Lettre à Barbara Church
Jean PaulhanBarbara ChurchNoël 35
Bien chère amie, vous avez, je pense, comme toutes les personnes sensées et pourtant délicates, le sentiment que pour rien au monde il ne vous serait possible de recommencer l’année qui va finir, si elle devait être exactement la pareille. Je vous en dirai la raison que vous ne savez pas.
Elle est que vous avez découvert tant de choses depuis un an, que pour rien au monde vous ne voudriez un instant les avoir oubliées.
Si nous étions sages, il faudrait tenir, vers Noël, une réunion où chacun dirait ses découvertes de l’année. Il est bien sûr que nous n’avons cessé de gagner, depuis le premier jour où nous avons choisi de vivre. (Ce n’est pas à la naissance, mais plus tard le jour où les petites filles prennent un air simple et sombre.) On s’en apercevrait mieux ce jour-là. On serait ému et joyeux, on s’embrasserait.
Vous voilà si loin, que ce projet n’est guère pratique.
Je vous dirai du moins ce que j’ai trouvé. Et il se peut bien que nous n’ayons, tant que nous sommes en vie, qu’une seule chose à découvrir ; mais sitôt découverte, il n’est plus tout à fait possible de la dire : il faut se dépêcher de parler, tandis que l’on en est encore aux approches, et aux biais (s’il s’agit, comme il est probable, de ce qui nous presse et nous cerne de toute part, et où nous baignons, sans jamais découvrir l’inclinaison, le penchement de tête, qui nous ferait le voir en face.)
Je ne sais plus quel savant autrichien a montré que nous nous parlions en rêve un langage chiffré où le balcon (entre autre) veut dire les seins ; ni quel linguistique, en plein jour un langage d’allusions où le même mot (par exemple) qui désigne en chaque langue le lézard ou la souris est aussi celui qui veut dire le muscle, ou le bras. C'est où l’on surprend qu’il nous est arrivé de confondre la course d’un lézard et le tressaillement d’un muscle, et le reste.
Songez pourtant à cet autre trait du langage, bien plus constant encore : c’est qu’il est donné à chaque mot de désigner, à notre gré, aussi bien une chose du monde qu’une pensée ou un simple mot. Ainsi puis-je vous dire que voici le nouvel an revenu avec la même place du soleil et des étoiles (c’est la chose) ou bien que je vous souhaite, à partir de ce nouvel an (c’est la pensée) tout le bien et le bonheur possibles ; ou encore que ce n’est point là façon de parler (c’en est pourtant aussi une).
C'est donc que nous avons formé, et que nous savons aussi former à tout instant – certes, sans jamais la voir – une pensée pour qui le monde et les choses et notre esprit et le langage même ne sont qu’un, une pensée hors d’atteinte et sont il serait enfin invraisemblable (et plus singulier mille fois qu’elle n’est) qu’elle ne fût pas vraie, et qu’elle pût un jour disparaître, ou changer. (Mais je vous laisse à imaginer le reste). Bonne année, chère amie. Je pense qu’un souhait, qui touche d’aussi près à cette sorte de pensée sera bien plus d’un an efficace. A bientôt.
Jean Paulhan