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un tableau de la série des otages

Grâce et atrocité de Fautrier

Jean PaulhanJean Fautrier

Il m'arrive de me demander à quoi tient l'évidente, l'insolite grandeur de Fautrier. Il m'arrive aussi de m'interroger sur la place qu'il tient dans la peinture moderne. Sitôt que je cherche en ce sens, voici ce que je trouve.
D'abord, précisons un point. C'est que j'ai le droit de parler à propos de Fautrier — comme de Braque ou de Ben Nicholson —de “peinture moderne”. On me dira que Raphaël ou Fra Angelico, eux aussi, ont été modernes dans leur temps. Sans doute mais, si je peux dire, ce n'était pas exprès. Le temps et l'espace paraissaient à Angelico (comme aux Égyptiens ou aux Hindous), d'après tout ce que nous savons d'eux, choses plutôt négligeables. Évidemment, Dieu s'en était servi : il lui fallait bien, de façon ou d'autre, animer la matière. Mais ce n'était guère que pour rappeler à l'homme son caractère périssable : au fond, pour l'humilier. L'homme se défendait en y pensant le moins possible.
Au contraire, le héros de notre temps est tout prêt à dire : “Nous autres Modernes...” Et s'il ne le dit pas, il le pense. C'est que nous avons cultivé cette curieuse science, l'histoire, jusqu'à ne pouvoir plus dire simplement, d'un tableau ou d'un moment : “Ça me plaît, ça me dégoûte, ça m'enchante...” Non, il nous faut commencer par : “C'est du gothique, cela vient de la Renaissance”, et le reste. De sorte qu'il s'agit avec les artistes d'aujourd'hui d'une modernité en quelque sorte redoublée, d'une modernité à la seconde puissance. Il serait peu qu'ils soient, en fait, modernes. Ils se figurent encore qu'ils le sont. Ils veulent l'être, et rien ne les en fait démordre. C'est un premier point, et voici le second.

C'est que les critiques éprouvent, devant l'œuvre des peintres modernes, une curieuse gêne. Non qu'ils renoncent à en parler. Ah ! certes non. Et même ils en parlent volontiers sur le ton de l'enthousiasme, et de l'adoration : sans faire la moindre réserve ; ils n'arrêtent guère d'évoquer à leur propos la condition humaine et les rythmes cosmiques, les fonctions vitales et l'âme dans son for intime, bref, ce que l'éthique, les sciences et la métaphysique ont de plus profond. Mais ils ont curieusement renoncé à les juger. Et, par suite, à les comparer entre eux. La critique observera volontiers que les racines de l'art de Staël, ou même de Dali, pénètrent jusqu'à la troisième couche (ou la cinquième, ou la dixième) de l'inconscient. Mais Staël est-il meilleur peintre que Dali (ou Miró que Hartung), est-il même simplement un grand peintre ? et faut-il à l'artiste pousser jusqu'à la dixième couche ou se contenter, par exemple, de la troisième ? Personne ne songe à nous renseigner là-dessus. Or c'est toute la question.
Qu'il y ait là un fait nouveau — nouveau, comme est nouveau l'art moderne —, c'est ce qu'on m'accordera, je pense, facilement. Si discutables que soient par ailleurs les vieilles, les respectables doctrines de l'art autonome, de l'art modèle ou de l'art personnel — Croce, Berenson, Wölfflin, Venturi —, elles nous permettraient au moins de trancher, du premier coup, que Rembrandt était un meilleur peintre que Raphaël et Uccello que Vinci (ou le contraire). Mais il semble que modèles et valeurs à la fois nous aient été retirés.
Voici un dernier trait, qui suit du précédent : c'est que la peinture pose de nos jours à la critique — et d'abord au peintre lui-même — un problème moral plutôt qu'un problème esthétique. Qui songerait à parler encore de beauté, de grâce ou de laideur ? Cependant Picasso n'hésite pas à dire que Cézanne, s'il avait vécu et pensé comme Jacques-Émile Blanche, ne l'intéresserait pas un instant. Ce qui le touche, à l'entendre, dans une toile de Van Gogh, ce n'est pas la chaise ou le soulier, ce n'est pas la fureur des traits ou les rafales de couleurs, non, c'est simplement le tourment de l'homme. A quoi M. Julien Alvard, qui par ailleurs abonde dans le sens de Picasso, ajoutait tout récemment que le tableau moderne ne vaut — pureté, franchise, passion, sensualité — que par ses vertus éthiques. Bref, les valeurs seraient toujours là. Elles auraient simplement changé de sens, et de nature.
Pourtant, dira-t-on, c'est le tableau seul qui nous est donné, et s'ils n'avaient pas peint, qui donc connaîtrait Van Gogh ou Cézanne ? Sans doute. Il reste que ce que nous jugeons dans le tableau, ce n'est plus comme jadis un objet, pomme ou soulier — c'est une opération : c'est l'esprit dans lequel l'artiste a peint le soulier ou la pomme, c'est son souci ou son tourment, sa démarche personnelle avec les obstacles auxquels elle s'est butée. Il est temps de revenir à Fautrier.

