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couverture de la revue Le Spectateur

De quelques remarques qui ne peuvent manquer de favoriser l'observation d'une dispute

Jean Paulhan

Article paru dans Le Spectateur, n° 35, mai 1912

L'on peut appeler dispute toute opposition active, tout débat, qu'il soit mené à coups de poing ou à coups d'arguments ; c'est de la dispute réfléchie, raisonnée, de la discussion, pour ce qu'elle est plus fréquente à la fois et d'observation plus facile, que nous traiterons ici.

De deux genres d'opinions qu'il convient, tout d'abord, de négliger.

Quelques idées voisines, compagnes habituelles ou rencontres de hasard, obscurcissent et cachent parfois l'idée d'une dispute. Nous nous appliquerons à écarter celle qui s'attache seulement au résultat de la dispute, puis celle qui veut, avant tout, considérer le degré de conviction des adversaires.
L'on dit : « De la discussion jaillit la lumière. » L'on dit aussi : « Une discussion ne mène jamais à rien."
C'est un lieu-commun que : « A quoi bon discuter ? Ce n'est pas ça qui change les idées de personne. » Un autre lieu-commun répond : « Oui, mais ça sert à fortifier chacun dans son idée. »
Pour contradictoires qu'ils semblent, ces lieux-communs, et bien d'autres, sont fondés sur une appréciation pareille de la dispute : elle est que cette dispute a un but, ou tout au moins un résultat, et qu'il faut la juger d'après ce résultat : s'il paraît utile, la dispute reçoit des éloges, — et des critiques dans le cas contraire. L'on ne connaît sa valeur que dès l'instant où elle est terminée.
C'est là une conception fort commune : elle apprécie la dispute, comme nous faisons de la plupart des choses, pour son utilité immédiale.
Cependant, comme nous désirons étudier la discussion pour elle-même, il nous peut être fort indifférent qu'elle soit « heureuse » dans ce cas, et « malheureuse » dans cet autre. Ainsi le naturaliste ne tient guère compte de la distinction courante des animaux utiles et des animaux dangereux.
L'on peut aller plus loin. L'idée utilitaire de la dispute risque de nous conduire à quelques erreurs. Elle n'apprécie une discussion que dans la mesure où cette discussion se supprime elle-même et se hâte vers sa fin. Elle préférerait que « tout le monde soit d'accord », la dispute, « qui fait perdre du temps », deviendrait ainsi inutile. Le discutant habile est pour elle, non pas celui qui connaît l'art de prolonger une dispute, mais celui qui sait, ayant « cloué » son adversaire, l'arrêter. Elle juge la dispute comme un futur héritier peut juger l'oncle à héritage qu'il ne connaît pas, n'estimant en lui que ce qui le conduit à sa fin : la sobriété lui paraît alors un vice, et l'ivresse une vertu.
Cependant l'ami qui se réjouit de la conversation de cet oncle, ou le domestique qui reçoit de lui ses gages, sont d'avis différent. Et toutes les fois que nous voudrons connaître une dispute, nous estimerons aussi ce qui la fait durer, ce qui l'enrichit et la rend plus complexe. Que si la faiblesse ou l'indifférence de l'un des adversaires l'arrête brusquement, nous regretterons ce dont l'opinion commune se réjouit.
Il est une seconde idée de la dispute, en apparence différente de celle que nous venons de critiquer, et qui considère le degré de conviction des adversaires. Nous l'écarterons comme la première, parce qu'elle mêle, pour un but pratique, des faits de natures diverses. L'on dit : « A quoi bon discuter avec lui ? Il ne croit pas un mot de ce qu'il raconte. » Ou bien : « Si j'étais seulement sûr que vous pensez ce que vous dites, je vous montrerais bien que vous vous trompez. » Ou encore : « Tu ne vois donc pas qu'il te fait marcher ! » Lieux- communs qui supposent tous cette opinion : une dispute n'est utile, et il ne vaut la peine de la soutenir, que si les deux adversaires sont également convaincus dans la croyance qu'ils défendent.
D'autres lieux-communs, se fondant sur la même opinion, veulent apprécier la conviction du point de vue des arguments employés, ou ces arguments du point de vue de la conviction : « Il discute trop bien : il ne doit pas croire un mot de ce qu'il dit. — Il discute trop bien : il faut qu'il soit rudement convaincu. — Comme il discute mal ! Et pourtant, il est très convaincu. - Ça ne l'intéresse pas : aussi vous comprenez qu'il ne se donne pas la peine de bien discuter. »
La fragilité même des rapports affirmés nous conduit ici à quelque méfiance. Il semble que l'on puisse, étant sincèrement convaincu, discuter bien ou mal, et cela pour des raisons tout à fait étrangères à la nature même de la croyance. D'autre part, il est possible, étant donnée une même discussion, de l'imaginer conduite par deux adversaires convaincus, ou sceptiques ou par un discutant convaincu contre un discutant sceptique. L'opinion qui veut voir dans l'argument l'expression d'une croyance nous est donc au moins inutile. Peut-être est-elle dangereuse. Elle restreint le champ de notre observation, en affirmant que la dispute est seule valable qui s'accompagne de convictions égales. Cependant,il est bien d'autres disputes : elle voudrait les empêcher de naître, comme la première opinion les voulait toutes terminer au plutôt. Elle conduit à distinguer des disputes utiles et inutiles ; elle n'est, à cet égard, qu'un second aspect de la première opinion : la sincérité, la foi plus ou moins véritable des adversaires n'intéresse que dans la mesure où l'on espère la voir modifiée par la discussion. Dire : « Je suis sincère : je ne suis poussé par aucun intérêt » revient à ceci : « Si vous me donnez de bonnes raisons, je puis me laisser convaincre. » Et ce lieu-commun : « Ne discute pas avec lui ; il ne croit pas ce qu'il dit » signifie : « Tes arguments n'auront sur lui aucune prise ; votre discussion est inutile. » La seconde conception de la dispute se fonde ainsi sur le même point de vue d'utilité immédiate que la première ; elle nous peut conduire aux mêmes erreurs.

