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Fautrier en Italie

Jean PaulhanJean Fautrier

Je ne pense pas que Fautrier reçoive en France le succès qui lui est dû, il s'en faut de loin. Pourtant il a un mérite éclatant. Pourtant il était, si je puis dire, appelé. Ce serait peu qu'il soit le premier en date des peintres informels. Il a su maintenir dans un art de fragments et de débris les couleurs précieuses et les ombres profondes, le dessin chaleureux, bref toute la ressource d'un Titien ou d'un Véronèse. Ce serait peu encore : il a réalisé le vieux rêve des peintres qui est de faire tenir en quelques lignes, à la façon d'Apelle et de Protogénès, les remuements élémentaires des hommes et des bêtes, des bois rouillés et des vagues, des nuages et des microbes. Hokusaï savait dessiner une patte de coq qui devînt l'instant d'après un fleuve sous des feuilles mortes. Ainsi chacun de nous poursuit et achève à sa guise les stries, les diagonales et les fibrilles : le monde lézardé de Fautrier. Les peintres à qui l'on reproche de ne rien figurer du tout sont ceux qui savent évoquer d'un trait, d'une déchirure, d'une simple brèche, plus de choses que nous n'en pouvons imaginer. Qu'y a-t-il cependant, dans les toiles de Fautrier, d'assuré et presque d'insolent ? Jamais ne s'est imposé avec plus d'éclat le fait du peintre, le fait du prince. On dirait qu'il n'a même pas eu besoin de se regarder peindre. Il n'y a pas de refus dans cette peinture béate mais l'enthousiasme tout pur, sans la moindre démonstration, sans la moindre réfutation : et ce n'est pas sa faute si plus d'un peintre glorieux, auprès de lui, prend figure d'élève appliqué. Simplement, voici quelque chose qui exige d'être dit. Et Fautrier le laisse passer. Ce n'est pas de lui que vient l'insolence. Mais de ces grands signes sacrés que Novalis ou Hölderlin recherchaient dans les coques d'œuf et les pliures des rochers.

J'ai dit que Fautrier est chez nous méconnu. Mais il semble que le Japon, l'Allemagne lui rendent, depuis quelques années, un juste hommage. Et l'Italie, qui lui a fait, à la Biennale, la place que lui refusait la France ; l'Italie, où viennent de paraître deux ouvrages à plus d'un égard émouvants, justes, précieux.
G. C. Argan, dans son Fautrier, matière et mémoire, ne prétend pas précisément que Fautrier ait subi l'influence de Bergson ni même qu'il ait lu ce philosophe. Il tient seulement que le philosophe et le peintre ont dû affronter les mêmes problèmes, auxquels ils ont donné peu s'en faut les mêmes solutions. C'est ce qu'il tente de démontrer avec beaucoup d'adresse et de force. Je ne le suivrai pas jusque-là. Il suffit bien que son parti métaphysique lui fasse dégager des tableaux de Fautrier plus d'un trait que nous n'apercevions pas, ou que nous apercevions mal. Par exemple :

Si Fautrier oppose sa peinture d'objets purs au pur espace de Mondrian, et son informel aux formes quintessenciées, c'est parce qu'il sent que les misères et les impuretés, les élans délivrés ou refoulés, le bien et le mal de l'existence vécue valent mieux que la pureté abstraite de la logique. Il accepte la confuse obscurité du réel, sans rien espérer de la diaphane clarté de l'utopie.

Qu'il soit donné à Fautrier de vivre la vie sans réserves, c'est le thème constant de l'étude d'Argan. Et comment se montre à nous une vie “vécue sans réserves” ? Ici Argan nous explique, d'après Bergson :

Chaque tentative faite pour dépasser la perception par la conception, c'est-à-dire pour suivre une démarche intellectuelle, conduit à un appauvrissement de la perception.

Mais supposez qu'au lieu de nous élever au-dessus de notre perception des choses, nous ne cherchions qu'à nous enfoncer en elle, pour la creuser et l'élargir. Supposez que nous y insérions notre volonté, et que cette volonté, en se dilatant, dilate notre vision, l'on obtiendra ainsi une vision analogue à la vision d'un Fautrier ; analogue aussi à plus d'un poème moderne, qui s'efforce de saisir d'un coup la totalité de la vie. Ainsi d'Un coup de dés, où pour la première fois la figure d'une pensée “se trouve placée dans notre espace”. Il est vrai, ajoute Argan, que

cette lumière glacée et resplendissante, cette correspondance profonde entre les qualités colorées de la peinture et les quantités métriques de la poésie avaient déjà été entrevues par Turner.

Argan conclut :

Une telle peinture nous donne pour la première fois une coupe fidèle de la conscience et sa figure spatio-temporelle dans la complexité et la contradiction, mais aussi dans la profondeur de ses motifs. Le répertoire de signes et de couleurs dont elle est faite nous offre un répertoire nouveau dans l'histoire de la peinture.

Cette “figure spatio-temporelle” n'est pas sans m'embarrasser. Mais laissons cela. Ce grand album, Fautrier, matière et mémoire, contient quarante-trois reproductions, la plupart en couleurs et à peu près aussi fidèles, sans tricher pour autant, que le peut être une reproduction.