Qui suit Fautrier patiemment tout au long de son ouvrage passe d'abord par des moraines et des glaciers sombres, des nappes froissées, des paysages volcaniques. Ce qui frappe dans les toiles de cette période, c'est d'abord la rage et le refus. Refus certes des écoles à la mode, du surréalisme au cubisme ; refus aussi des objets tels qu'ils se montrent : une poire ouverte semble une tranche de jambon. Ce glacier est-il un véritable glacier ? Si l'on veut (dit Fautrier). C'est aussi la maîtrise des couleurs, l'extrême virtuosité : badigeons, grumeaux, écrasis semblent maintenir, à travers métamorphose ou catastrophe, les prestiges et la riche matière d'un Rubens ou d'un Turner.
Dès les Otages cependant, le refus et la rage pénètrent le tableau. Ils en sont le sens et l'émotion même : voici des corps torturés et tronqués, des visages tuméfiés, gonflés, roidis. Or il se dégage de tant d'horreurs une beauté satisfaisante et qui nous comble : une grâce atrocement fleurie.
J'en passe. Cette grâce atroce survit aujourd'hui dans les Nus, curieuses choses pantelantes, qui tiennent du moignon et du lambeau, pourtant traversées de frissons. Cependant le refus est devenu entre-temps l'armature et, si je peux dire, le dessin même du tableau. Emballages, cageots, collerettes, godets en carton, papiers plissés, il n'est pas un de ces objets misérables, à la fois transparents et solides, qui n'offre au dernier regard, avant la poubelle, sa déchirure et sa faille, bref, le même manque et le même contresens qui caractérisent la peinture moderne.
Or tous ces objets de rebut, c'est avec les plus grands égards, sous la négligence apparente, que Fautrier les traite. La faille et le refus trouvent enfin leur dignité — leur sérénité : comme s'ils étaient tout entiers passés peinture.

Donc qui suit Fautrier patiemment dans son œuvre, passant des Volcans aux Otages, et des Otages aux Objets, est conduit, j'allais le dire, à se poser des questions. Dont la première serait à peu près ceci : c'est qu'il semble que l'opération de la peinture moderne se soit faite sur Fautrier plus qu'il ne l'a faite. C'est qu'il a été découvert, bien plus qu'il n'a découvert. Et la seconde :
Il ne suffit pas de dire que la peinture moderne diffère de la peinture classique. Elle prend en nous une autre place. Elle appelle de nouveaux sentiments : une volupté, un dégoût parfois, inattendus ; on ne sait quel amour un peu désespéré, où il entre de la stupeur et du mystère — en tout cas, énigmatique, insaisissable. D'où vient sans doute que nous nous sentions privés, devant elle, de principes et de valeurs. Mais si les valeurs étaient devenues, comme la peinture, historiques ? Si le meilleur peintre était celui de qui l'opération nous initie le plus innocemment — je veux dire sans calculs ni raisons — à ce nouvel état de l'art et de l'amour ? On voit de reste toute la place, toute la grande place, qu'il faudrait dès lors consentir à Fautrier.

Ici, que chacun se prononce. Pourtant je ne crois pas que la réponse soulève de graves difficultés. C'est, à mon sens : oui, et c'est encore oui.