* * *

Où l'on recherche ce que doit être une discussion parfaite.

Je suis assis sur un fauteuil, et je lis un roman ; cependant j'ai l'intention ferme de me lever quand j'aurai terminé ce chapitre : j'irai m'asseoir près de la table, et, ayant pris une feuille de papier à lettre, j'écrirai une réponse à l'invitation que j'ai reçue hier. Une heure a passé, et je lis encore le même roman. Je n'ai pas écrit la réponse, qui était pressée. Je n'ai pas quitté ma lecture, ni cherché le papier à lettre, et je me dis que j'ai eu tort d'agir ainsi. Dans l'intention comme dans le regret, je me représente l'acte : écrire une réponse, comme étant un ensemble complet. Je n'imagine point que le papier ait disparu, ou que je ne trouve point les mots par quoi il convient de répondre. Et une telle représentation est la raison même de mon intention, de mon regret : elle leur donne un sens et une base.
Nous avons coutume de penser un acte parfait - je veux dire : répondant, en tous ses détails, à l'intention de l'homme qui agit —. Ce modèle idéal nous permet de préparer les actes futurs, de juger les actes accomplis. Et, tant qu'il s'agit de faits très simples, ou notre personnalité seule est en jeu, nous n'avons point de peine à l'imaginer. Cependant, dès que nous nous trouvons en présence d'un événement plus complexe et supposant l'intervention d'une personne étrangère, notre conception d'un acte parfait devient trouble et confuse : ou bien elle s'applique seulement aux actions que nous projetons, négligeant celles que veut tenter notre adversaire, et se trouve incomplète. Au moment de commencer une discussion, nous songeons à ces deux évènements possibles : ou bien nous parviendrons à convaincre notre adversaire, ou bien nous échouerons. Que lui-même puisse nous amener à partager sa croyance, ou seulement nous influencer, nous ne le prévoyons pas. Ainsi, qu'il s'agisse de nous apprêter à la discussion, ou, plus tard, de la critiquer, nous sommes dans une situation bien moins favorisée que nous ne l'étions tout à l'heure, au moment d'accomplir un acte très simple. Les remarques qui suivent n'ont d'autre but que de préciser ce que serait une discussion parfaite. A et B ont, l'un la croyance x, l'autre la croyance y. A veut faire partager à B la croyance x ; B veut faire partager à A la croyance y. Accordons-leur à tous deux de réussir : B aura dès lors la croyance x, et A la croyance y. De telle sorte que A voudra maintenant faire partager à B la croyance y, B voudra faire partager à A la croyance x. Nous ne pouvons leur refuser de réussir encore une fois. A obtient de nouveau la croyance x, et B la croyance y. A voudra donc imposer à B la croyance x et recevra de lui la croyance y. L'on ne peut imaginer une discussion parfaite autrement que comme étant un échange indéfini de croyances.
Nous ne cherchons ici qu'une méthode d'observation pouvant convenir à toute dispute. Et qu'il n'y ait jamais eu de dispute parfaite, au sens où nous l'entendons, il importe peu. Il convient cependant de préciser, et, en quelque sorte, de situer par un exemple les remarques précédentes.
Il nous arrive parfois, ayant un jour discuté avec un ami des qualités ou des défauts de telle personne, de nous apercevoir, à la rencontre suivante, que chacun de nous s'est trouvé convaincu par les raisons qui lui ont été données, et soutient l'opinion qu'il avait d'abord critiquée. Voici une discussion entre une mère et son fils, à laquelle nous avons assisté :
La mère : « Georges, veux-tu aller porter cette lettre à la poste ?
Georges. — Je travaille encore ; et d'ailleurs, je suis fatigué ; j'ai fait une grande course aujourd'hui.
- Georges, veux-tu y aller, je te prie. C'est une lettre pressée.
— Je t'assure qu'il m'est impossible d'y aller. Si elle était pressée, il fallait la faire porter plus tôt. »

