, pensée intime, sentiments délicats, et il entend voyelles et consonnes, phrases, mots. C'est pire. C'est pire que c'en est effrayant.
Je préfère ne pas insister sur ce sujet pénible.
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Le petit goûter de famille s'est achevé sans autres incidents.
(Paru dans Les Cahiers du Sud n° xxx, 1er septembre 1947)