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Portrait de Marthe de Fels

Lettres à Marthe de Fels

Jean PaulhanSaint-John Perse

Le 31 mai 1963

Bien chère amie, excusez ce papier bizarre. Je suis aux champs, et n'en trouve pas d'autre. Je voudrais vous raconter cette « fin des énigmes », avant de tout à fait l'écrire. Alors, donnez-moi un peu de patience, je vous prie.

Il serait incroyable que Perse n'eût pas connu le secret que je cherche (un peu péniblement). Puisqu'il a écrit l'œuvre même, dont je cherche le secret. Il ne serait pas moins incroyable qu'il ne nous eût pas dit – dans la mesure où la chose peut se dire – tout ce qu'il savait, qu'il nous reste simplement à comprendre. Qu'a-t-il dit ?

C'est d'abord qu'il est lui-même assailli d'ambiguïtés, « bilingue entre toutes choses bisaiguës », parlant dans l'équivoque. Mais quelles ambiguïtés ? De toute évidence, celles d'abord auxquelles l'homme Alexis Léger a eut affaire  : l'Asie d'un côté, l'Occident de l'autre ; la puissance et le dépouillement ; la parure et la nudité.

Plus loin, celles que doivent affronter, celles à quoi s'expose tout homme et particulièrement tout poète : le bien contre le mal (d'où suivent l'éloges ou le blâme) le rêve et l'action, l'esprit et la matière (dans notre cas, l'idée et le mot). Et comment échapper à tant d'ambiguïtés ? Ici, Perse nous tend une seconde clé.

C'est, dans l'homme, cet étrange pouvoir dont nous ne sommes pas les maîtres – et tous nos raisonnements et façons de voir, toute notre logique viendrait si briser – cette « grande fille », dont les manières diffèrent des nôtres, aventureuse éprise de son risque jusque dans la mort. Bref, c'est l'âme. Mais qu'est-ce que l'âme ?

Ici, Perse nous tend une troisième clé. (Non, je ne suis pas fier de cette allure méthodique, et scolaire. Mais quoi ! Je ne voudrais rien oublier.)

Lorsque Crusoé, rendu entre les hommes, dont l'odeur est celle d'un abattoir, pleure sur le sanglot des cloches, alors il rouvre le Livre qui lui rend la joie du Ciel et les délices de la Terre : voici qu'il est insensiblement reconquis par son âme.

Quel livre : non ce n'était pas la Divine Comédie ni le De natura rerum que les marins anglais emportaient dans leur sac. Et qu'est-ce donc, pour la Bible, que l'âme ?

Qui n'avait jamais lu la Bible, ou qui l'avait lu (c'est mon cas) légèrement, rencontre ici une surprise : c'est que l'âme dans ce vieux Livre n'est point du tout – comme elle semble l'avoir été pour certains Grecs – une fine amande, un noyau de l'esprit ; ni – comme le supposent maints fétichistes – un réduit profond du corps (parfois logé dans le ventre, et parfois dans le sexe). Non, l'âme n'habite pas le corps, elle est le corps ; elle n'a pas sa demeure dans l'esprit, elle est l'esprit. Elle forme un tout indivisible où le rêve ne diffère pas de l'action, ni l'idée du mot. Et toute ambiguïté s'y trouve abolie.

S'y trouvent abolies, du même coup, les ambiguïtés qui préoccupaient Perse, et entre lequel il se trouvait déchiré. Que si le corps, au regard de l'âme ne fait qu'un avec l'esprit, la matière avec la pensée, il suffira donc de soumettre à cette âme – pour qu'elle leur applique le même traitement – ces autres ambiguïtés du rêve et de l'action (le rêve relevant de l'esprit et l'action du corps) du bien et du mal, de la puissance (matérielle) et du dépouillement (spirituel) de la parure et de la nudité. C'est effacer les équivoques, et la « mêlée d'aigles et de ronces ».

Cependant, nous est-il possible de penser l'âme, d'en former l'idée ? Bref, de penser aux contraires comme s'ils ne faisaient qu'un ? Ah, c'est une autre question. Je vois du moins qu'il est possible de l'approcher par images et métaphores : le vent, les mouvements subtils du sang dans les vaisseaux, du souffle dans les poumons. À quoi Saint-Léger ajoute : les bassins d'eau lucide, l'âme explosive des goudrons.

Mais il ne peut suffire de l'approcher ainsi.