(Un temps.)

Georges : « Donne-moi la lettre, tout de même. J'irai dans un instant.
La mère. - Mais non ; vraiment, j'ai peur que tu te fatigues. Et puis, j'ai réfléchi. Demain matin, j'enverrai un petit bleu. — Donne-la moi, j'irai tout de suite en courant. Cela me reposera de mon travail. — Tu te fatiguerais encore, comme le soir où tu as pris froid. »

(Un temps.)

La mère : « Eh bien, puisque tu insistes, la voilà. Seulement couvre-toi avant de sortir, et ne cours pas.
Georges. — Ecoute, maintenant je me suis remis à travailler. Pourquoi n'as-tu pas accepté tout-à-l'heure, quand je te l'offrais ?... »
Il serait facile de prolonger la dispute. Elle est essentiellement un échange d'opinions et de désirs. Elle prendrait fin aussitôt si cet échange, un seul instant, ne se réalisait pas.

* * *

Où l'on s'applique à distinguer les phases successives d'une dispute.

Si l'on veut appeler x cette opinion : G. doit porter la lettre, et y celle-ci : G. ne doit pas porter la lettre, la dispute précédente comprend trois phases :

Première phase

  • La mère soutient l'opinion x
  • Georges soutient l'opinion y.

Deuxième phase

  • La mère soutient l'opinion y.
  • Georges soutient l'opinion x.

Troisième phase

  • La mère soutient l'opinion x.
  • Georges soutient l'opinion y.

Ou bien l'on peut encore dire que l'une des deux opinions, x, était soutenue, à un premier stade par la mère, à un second stade par Georges, à un troisième stade par la mère.

