Lettre au médecin
Jean PaulhanSi je me permets de vous écrire au lieu d'aller vous voir, c'est pour deux raisons. Vous n'auriez pas, sans doute, la patience de m'écouter jusqu'au bout ; je vous dirai tout à l'heure l'autre raison, qui est plus grave.
Je vais bien en ce moment. Ou plutôt je commence d'aller bien, et je ne sais à quoi je me trouve exposé. Je n'aime pas tout à fait ces périodes d'incertitude.
Non que je puisse m'attendre à de vives surprises. Vous m'avez soigné, dans ces dernières années, pour des maladies qui vous semblaient différentes ; et vous me proposiez chaque fois des remèdes nouveaux.
Différentes, c'est vrai. Mais elles l'étaient devenues. A leur début, toutes me donnaient les mêmes sensations, et le même renseignement ; comme si elles tenaient à une disposition continuelle, à quelque habitude de mon corps, que vous n'auriez pas encore soignée. Il m'est arrivé de surprendre cette habitude.
Je crois éprouver parfois que plusieurs gouttes de sang perdent en moi leur chemin, s'écartent et font une sorte de lac. Je reconnais l'endroit à l'embarras qui s'y produit. J'entends, avec l'oreille du dedans, une inquiétude s'y poser.
Sans doute vous arrive-t-il, comme à moi, d'imaginer, à l'occasion de ces minces travaux : mettre un bouton de col, se laver la figure, sortir du lit, toute une société de petits hommes qui s'agitent : un inventeur propose une machine à vous extraire des draps, un entrepreneur s'engage à mener l'affaire en trois secondes, un parieur met cinq cents francs sur votre chance, le général réunit une équipe de travailleurs. Il se passe aussi que l'entrepreneur et les ouvriers sont là, simplement ; ils n'ont rien à faire ; cependant je les pense. Je reconnais maintenant à ce signe qu'un lac va se former. Il donne aussitôt des vagues brèves, mais régulières.
Le lac parfois se déplace. Il passe, dans la nuit, de la tempe au cou, du front à la paupière. Il quitte rarement la figure, il a commencé par elle. Une blessure au pouce, qui me fit saigner, entraîna l'été dernier la disparition de l'embarras et des vagues. Il arrive que le lac soit à la fin asséché, et je n'entends plus rien. Le plus souvent, après quatre ou cinq jours, une boule se forme : elle est rouge et tourne au pourpre. Si je la presse des doigts, je sens un flottement friable, le sang a pris une consistance de neige. Plus tard encore... Vous savez tout cela.
Les lacs plus intérieurs ont un autre progrès. Je les perds de vue, sitôt qu'ils ont jeté leur premier embarras. Après une semaine environ ils reparaissent trachéite, bronchite, pis encore. Mais il n'en est pas un que je n'aie deviné au passage dans ce premier état où ils semblent me prévenir. Comme si mon corps tâchait de me donner une indication que je ne parviendrais pas à entendre. Seulement, il me la donne avec plus de force, s'il est resté silencieux plus longtemps. Dans la santé, je me sens fragile. Et même, s'il y a une idée suspecte et qui ne m'appartienne pas tout à fait — je veux dire qui prenne racine, ailleurs que dans mon esprit, dans les retards et les arrêts par lesquels un lac essaie de se former —, c'est bien celle où je me trouve puissant et assuré d'une joie, dont le maintien seul exige de l'attention.
C'est en rêve, à l'ordinaire, que je me vois d'abord prévenu. Je me réveille aussitôt. Il me semble qu'en m'y prenant assez vite, je comprendrai l'avertissement.
Mais j'ai peu découvert. Ou plutôt j'ai découvert en tous sens. Tantôt je me surprends depuis quelques jours inquiet, et agité d'ennuis : oui, je me suis fait du mauvais sang. D'autres fois, je rencontre une conscience, meilleure qu'à l'ordinaire, un calme trop sensible.
Au début d'un abcès à la gorge qui me traversa le cou, je ne trouve — j'étais enfant — qu'un après-midi de jeux avec deux petites filles, qui m'avaient enchanté. (Il est vrai que le soir et le froid étaient tombés de bonne heure.)
A l'origine de la bronchite dont vous m'avez guéri, je vois un mois de plaisirs et de légèreté. (Il est vrai que j'avais renoncé pendant tout ce mois-là, je ne sais sur quel conseil, à boire à table ; et j'oubliais souvent de boire entre les repas.)
Je retrouve encore une fatigue, une grande soif, quelque peur, un désespoir. Ailleurs, tout commence au lac ; mais peut-être sera-t-il pour vous un signe suffisant. S'il est exact qu'une seule maladie s'insère à ce défaut du sang, à ce courant dévié, pour se porter ensuite dans tous les sens, vous saurez m'imposer le remède, ou bien le régime, qui m'en préservera.
