Note de journal sur son rôle à la NRF
Jean PaulhanJean Guéhenno1930
[À la veille d’un voyage à Londres, Paulhan réfléchit sur son rôle à La NRF et sur l’hostilité ou la bienveillance qu’il suscite.]
Je ne me sentirai plus surveillé, ni important ; cela m’était surtout venu à la suite des réflexions que j’avais faites sur un jeune écrivain, plus ou moins ami à moi, Guéhenno, qui vient de prendre la direction de la revue Europe ; là-dessus je m’étais demandé s’il y réussirait, j’avais comparé ses qualités et ses défauts : il a de très grandes qualités morales et, comme l’on dit, des idées nobles, je veux dire désintéressées (qui s’appliquent surtout au développement et à l’instruction du peuple dont il sort lui-même, et qu’il voudrait voir à la fois très bien instruire — et instruire un peu d’ autre façon que suivant la culture de « classe » bourgeoise, pense-t-il, que l’on reçoit aujourd’hui dans les lycées) […]. Avec cela soucieux cependant de faire servir la littérature […] Je pensais que sur ce point il pourrait avoir plus d’une déception et se verrait conduit sans doute à choisir pour lui-même un mode d’action plus direct (par exemple à devenir orateur politique). Arrivé là […], je supposai brusquement que l’on avait dû penser de moi exactement de la même façon, faire les mêmes réflexions sur mon entrée à la N.R.F. — non pas nécessairement hostiles, c’était pire : bienveillantes de cette sorte de bienveillance qui tient les gens pour « arrêtés », pour finis, qui les pèse et les mesure.
La Vie est pleine de choses redoutables, Seghers, 1989.