Lire des manuscrits
Jean PaulhanInterview de Jean Paulhan par Marguerite Duras, 1960, non publiée
— Jean Paulhan, une grande partie de la littérature française est passée et passe encore entre vos mains, qu'elle soit éditée ou non. Quel enseignement tirez-vous de cette expérience ?
— Que la littérature, bonne ou mauvaise est toujours utile ; même quand elle est détestable, elle montre un certain progrès chez l'auteur qui la fait. Je crois que rien n'est absolument à décourager dans cet ordre d'idée.
C'est dans ce sens que j'avais songé à publier de temps en temps, sur papier bible évidemment, un recueil de tous les manuscrits refusés dans l'année.
— Il n'existe pas un livre complètement détestable, complètement inutile ?
— Je n'en ai jamais lu. Il y en a peut-être mais je n'en ai pas lu. Jamais, non. Il me semble qu'il y a toujours quelque chose à prendre dans un livre.
— Pourquoi écrit-on ?
— Je pense que la littérature apprend toujours à celui qui la fait à se voir lui-même et à voir le monde d'une façon plus précise et plus complète qu'il ne le faisait jusque-là. C'est très difficile de voir le monde et de nous voir nous-mêmes, et cela pour une raison extrêmement claire : lorsque nous regardons, nous distrayons une partie de notre esprit ou de notre pensée, de sorte que ce que l'on voit ensuite est tout à fait faux et convenu. N'importe quelle littérature, même si elle est très médiocre, très ennuyeuse, est un effort pour voir le monde comme si nous n'y étions pas. C'est là tout de même le but de la littérature. C'est ce que recherche et ce qu'obtient, pour tout le monde, la littérature. Mais de toute manière, pour son auteur, même quand elle est médiocre ou insignifiante, elle arrive à ce résultat.
— Un auteur, même complètement solitaire, a toujours un lecteur : lui-même ?
— Toujours, et c'est bien heureux. Toute littérature nous rapproche de la vérité et rapproche son auteur de la vérité, même si elle a l'air délirante parce qu'il n'y a pas de littérature complètement délirante. Ou alors, dites que Lautréamont est le type de la littérature délirante.
— Vous employez donc le mot "littérature" pour qualifier la littérature brute.
— Oui. Celle qui est publiée assure — ou croit qu'elle va assurer — un progrès général pour tous les lecteurs, au lieu que la littérature non publiée, beaucoup plus détestable, sans doute, ne fait qu'assurer le progrès de son auteur. Mais c'est déjà beaucoup, après tout.
— Est-ce que le fait qu'un livre soit seulement "publiable" n'est pas à l'origine d'erreurs possibles, de la part des lecteurs ?
— Oui. Mais les erreurs sont très intéressantes. Souvent le lecteur, enfin le lecteur que je suis, s'étonne à la lecture d'un livre publié. Il se dit : "Pourquoi l'éditeur a-t-il publié cela ?"
Mais c'est ce qu'on se dit tous les jours, en voyant les livres que lisent les gens : "Comment Diable ce personnage peut-il lire un livre pareil ? " Ça se compense. C'est lui qui lit précisément les livres dont vous ne voulez pas...
— Si on était encore plus sévère, je pense qu'au lieu des deux cents romans que publie Gallimard, sur dix mille manuscrits reçus, on devrait peut-être n'en publier que cinquante à peine ?
— Sans doute. Mais il faut remarquer que les prix littéraires ont été souvent donnés à des manuscrits refusés par tous les éditeurs. Lorsque Bedel a eu le prix Goncourt pour Jérôme 20° de latitude... je ne sais plus... ce livre avait été refusé par tous les éditeurs de Paris. Il était revenu à Gaston Gallimard à qui Bedel l'avait porté, mais tout à fait en désespoir de cause. Et puis il a eu le prix Goncourt, ce qui a encouragé Gallimard, et, je pense, tous les éditeurs.