Lettres à quelques-uns à propos de Marcel Jouhandeau
Jean PaulhanMarcel JouhandeauA Saint-John Perse, datée : 9 décembre (1946)
Faut-il tenir à jamais rigueur à Jouhandeau, entre autres, d'avoir fait — par amour — le voyage de Weimar ? L'interdit qui pèse sur lui, et qui me paraît en soi absurde (mais qu'en pensez-vous ?) lui a permis du moins d'écrire, dans le silence, les plus belles pages de sa vie.
A François Mauriac, datée : 17 mai (1945)
Mon cher ami, s'il vous semble que Marcel Jouhandeau risque extrêmement d'être trop puni ; si vous vous rappelez le dégoût avec lequel il a toujours refusé, étant dans la gêne, de collaborer à la Gerbe et autres journaux ; si vous songez qu'une passion (discutable) et le désir de servir nos prisonniers l'ont seuls engagé dans un détestable voyage ; si vous n'avez pas oublié la pureté profonde, par dessous toutes les erreurs, de son âme, laissez-moi vous prier d'écrire un mot à M[aîtr]e Victor Bataille (155, Bd Haussmann) qu'il a pris pour avocat. Ce serait assez urgent. Je suis affectueusement vôtre.
Jean Paulhan à Marcel Jouhandeau, datée : lundi (mars 1944)
Bien cher Marcel, de ton courage personne (ni surtout moi) ne doute. mais en ce moment, je te prie, n'en parle pas. Ouvre les yeux. Tu n'es pas exposé. Ce n'est pas toi qui es exposé. Ce n'est pas toi qui viens de mourir en prison, c'est Max Jacob. Ce n'est pas toi qui as été tué par des soldats ivres, c'est Saint-Paul Roux. Ce n'est pas toi qui as été exécuté, après un jugement régulier, c'est Jacques Decour, c'est Politzer. Ce n'est pas toi qui es forcé de te cacher pour échapper à l'exécution, à la prison, c'est Aragon, c'est Éluard, c'est Mauriac. Ce n'est pas toi qui es déporté en Allemagne, c'est Paul Petit, c'est Benjamin Crémieux. Ce n'est pas toi qui es en prison, en cellule, c'est Desnos, c'est Lacôte. Dans un temps où nous avons tous à montrer du courage, tu es le seul (peu s'en faut) qui ne soit pas menacé, qui mène une vie prudente et paisible. Et je sais trop que tu es incapable de rien faire par prudence, et que tu as cette paix certes sans l'avoir voulue. Mais enfin tu l'as. Ce n'est pas à toi de parler de ton courage, ni même de ton courage à venir (s'il a jamais à venir, ce que je ne crois pas). Bien. Quant au reste, je suis sûr que notre amitié, je suis sûr du moins que la mienne est de taille à résister à tout.