Palma Bucarelli, dans son Jean Fautrier, peinture et matière, a d'abord tenté de dresser un catalogue complet de l'œuvre. Son ouvrage contient quelque huit cents photographies, dont seize en couleurs ; et une sorte de film qui nous montre en quelques pages Fautrier au travail. Mme Bucarelli se propose aussi bien de ne rien laisser échapper de l'œuvre ni de l'homme. Pourtant elle ne se montre pas du tout accablée par une aussi vaste entreprise. C'est d'un ton naturel et même allègre qu'elle nous conte la vie de Fautrier : les enfances bourgeoises et les jeux au parc Monceau ; la nurse catholique, les premières révoltes ; puis la mort du père et le départ pour Londres ; les prix à l'Académie royale, la découverte de Turner ; les flâneries anglaises. (“Toutes les bonnes choses disait Fautrier, se font dans la paresse.”)
C'est la guerre de Quatorze qui le rappelle en France. Il est gazé à Montdidier, et presque aussitôt réformé :

C'est alors qu'il se met à dessiner et à peindre, à lire aussi et à étudier avec plus d'ardeur et d'avidité que jamais : cette même avidité qui brille aujourd'hui encore dans ses yeux. Il se jette tête baissée dans Rimbaud et dans Lautréamont. Cependant il se montre par ailleurs plus sensible à la distinction de Modigliani, à la candeur d'Utrillo qu'à la rigueur technique d'un Braque.

Qu'est-il resté à Fautrier de ses admirations de jeunesse ? D'Utrillo, peut-être, un certain goût de la matière. De Modigliani, quelque souci d'élégance. De Rimbaud, l'appel aux fantasmagories. De Lautréamont, l'angoisse, le sentiment du péché : qui ne songerait, devant les Otages ou les Nus, à Maldoror : “Cette femme a vu ses os se creuser de blessures, ses membres se confondre dans l'unité de la coagulation et son corps présenter l'apparence monotone d'un seul tout homogène...”
Palma Bucarelli conclut :

Ce n'est pas à son visage, c'est à sa vie que ressemblent les toiles de Fautrier. Elles sont faites d'une même matière, on dirait de chair vive —, d'une chair palpitante et obstinée à vivre, comme il arrive, paraît-il, aux corps décapités... On dirait encore d'une conscience lucide et souffrante comme une nuit d'insomnie.

Soit. Mais il est des insomnies joyeuses ou consolantes et pleines de révélations. Et le trait qu'on peut le moins refuser aux tableaux de Fautrier, c'est encore une beauté qui dépasse la toile et la peinture même, une beauté retrouvée par quelles voies, au prix de quels sacrifices ? Giuseppe Ungaretti a dit très justement1 : “L'impression de bonheur qui s'empare de mes yeux devant la poésie, je veux dire la peinture, de Fautrier est telle que je ne songe certes pas à des raisons, à des théories ni à des soucis d'école. Me revient-elle à l'esprit plus tard, c'est encore et toujours sa singulière puissance de consolation qui me surprend.” Mais à quoi tient la consolation, et cette réjouissance qui sourd de l'horreur et de la torture ?

J'ai dit que les toiles de Fautrier donnaient peu s'en faut la même impression que les poèmes de Rimbaud : le sentiment d'un monde brisé, en débris, et comme heurté dans sa course par quelque autre monde. Ici Argan va nous répondre que tel doit être en effet l'aspect d'un monde pur, privé des liens et des enjolivements de toute sorte dont l'accablaient les doctrines, les idées : bref, l'effet d'une perception dilatée. Je le veux bien. Mais je comprends mal que l'effet de la dilatation soit, à certains égards, un appauvrissement. Pourquoi la vie sans réserve serait-elle une vie fragmentaire ? Ajoutez que Fautrier n'est pas seul en cause ; qu'il relève de toute une école moderne qui, des cubistes aux abstraits, et de Braque à Mondrian, ne semble pas avoir le moins du monde redouté la construction ni l'esprit de système. Ajoutez enfin que l'explication d'Argan offre ce premier défaut — du point de vue même d'Argan —, c'est qu'elle est une explication par des théories philosophiques (en fait, assez subtiles) et par des opinions — vraies et fondées, me dira Argan. Eh ! sans doute, mais qui n'en sont pas moins des opinions. De sorte qu'Argan ne peut ici parler sans se contredire : et plus plausible est son interprétation, plus aussi elle vient ruiner son parti pris. On n'évite pas de se demander : et si c'était le contraire ? Et s'il existait quelque pensée primitive, qui ne se laissât pas regarder de face ? Telle enfin qu'il ne nous fût donné d'en saisir que des fragments, mais d'autant plus évocateurs qu'ils sont plus fragmentaires et privés. Ainsi s'expliqueraient assez bien l'épouvante de Fautrier mais sa joie, son excès d'horreur mais sa jubilation. Non, je ne veux pas forger ici quelque nouvelle doctrine, mais simplement donner corps à une absence de doctrine et d'intention qui saute d'abord aux yeux.