Peindre en Dieu
Jean PaulhanGeorges BraqueBraque n'a pas été seulement l'ami inflexible et bon, le peintre grand entre les grands peintres, qui désormais nous manque. Ses tableaux ne lui fermaient pas la vue, il avait devant les yeux la peinture, et autre chose que la peinture.
Les cubistes n'étaient pas des peintres qui dessinaient des cubes – ou des sphères ou des cylindres. Ils étaient les premiers peintres depuis la Renaissance à négliger dans leur composition cubes, sphères et cylindres.
Ouvrez n'importe quel traité de perspective, qu'il soit renaissant, classique, romantique. Vous y lirez d'abord que l'artiste qui veut mettre la femme, l'arbre ou le cheval dans une juste perspective doit commencer par les enfermer dans des cubes, dont les lignes serviront à son dessin de guides et de modèles. Ensuite viendront les couleurs. Ainsi se compose de pièces et de morceaux le monde que vous vous proposez de rendre, et d'interpréter. Mais les cubistes renversent l'ordre admis.
C'est le 15 septembre 1912 que Braque invente la machine à voir, qu'il cherchait avec Picasso depuis cinq ans : Le papier collé, analogue aux machines à perspective de Brunelleschi ou de Dürer. Or la peinture moderne tout entière sort de cette enfantine, de cette misérable invention. C'est d'elle que procède tout l'art de Juan Gris ou de Léger. C'est à elle encore que Matisse, Klee, Max Ernst ou Jean Dubuffet viendront demander le nouvel élan, et la justification qu'ils recherchent.
Enfantine. Que découvraient donc les Cubistes ? C'est qu'il suffisait, pour faire de l'espace, d'un papier de couleur que l'on collait sur un autre papier. Remarquez que l'on eût pu faire la découverte à moindres frais : la plus simple tache de couleur posée sur une toile blanche donne aussitôt le sentiment qu'elle avance, tandis que la toile recule. Mais le galon de tapisserie, dont Braque s'était servi ce jour-là, portait une autre preuve.
Car ce galon représentait une chaîne de rose, peinte, comme il est d'usage, suivant toutes les règles de la vieille perspective. Or il sautait aux yeux que cette vieille perspective, sitôt confrontée à la nouvelle, ne tenait pas le coup, s'effondrait, cédait la place à un espace brut, si étrange, si anormal qu'il fût.
Ici l'on me dira que l'expérience était hasardeuse. Bien entendu ! Qu'elle eût fort bien pu échouer. Certes ! Et nous la voyons tous les jours échouer, chez quelque lointain disciple de Braque. Mais enfin, le fait est qu'elle n'échoua pas ce jour-là. Ni dans les années qui suivirent, où Braque et Picasso achevèrent de substituer à l'espace rigoureux, à l'espace « à coup sûr » des Renaissants, une nouvelle étendue hasardeuse, imprudente à laquelle personne ne se fût attendu. La peinture avec eux courait son aventure. Tels sont les droits, telle est la démarche du génie.
(Les meilleurs fêtes aussi sont les plus imprévues – et que ce serait la peinture, si elle n'était pas une fête ?)
Quels étaient les traits, quelle était la nature du nouvel espace ? C'est qu'il se trouvait être, plutôt que mathématique, purement sensible. Au lieu que le dessin y précédât la couleur, couleurs et dessin, matière et forme y marchaient de pair, ne formant qu'un seul élément sans couture ni lacune. Bref, un espace proprement pictural, dont on n'eût même pas songé à dire qu'il servait la peinture. Cet espace risqué, hasardeux, venu d'avant la raison, était la peinture même. Et qui n'aurait le sentiment, devant les toiles de Braque, que le peintre ne s'est contenté que de l'essentiel.
Car Braque n'est pas seulement le grand peintre que chacun reconnaît. Il figure assez exactement un état de notre réflexion et de notre vie.
Langevin disait : « Le calcul tensoriel connaît mieux la physique que le physicien lui-même. » Et Braque a pu dire : « la peinture connaît mieux les tableaux que le peintre. » Qu'est-ce là et que veulent-ils nous faire entendre ? Ceci, sans doute :
Les maîtres de l'art nous ont enseigné de tout temps qu'il n'était qu'un moyen d’introduire la lumière dans une toile : c'est de commencer par y mettre des ombres. Ainsi n'est-il point de pensée claire qui n'ait sa part obscure et mystérieuse.
C'est à ce mystère que font allusion les croyants qui parlent d'aimer en Dieu, de vouloir en Dieu, d'agir en Dieu. Braque n'éparpille pas le mystère, il l'affronte d'abord et fait largement place à la part obscure. C'est d'où vient l'éclatante, la pure clarté de son œuvre, et le plus simple qu'il faille dire de lui est qu'il sait peindre en Dieu.
Il peut être utile, pour comprendre le contexte de l'époque, de lire cette réponse de Jean Paulhan à un article du critique Guermantes dans le Figaro, à propos de la mort de Braque :
Guermantes se plaint dans Le Figaro (23-IX), sous ce titre, que les honneurs rendus à Braque aient dépassé la juste mesure. (...)
Je crains que Guermantes, charmant chroniqueur mondain, ne connaisse assez mal l'œuvre et la vie de Braque. Matisse n'a jamais dit "ces petits cubes...". Braque n'a jamais peint de cubes. Il n'a jamais non plus "emprisonné un grand oiseau dans ses natures mortes" : il a peint des oiseaux, et il a peint aussi des natures mortes, c'est tout. Non, les "créatures vivantes" ne sont pas absentes de ses toiles ; Guermantes ignore-t-il donc les Canéphores, les Déesses, les "Jeunes Filles à la bicyclette" ? Les papiers-collés n'ont rien de commun avec les trompe-l'œil ; le trompe-l'œil cherche à donner l'illusion de la réalité, le papier-collé prouve que le peintre n'a pas à se soucier de la réalité. Ni Picasso, ni Braque n'ont jamais vu un "divertissement" dans ce papier-collé, mais (disait Braque) une "justification". C'est tout le contraire. Ainsi du reste.