Il me reste à vous dire le plus difficile.
Un jour, l'un de ces accidents se trouvait mal placé : à la base du nez, de sorte qu'une sinusite vous paraissait à craindre. Vous avez décidé de me préserver de leur retour.
J'ai donc reçu quinze à vingt piqûres d'un vaccin (ou d'un sérum) nouveau ; chaque ampoule contenait, par millions, et même par dizaines de mille, des bactéries dont on donnait le nom. (A dire vrai, je n'ai pas compris si les bactéries étaient mortes — et dans ce cas demeuraient-elles efficaces ? — ou bien vivantes — et comment s'assurer qu'abandonnées à elles-mêmes elles ne passaient pas de deux millions, je suppose, à deux millions cinq cent mille ? Mais peu importe.) L'effet des piqûres fut net : je devins hargneux. Ma femme elle-même, lorsqu'elle parle de cette période de notre vie, ne peut se tenir de rappeler les refus et les bizarreries que je montrais. Elle a dû vous en parler. Je ne demeurais pas en place, mes amis me trouvaient indépendant. Le cinéma seul me donnait la paix. Les plaisirs que je lui ai dus étaient si grands qu'il n'est pas de film aujourd'hui qui ne me déçoive.
Un ennui d'argent, plus tard, vint tout précipiter. Je le ruminai trois jours. Le quatrième, je me réveillai rétabli, allégé, fixé : j'éprouvais, au-dessus de l'oreille droite, la même inquiétude, que j'avais cru perdre. La chose suivit son cours et je fus délivré.
Cette délivrance n'est pas sans m'inquiéter aujourd'hui. Il semble que je sois mal disposé à renoncer à un accident, dont l'absence suffit à me jeter dans un tel désordre. (Ou si le vaccin seul était coupable ?)
Je dois avouer d'ailleurs que les maladies ne me donnent pas la gêne, ou la honte qui sont d'usage chez la plupart des hommes (et même chez certaines femmes). Plutôt que victime, je m'y sens complice — au point qu'il m'arrive d'en éprouver du remords. Vous me croyez courageux lorsque je sors, et reprends mon travail bien avant la date fixée. Il s'agit de tout autre chose : j'ai peine à éviter le sentiment que j'ai fait exprès d'être malade ; c'est contre ce sentiment que je lutte.
Après tout, peut-être en va-t-il précisément ainsi des autres hommes. Ils ne seraient pas vexés d'être malades, s'ils ne prenaient quelque plaisir à l'être. L'on ne s'irrite pas contre soi-même sans raison.
Je crois apercevoir par quels liens je tiens à mes maladies, et je me les suis sottement rendues familières.
Je suis comme tout le monde : je n'ai pas continuellement la certitude de mener une vie véritable. Et certes, je ne doute pas de découvrir un jour la pensée qui m'assurera, presque à tout instant, le ravissement, l'absence d'ennui. J'ai plus d'une raison de penser que cette découverte est proche. (Je ne sais à vrai dire ce qu'elle sera, ni même si je pourrai la dire.) Mais tant qu'elle ne sera pas là, il faut bien avouer que la maladie, la fatigue ou la fièvre — avec certaines surprises des passions, qu'il est difficile de prévoir — tiennent, peu s'en faut, sa place. (Elles ne la tiennent pas exactement, je le sais : pourtant, ces paysages intérieurs où le corps s'efface, le grand et le petit se confondent, le rapide et le lent, le brusque et le doux... rien ne me paraît ressembler d'aussi près à la découverte, et déjà l'annoncer grossièrement, que tant de métamorphoses.)
Je vous en parle mal : c'est que je suis guéri. J'ai déjà trop tardé à vous écrire, je ne pouvais attendre encore de vous voir.
Voici ce qu'il me faut pourtant ajouter : je redoute encore les effets qu'entraînera la disparition brusque d'une habitude, pour laquelle j'ai si bien pris parti qu'il est des moments où je me demande si elle est autre chose qu'un défaut de mes idées. Si la guérison complète vous semble possible, apprenez-moi comment je puis échapper à son danger. Quelque excitant, peut-être... Vous ne devez pas être inquiet : je vous l'ai dit, c'est une affaire de quelques mois, d'une année peut-être.
Je supporte mal le vin, et l'opium me fait vomir. Je bois peu de café, assez pourtant pour me sentir de temps à autre énervé. Je fume. Je n'ai jamais goûté au peyotl.
(La réponse du médecin fut à peu près : puisque vous vous arrangez si bien de vos furoncles, le plus sage est de les garder.)
in Echanges, n° 2, 1930
et Jean Paulhan, O.C., Tchou