aller directement au contenu principal

La Pensée sans objet

Jean Paulhan

Vers le même instant (si je ne me trompe), je me trouvais avoir gagné ceci et perdu cela. Quoi? Quoi ? Comment le savoir, je me demande. Enfin je tâchais de descendre pour le trouver, au plus bas du rêve.
J'y découvrais que la perte, c'était par ma faute. De la négligence, non. Il s'agissait d'un défaut plus notable, d'un véritable tort dont le mot m'eût été tout aussitôt donné, si j'avais su quel était l'objet perdu (Possible qu'il y eût là malgré tout de la négligence).
Quant au gain, je le devais à je ne sais quelle... Ce n'était pas tout à fait de la bonté, ni même de la gentillesse (qu'il était dur de hisser un tel rêve, marche à marche, du fin fond du sommeil !). Mais un autre sentiment, dont les nuances me sont familières, et le centre seul qui me fuyait encore m'eût été révélé - ah ! si j'avais seulement su ce que j'avais gagné.
D'ailleurs, est-ce qu'il est même question de ça ? Il me faudrait savoir d'abord de qui viennent les sentiments. Que ce soit moi le négligent (par exemple), les autres les généreux (ou qui font semblant), ça n'est pas mon impression, pas du tout. Ça pourrait aussi bien être le contraire. Je l'apprendrai tout à l'heure.
Car je puis du moins savoir si le gain compense la perte. Il me suffit de peser l'une et l'autre chose. Ou plutôt je les rapproche, je les applique l'une à l'autre. Je vois bien qu'il y en a une qui dépasse, je ne sais laquelle. Cela glisse, et s'il faut encore recommencer l'opération, alors non. Pourtant, je pense autant que jamais. On le voit bien, je n'arrête pas. Ce sont les sujets qui m'échappent.

Telle était la difficulté que je portais tour à tour aux divers étages du rêve, la remontant quand je l'avais descendue, la descendant quand je l'avais montée, et chaque fois parcourant de bout en bout mon petit domaine d'angoisse.

(signé Maast, in Les Cahiers du Sud, 1er janvier 1945)