Et, voulant apprécier telle autre dispute, nous dirons qu'elle est parvenue à sa cinquième phase : l'une des opinions mises en jeu atteignait son huitième stade, tandis que l'autre ne dépassait pas le cinquième. Nous possédons ainsi un principe très général, qui nous dus permettre de juger toute nouvelle discussion, et de la faire entrer dans un classement d'ensemble. Avec quelles réserves, nous voulons l'indiquer plus précisément.
L'on peut en effet nous faire cette objection: « Les discussions du genre de celle que vous citez sont fort rares : elles présentent quelque ridicule, et l'on sait fort bien les éviter. Lors même qu'un adversaire est parvenu à nous convaincre, nous n'en laissons rien voir, par amour-propre, et à plus forte raison n'usons-nous pas contre lui de sa propre croyance. Une dispute sur cent peut-être atteint la seconde phase, et une sur mille la troisième: un classement est-il utile, qui se fonde sur de telles exceptions.
« Je veux vous amener à mon opinion ; vous me résistez — sans même avoir d'opinion bien précise ; vous ne partagez pas la mienne, voilà tout. - Ou bien, et c'est le cas le plus fréquent, la discussion n'a aucun résultat : nos deux croyances, ou plutôt la mienne seule, qui était en jeu, en reste à son premier stade. Ou bien j'ai su vous convaincre, et ma croyance atteint son second stade. Je ne vois point qu'une dispute réelle conduise jamais beaucoup plus loin. »
Ces critiques se basent, pour la plus grande part, sur Les deux opinions relatives à la dispute, que nous avons d'abord voulu écarter. Elles paraissent supposer qu'une opinion seule peut être en jeu. La dispute serait pareille à un jeu de football, et cette opinion à la balle qu'un camp, à grandes poussées d'arguments, veut jeter dans les retranchements ennemis. Cependant il convient d'imaginer que le camp adverse a le même dessein. Et, de même, le discutant attaqué, en tant qu'il repousse la croyance offerte, a une opinion très nette et très positive et qu'il veut, lui aussi, faire accepter de son adversaire: c'est que la croyance ne lui convient pas, pour cette raison, et cette autre. Ainsi l'on serait conduit à évoquer plutôt l'image d'un jeu de grâces, aux deux cerceaux lancés dans le même instant. Elle ne peut non plus nous suffire : une dispute donne naissance à dix, à vingt opinions, à des opinions essentielles et à d'autres secondaires. Tout argument est une opinion : il affirme pour le moins que tel ordre de faits doit être considéré, et de telle manière. Et si le contraire nous semble parfois vrai, c'est que notre préoccupation du résultat de la dispute nous a conduit à simplifier à l'extrême cette dispute, à ne voir en elle qu'une opinion dont il est bien facile, dès lors, de dire si elle triomphe, ou si elle est vaincue. Vous me dites : A, royaliste, l'a emporté dans sa discussion avec B, qui était syndicaliste et s'affirme maintenant royaliste, tout comme A. Les mots ici vous trompent, et le désir de tout simplifier. B croyait d'abord à la nécessité des syndicats, et qu'un état révolutionnaire, qui renonce aux armements guerriers peut seul assurer la paix : il affirme maintenant qu'un roi saura mieux organiser les syndicats, n'ayant rien à redouter d'eux, et éviter la guerre, par la crainte qu'il inspirera. Ainsi ne renie-t-il rien de ses croyances premières. Cependant A, qui voyait d'abord dans la royauté une restauration de la religion catholique, et le développement plus intense de la vie provinciale, lui trouve maintenant ce même avantage du syndicalisme triomphant et de la paix. C'est lui qui s'est laissé influencer par B, bien plus que B par lui.
Mais ceci n'est qu'un exemple trop simple : une dispute met en jeu des opinions de détail plus nombreuses et ce sont ces opinions que nous voulons suivre à travers leurs divers stades. Vous dites: « Ou bien vous acceptez. cette opinion que je vous propose, ou bien vous la rejetez. » Cela est encore votre parti pris : vous désirez un résultat rapide, et vous voulez la dispute déjà finie. Il arrive en réalité que j'accepte votre opinion, non point entièrement mais avec quelques réserves, avec cette addition, avec cette restriction qui en change légèrement le sens; et, l'ayant ainsi modifiée, je vous la propose à mon tour. Et vous la reprendrez, j'en suis sûr, vous en ôterez l'addition, ou la restriction, et la ferez plus absolue — et ce sera déjà, pour cette opinion, le troisième stade. Vous dites qu'à prendre telle quelle mon opinion et à me la retourner aussitôt, vous sembleriez ridicule. Sans doute : aussi me la renverrez-vous seulement après l'avoir habillée a votre manière, et de sorte qu'elle soit peu reconnaissable. Direz-vous que c'est là de votre part simple concession, désir de mettre en lumière les quelques éléments de vérité que peut contenir ma théorie fausse, et peut-être ironie ? Mais il importe bien peu que vous croyez ou non à la vérité absolue des paroles que vous dites : peut-être les aurez-vous oubliées dans une minute, peut-être vous en souviendrez-vous toute votre vie. Dès l'instant où vous les avez acceptées, en les prononçant, elles sont devenues un élément de notre dispute, et de même dignité que tout autre élément. Je les reprendrai à mon tour : et elles parviendront ainsi à un nouveau stade, et le progrès de notre discus- sion sera que je me serve contre vous de l'opinion que vous venez d'émettre et que, tout à l'heure, vous m'opposerez de nouveau.