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Le 1er juin 1963

Chère Marthe, je continue (si je ne vous ennuie pas trop). Eh bien, le fait est qu'il n'a pas manqué d'auteurs pour tenir qu'une telle pensée était naturelle, et même souhaitable. C'est le Christ, qui dit : « quand vous tiendrez le dehors pour le dedans, et le dedans pour le dehors, de ce jour vous serez entré dans le Royaume. » Et Lie-Tseu : « le sage prend le bien pour le mal, et le mal pour le bien. » À quoi Al Junayd ajoute « le passé pour l'avenir et l'avenir pour le passé » ; et l'auteur du Bhagavad-Gità : « le projet pour l'acte et l'acte pour le projet, le mot pour l'idée et l'idée pour le mot. » Il s'impose ici plus d'une remarque. C'est d'abord qu'il s'agit d'une pensée éminemment religieuse ou sacrée, et ce n'est pas un hasard si nous la rencontrions d'abord dans la Bible, et chez les prophètes ou fondateurs de religion : le Christ, les maîtres du Tao, les Soufis, les auteurs inconnus des Upanisads. Voilà qui n'est pas pour nous embarrasser, si nous savons depuis Boccace que toute poésie authentique est théologie. Au demeurant les métaphysiciens et les poètes ne se séparent pas ici des prophètes : Nicolas de Cues, Maître Eckhart, Hölderlin voient dans l'identité des contraires l'approche, et comme déjà la présence, de Dieu. C'est le même Dieu que désigne le mot grec logos qui signifie, à la façon d'âme, à la fois la pensée et les mots.

Il y a plus : nous pouvons savoir en quoi, et pourquoi cette sorte de pensée est religieuse. C'est qu'elle relève d'une pensée – si l'on aime mieux, d'une vue de l'esprit bien plus générale que toute autre, et à proprement parler universelle, qui s'appellerait assez exactement la Totalité, ou l'Unité. Maint penseur, maint poète reconnaît qu'il poursuit, à travers essais, contes ou poèmes, une simplification du monde, telle que les contraires ne soient plus contraires ; ni, à plus forte raison, les différents, différents. Plus d'une épopée ou d'un roman, qui traite ouvertement d'amour, d'argent, d'aventure, traite secrètement des services que le Diable rend à Dieu ; et le Mal au Bien, jusqu'à se confondre avec lui. Hermès Trimégiste, Platon, Scot Erigène appellent de leurs voeux la fusion de l'homme et de la femme dans l'androgyne. Une même hantise gouverne en ce sens tous les folklores : elle tient que les divisions actuelles du monde ne sont pas dignes de durer.

Il s'agit d'une hantise secrète, et d'une pensée cachée. Car toute expression précise que l'on en voudrait donner n'éviterait pas de séparer du monde le spectateur qui le juge – introduisant par là dans ce monde une nouvelle division, plus grave encore – en tout cas aussi grave – que toutes celles dont on l'a débarrassé. On ne nous le cache pas. C'est après sept ans d'effort, dit l'un, que le sage parvient à posséder une telle vérité qui le condamne au silence. Et l'autre : qui saura interpréter mes paroles, ne connaîtra pas la mort. Qui saura… qui parvient… ce n'est pas dire que la vérité en question soit d'un abord facile. Aisée à dire, il se peut. (On l'a vu.) Quant à la penser, c'est une autre affaire. Les savants rangent dans l'inconscient humain toutes sortes de hantises, que commandent les lois, les mœurs, les ressentiments. Mais voici un inconscient inévitable, que commande la condition même [au mystère, à l'allusion, au silence, touchant l'essentiel] de la pensée – et dont les autres ne seraient, au mieux, que la menue monnaie.

Et par quels traits se traduira, à quels traits se trahira la présence d'un tel inconscient ? L'on pourra, j'imagine, relever la trace de son passage partout où quelque objet du monde se verra privé de ses déterminations : de sa différence essentielle. Partout où l'on reconnaîtra un récit sans passé ni présent – pour prendre ces seuls exemples – une épopée sans héros, une louange sans raison, un discours sans parole, une œuvre sans auteur. Mais il est temps de revenir à Perse. Au revoir, chère amie. À demain la fin.

