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la nouvelle revue française

Introduction de la NRf au Canada

Jean Paulhan

On nous dit tous les jours qu'avant d'écrire un poème ou un roman — et à bien plus forte raison avant de fonder une revue qui contiendra des poèmes et des romans — il faut tenir compte des grands événements de l'époque. En particulier, des événements tout à fait nouveaux, de ceux que personne n'avait encore vus. On ajoute que l'écrivain est dans le coup, responsable de son temps, avec toutes les aventures ordinaires et extraordinaires que cela suppose. Voilà qui nous paraît très juste. Nous avons donc cherché patiemment les grands événements qui se sont produits de nos jours dans le domaine de la littérature et du langage. Et nous en avons trouvé un ou deux, qui sont en eux-mêmes assez graves et sensationnels.

Ce serait peu. Ces événements ont un autre trait en commun : c'est précisément qu'ils n'ont pas fait sensation. Ils ont passé comme une lettre à la poste. D'autant plus frappants, et à vrai dire scandaleux, qu'ils n'ont pas provoqué le moindre scandale. L'un a pour auteur un grand ministre, et le second, un grand écrivain.

Voici pour le ministre : M. Gœring, le maréchal bien connu, a inauguré un jour à Munich un palais de Justice. Il a prononcé, à cette occasion, un discours qui contenait cette phrase : “Nous ne savons pas encore ce que veut dire exactement le mot de justice. Mais laissons courir les événements, ils nous l'apprendront dans quelques années.” Là-dessus les événements ont couru en effet, mais ils n'ont pas couru dans le sens que souhaitait M. Gœring, de sorte que nous n'avons pas été plus avancés de ce côté-là.
Et voici pour l'écrivain. On peut lire à la deuxième page d'une grande revue littéraire, Les Temps modernes, de Jean-Paul Sartre, un petit avis : c'est que “la revue n'accepte pas les manuscrits des indignes nationaux”. A première vue, c'est un avis un peu étonnant. Je n'ai pas une sympathie particulière pour les indignes nationaux. Mais enfin je ne vois pas du tout pourquoi un indigne national — surtout s'il a fait un peu de prison et qu'il ait eu le temps de réfléchir — n'écrirait pas un excellent poème ou un admirable roman.
Mais Sartre s'est expliqué précisément là-dessus. Il a déclaré, dès le premier numéro des Temps modernes, qu'il avait lui-même formé sur la marche du monde des conceptions rigoureuses — et, comme il l'a écrit, totalitaires : non moins totalitaires que les conceptions de Gœring ou de Hitler. C'est ce qu'on a appelé l'existentialisme.

Il a dit encore qu'il était décidé à ne tenir pour valables, pour véritablement littéraires que les romans ou les poèmes et les essais qui exposeraient ses conceptions personnelles. Or il suppose qu'un indigne national ne peut pas être existentialiste. Voilà qui est franc. C'est son droit, et il n'y a rien à dire là contre.

Il n'y a rien à dire là contre. Sinon peut-être ceci. C'est que le mot de littérature avec Sartre, le mot de justice avec Gœring, vient de changer de sens.
C'est aussi — quels que soient les événements politiques et les vicissitudes de l'histoire — qu'il est sans doute bon, qu'il est même infiniment souhaitable qu'il demeure dans le monde un lieu pur, un endroit privilégié où il soit donné aux mots de conserver leur sens. Où justice s'obstine à vouloir honnêtement dire la justice. Où littérature continue à signifier sans tricherie ce que les honnêtes gens ont de tout temps entendu par ce mot : non pas des œuvres de propagande ou de vulgarisation, non pas la littérature d'une philosophie totalitaire (au sens où l'on dit : la littérature de l'Urodonal ou la littérature des médicaments de l'abbé Chaupitre). Non. Mais des œuvres libres, et librement pensées. La littérature enfin, avec ce qu'elle a de révélateur et de libre et d'imprévisible, et d'extrêmement joyeux. La N.R.F. ne réclame que ce privilège, mais elle le réclame avec force et nous ferons en sorte qu'elle le mérite.

On nous a traités là-dessus, je ne sais plus où, de Chinois. Va pour les Chinois. Je voudrais donc citer une histoire chinoise. Elle est de Tseu Lou, dans ses Mémoires. Il s'agit d'une époque néfaste, où la trahison du roi, les malversations du prince héritier et la débauche de la reine avaient mis le royaume de Chine au bord de la terreur et de la dislocation. On alla consulter Confucius, et on lui demanda ce qu'il fallait faire pour rétablir l'ordre. “C'est bien simple, dit Confucius. Il suffira de veiller aux mots et à la bonne entente du langage. Car la confusion des mots entraîne la confusion des idées ; la confusion des idées entraîne le mensonge et l'hypocrisie ; l'hypocrisie entraîne la traîtrise et les malversations.”
La N.R.F., qui est modeste, ne s'en propose pas tant. Mais elle ne serait pas du tout fâchée ni surprise si d'aventure elle contribuait à introduire, dans les affaires publiques, un peu plus d'équilibre et d'intelligence — je veux dire à tirer la France de la guerre civile, tantôt sourde et tantôt déclarée, où nous nous débattons depuis pas mal d'années.