Où l'on critique, à la faveur des distinctions précédentes, une discussion d'Uranie avec Célimène

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Célimène : "Je suis encore en défaillance du mal de cœur que m'a donné la représentation de l'Ecole des femmes
Première phase
Célimène - La pièce donne un mal de cœur (Opinion A).
Uranie - Je fus hier à la pièce, j'en revins saine et gaillarde. Uranie - La pièce rend saine et gaillarde (Opinion B).
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Célimène : Peut-on, ayant de la vertu, trouver de l'agrément dans une pièce qui salit l'imagination et qui n'est pleine que d'ordure et de saletés ?
Seconde phase

Célimène - La pièce rend saine et gaillarde (Op. B) quand on n'a pas de vertu.
Uranie - Il faut que pour les ordures vous ayez des lumières que les autres n'ont pas. Uranie - La pièce donne un mal de cœur (Op. A) seulement quand on a des lumières singulières.
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Célimène : Toutes ces ordures sont à visage découvert : les plus hardis sont effrayés de leur nudité.
Troisième phase
Célimène - La pièce donne un mal de cœur (Op. A) même aux plus hardis.
Uranie - Pour moi, je n'y ai point entendu de mal. Uranie - La pièce rend saine et gaillarde (Op. B) et l'on ne doit pas y entendre de mal.
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Célimène : L'honnêteté d'une femme....
Quatrième phase
Célimène - La pièce rend saine et gaillarde (Op. B) la femme qui n'a pas d'honnêteté.
Uranie - L'honnêteté d'une femme n'est pas dans les grimaces : les sévérités mystérieuses et les grimaces affectées irritent la censure et tout le monde contre les actions de sa vie. Il y avait l'autre jour des femmes à cette comédie qui, par les mines qu'elles affectaient, firent dire de tous côtés cent sottises de leur conduite que l'on n'aurait pas dites sans cela. Uranie - La pièce donne un mal de cœur (Op. A) aux seules femmes qui veulent affecter la sévérité, et se plaisent aux grimaces.
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Célimène : La pudeur n'est-elle pas visiblement blessée par Agnès dans l'endroit où nous parlons ?
Cinquième phase
Célimène - La pièce donne un mal de cœur à tel endroit précis.
Uranie - Elle ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête. Uranie - La pièce rend saine et gaillarde (Op. B) en tel endroit précis.

Molière. La critique de l'Ecole des Femmes. Sc. III

Ces passages sont placés dans une discussion plus longue, dont il constituent la trame. Ils peuvent illustrer les remarques qui précèdent : l'opinion hostile à la pièce et l'opinion favorable s'y trouvent renvoyées, avec régularité, d'Uranie à Célimène et de Célimène à Uranie.
Dans la première phase de la dispute, cette simple affirmation : la pièce est plaisante, la pièce est déplaisante.
Dans la seconde phase, la même affirmation est justifiée, adaptée à un cas particulier : l'on explique son apparition par l'existence de tel trait de caractère - défaut — chez la personne qui l'a prononcée : « Si vous avez dit cela, c'est que vous êtes... »
Dans la troisième phase l'affirmation est encore justifiée, mais de manière différente : son apparition est maintenant expliquée par l'existence d'une qualité donnée chez le discutant : « Si j'ai dit cela, c'est que je suis... »
La quatrième phase est identique à la seconde, présentant cependant le défaut dont il s'agit comme fort commun et déjà reconnu par tous.
Enfin, dans la cinquième phase l'affirmation se trouve expliquée par l'existence de telle circonstance précise : « Si j'ai dit cela, c'est que... »
Tous ces essais d'explication, ces restrictions qui se joignent à l'affirmation première, à l'affirmation nue, sont les arguments. On les définirait : les aspects nouveaux que prend une opinion adverse, quand nous devons l'accepter à notre tour, dans cet échange continuel de croyances qu'est une discussion.
Il ne nous échappe pas qu'une pareille définition reste à quelques égards incomplète. On lui peut objecter que, fort souvent, l'argument est simplement l'aspect que prend, dès la première phase de la dispute, notre opinion propre : il ne peut être ici question d'échange.
Sans doute ; et cependant si nous éprouvons le besoin de présenter tout d'abord notre opinion sous forme d'argument, c'est donc que nous savons notre adversaire disposé à la rejeter, ou tout du moins, à lui apporter de fortes restrictions. Sans cela, nous la présenterions comme un simple fait. Notre argument est donc bien notre opinion première, mais acceptée, déformée déjà par notre adversaire, que nous reprenons et corrigeons à nouveau. Il faut seulement dire que dans tel et tel cas précis, les adversaires se sachant, dès l'abord, adversaires, la première ou la seconde phase de la dispute peuvent être négligées et, en quelque sorte, sous-entendues.