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Le 2 juin 1963

Chère amie, peut-être trouvez-vous que je suis trop long (je le trouve). Mais laissez-moi vous dire ce que nous pensons tous deux. C'est que Perse est un poète normal. La poésie cesse avec lui d'être sporadique, et le langage incertain. Il retrouve sans l'avoir apparemment recherchée, la délectation poétique. Il forme le plan, et trace les grandes lignes d'un langage universel : œuvre étrangement accomplie, et propre à traverser, sans y perdre sa vertu, les écrans des langues diverses. Comme si Perse se trouvait placé, plus que tout autre écrivain, dans le vrai de l'expression. Or il semble encore que cette vérité s'accompagne en lui d'une connaissance, et comme d'une révélation, sacrée. Je vois Perse à l'origine d'une nouvelle littérature, et peut-être d'une nouvelle vie. Bref, on ne saurait examiner avec trop de soins – avec trop de lenteur – l'œuvre de ce futur ancêtre. Je retourne à mes énigmes.

Il me fallait bien, pour déceler le secret, diviser l'œuvre de Perse en diverses parties, et mon essai en chapitres, correspondant à ses parties. C'est ainsi que j'ai examiné successivement le genre littéraire dont elle relève – c'était le genre épique ; puis les mœurs dont elle fait montre [j'entends par mœurs au sens des grammairiens et rhétoriqueurs, l'ensemble de sentiments et de démarches par lesquelles un auteur gagne la confiance de son lecteur] ; enfin, les éléments même, mot et phrases, qu'elle assemble. Or chacune des études qui s'en suivaient, de premier abord satisfaisante et plausible, n'était pas longue à tourner en erreur et en confusion : l'épopée cessait d'être une épopée, l'éloge tournait au blâme, la métaphore était le contraire d'une métaphore : cette confusion s'aggravait de page en page, jusqu'à imposer à l'œuvre entière, plus loin que genre, mœurs et passion, plus loin même que mots et que phrases, une nouvelle unité inattendue. Voici quel était le sens apparent de cette unité.

L'animation d'une œuvre littéraire tient le plus souvent au jeu des deux éléments contraires, qui s'y combattent : le rêve et l'action, le bien et le mal ; l'inspiration et les mots (qui tantôt la servent et tantôt la ruinent) [autant de sujets également prêts à perdre leurs qualités naturelles, à revêtir les qualités opposés]. Or il semblait chez Perse que ces éléments fusse réduit à un seul. Son épopée nous montrait certes des héros, mais c'étaient des héros sans rêves ni projets, indifférents au succès comme à l'échec : les Pluies, les Neiges, les Vents, les hautes Trombe en voyage. L'inspiration s'y passait de mots et de phrases : « Mon poème, dit Perse, qui ne fut pas écrit. » L'éloge n'y laissait pas la moindre place au blâme. « Choses vivantes, ô choses excellentes. » Tel, l'aspect apparent et voici quel était l'aspect caché :

C'est que l'élément choisi se trouvait, de façon ou d'autres contenir l'élément refusé. L'éloge n'était pas si décisif qu'il ne parût tenir, entre bien et mal au seul caprice de l'écrivain – Jouve pouvait écrire, non pas à la légère : « Perse, poète du malheur essentiel. » Ni l'inspiration, si pure qu'elle ne s'associât – quitte à les méconnaître ou à les ignorer – les tropes les plus complexes et les plus subtils. Les neiges même et les pluies avaient une âme : elles venaient laver les vélins, les parchemins et les pierres de la souillure du langage.

Il s'ensuit une atmosphère insolite. Perse, qui le reconnaît, s'étonne et semble s'excuser d'être devenu cet homme infesté du songe, « gagné par l'infection divine ». Quelle infection, ou quel dieu ?

Quel dieu, quelle infection, nous le savons à présent, et qu'infection ou que dieu sont les mots qui nous servent à nommer un monde sans détails ni divisions, ou les contraires même ne font qu'un : si l'on préfère, un monde absolu. Et de ce monde, que nous reste-t-il à dire ? Ceci peut être : c'est qu'indivisible de face, il nous reste la ressource de le provoquer, de le souffrir, en quelque sorte, de l'apercevoir de biais. Telle, la tâche du poète. Telle peut-être la tâche de tout homme qui parle et c'est exprime, et sait étayer de cette obscurité fondamentale la clarté de sa parole. (Ainsi les maîtres de l'art disent : si tu veux faire le jour dans ton tableau, commence par y mettre des ombres.)
Ici je me demande une chose encore : c'est si tout ce que je viens de dire n'était pas si évident qu'à peine valait-t-il la peine de le dire. Croyez à toute l'affection de
Jean Paulhan


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