Jeanne-du-moulin
Jean PaulhanLe père Renard était celui qui racontait : "A la Martinique, un pays dangereux : jamais on ne sortait moins de trois ou quatre." Il s'appuyait du dos au moulin, et étendait les pieds. Un vieux paysan disait que les quatre plus grands orateurs, c'étaient Tolstoï, puis Guillaume II, le pape et Jaurès. "Vous voyez donc que Jaurès ne vient qu'en dernier", lui répondait-on. Jeanne n'écoutait guère ; elle portait un corsage couleur de tapisserie, avec deux longues poches sur la poitrine.
La mère Renard sortait parfois de la cuisine, et, quand elle parlait, craignait de déplaire. Le moulin d'ailleurs n'avait pas de roue. "Quand je suis revenu de la Martinique, le meunier d'avant m'a dit qu'il l'avait vue une fois, elle était toute mangée de vers." Ces meuniers vont travailler à l'usine.
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Dans la même journée, je suis allé quatre fois au moulin. (Que j'aie pu faire tant de chemin : quand j'y pense, je me vois en ombre.) La seconde fois, Jeanne qui fanait voulut me sourire, mais elle ne fit qu'une grimace de soleil. A la troisième, je laissai un paquet de tabac au père Renard, qui ouvrait de petits poissons. "Vous m'en offrirez tout de même une friture — si quelque chose vous pèle, ça ne sera pas de cet oignon" ; les eaux baissaient, il en avait bien pêché un millier. A la dernière il y avait tout ce monde, le paysan aux orateurs, un sergent du trente-sixième, Madame Marsot.
Mais j'aurais mieux fait de m'en tenir à la première fois ; le reste n'a rien avancé.
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Jeanne était seule, le matin, dans sa cuisine ; et mise comme une petite souillon. Elle nous fit le café. Maurice et moi à tour de rôle allions surveiller les coureurs du rallye, et les faire se mettre à l'eau au bon endroit. Jeanne, qui était tout juste habillée pour sa cuisine, ne sortait pas.
"Quels bras !" disait Maurice ; et il les pinçait.
— "Je suis un garçon manqué", répondait Jeanne. Puis : "Ce qui me fait mal, c'est une dent de sagesse qui me pousse, un vrai marteau. Hier j'avais les joues qui me brûlaient, tant j'étais mal.
— Vous n'étiez pas sage avant ?"
Elle prit un air d'être ailleurs qui nous embrouilla.
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Les coureurs montraient peu de sentiment : après le dixième, il y en eut pour se plaindre de l'eau froide, ou des chemins. Le dix-huitième sortit on ne sait d'où. Pendant que Maurice l'interrogeait, Jeanne me montra le moulin.
De la chambre de la roue, l'on voyait les eaux couler à hauteur de fenêtre. De sorte qu'après les avoir regardées un moment, l'on se sentait partir soi-même et les fendre — "Mais je n'ai jamais voyagé, me dit Jeanne."
Un fagot bouchait l'autre fenêtre ; le jour, qui passait, éblouissait sans suffire. "La gosse qui nous regarde", dit Jeanne : elle se sépara de moi, au moment où j'aurais pu l'embrasser.
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Un murmure venant de la cuisine devait être la mère Renard, qui se parlait à elle-même. Jeanne se pencha pour ouvrir un livre de songes, et je lui caressai les seins à travers le corsage.
J'éprouvai ensuite une jalousie légère. Je me demandais comment Jeanne passerait l'après-midi du dimanche et la journée du lundi. Avec quelle liberté lui parlait Maurice. Comme elle disait : "Ah, j'ai les cheveux qui pendent", il avait répondu : "J'en ai aussi qui pendent".
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L'air négligé de Jeanne était fait pour me donner du désir. Non pas qu'on l'imaginât plus facilement nue ; mais l'on attend moins de résistance de qui est mal habillée.
Avec plus d'habitude, je me défendrai mieux contre de pareils sentiments. L'on dit bien que l'homme n'a qu'à combattre les instincts qui se dressent en lui comme des bêtes. Je ne connais pas beaucoup ces instincts ; pour les miens, je sais de quelle aide ils ont besoin, je ne peux rien négliger.
A quoi tient sans doute, autant qu'à une conversation ennuyeuse, la déception que me donna le corsage couleur de tapisserie.
(Texte paru dans Le Disque Vert, 1ère année, n° 1, mai 1921.)