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Le Rêve dans le réveil

Jean Paulhan

Je devais ce jour-là commencer mon travail à six heures. J'aurais pu dormir tranquillement jusque-là ? Non. Je me réveillai trois fois pour regarder la montre.
J'avais tort de m'inquiéter. A cinq heures et demie précises mon réveil sonna. Enfin rassuré, je me rendormis aussitôt.
Je revins à moi l'instant d'après, et me levai d'un bond. Puis je commençai de monter l'escalier, qui mène au bureau. Parvenu au palier du premier étage, je jetai un coup d'œil en arrière. Ce que je vis m'étonna.
A mi-hauteur, couchée de travers sur l'une des marches, une forme obscure ressemblait à une personne. Oui, plus je regardais et mieux je pensais reconnaître une femme. Quelle ombre bizarre : lente, paresseuse, oubliée. Là-dessus, la lumière s'éteint.

*

Je presse le bouton de la minuterie. Rien. Il faut donc que le courant soit coupé. S'il est coupé, pas de travail. Il ne reste qu'à retourner au lit, voilà une histoire. Je redescends deux marches et d'un coup me rappelle la femme que je vais piétiner. Et d'où vient-elle ? Que fait-elle là ? je sens brusquement que je perds la raison. Je remonte en hâte, je presse la minuterie et la represse comme un perdu. De cette blessure à l'esprit, guérit-on jamais ? Ah ! cette fois la lumière vient.

C'est une chance ! Un instant j'avais cru vraiment perdre la raison. L'ombre n'y était plus. Mais sauvé, non. Car je continuais de presser. Il arriva que je me réveillai. J'étais dans mon lit, et le travail qui attendait, quelle honte. Je me dressai. Ce fut pour tomber dans une nouvelle angoisse.

Car enfin, puisque je rêvais, l'électricité c'était moi. C'est moi qui m'étais donné cette angoisse. Et si la minuterie n'avait pas joué la seconde fois? Pourquoi me suis-je torturé ? Par quelle perfidie. ? Pourquoi me suis-je sauvé ? Mais si je n'avais pas eu pitié? Je me sentis désespérer.

A la faveur de ce débat, j'avais déjà passé ma chemise et ma culotte, et je montais allègrement l'escalier.

(signé Maast, in Les Cahiers du Sud, 1er janvier 1945)