Fautrier au Japon
Jean PaulhanJean FautrierSitôt qu'il s'est dégagé de l'émerveillement où le jettent la tendre chaleur de l'accueil qui lui est fait, la beauté pleine de sens des fleurs qui lui sont offertes, la grave cordialité des sourires qui lui sont dédiés, le voyageur s'interroge et se demande quelle est l'attente ou l'inquiétude que le Japon vient curieusement combler en lui.
Et voici, à peu près, ce qu'il se répond :
Depuis quelque quatre siècles, l'Occident fonde sa connaissance et sa conduite sur le principe d'une évidence à laquelle il s'agit de réduire progressivement tous les événements et tous les faits qu'il nous est donné de connaître. Nous suivons en tout ce principe et personne ne peut dire que les effets en soient très heureux : nous en sommes venus au point où il n'est rien, sous la pression de tant d'évidences, qui ne soit près de s'évaporer — de disparaître et nous du même coup. Encore avons-nous eu cette chance extraordinaire (et parfaitement imméritée) qu'il ne se soit pas encore trouvé un seul savant — parmi ceux dont dépendait le sort du monde — qui fût d'avis qu'en effet le monde ne méritait que de disparaître.
Mais il serait insensé d'espérer que cette chance pût durer toujours. Je ne voudrais pour rien au monde tenter d'éclairer de tout point ce qui est par nature secret. Pourtant, l'on voit bien en quel sens le Zen ressemble aux procédés par lesquels il nous arrive de trancher une conversation, en disant : “Assez de raisons et d'objections, c'est un fait que...” (par exemple, que Napoléon est mort à Sainte-Hélène ou que vous portez un chapeau gris), ou bien la mère française envoie une gifle à sa petite fille qui grogne, et lui dit : “A présent, tu sauras pourquoi tu pleures.”
Ou encore le mystique se détache des apparences, refuse la beauté, la gloire et la richesse et substitue au savoir le non-savoir. “Comment nous libérer des passions ?” demandait l'élève Ting à son maître Mou-tcheou. A quoi Mou-tcheou répliqua en brandissant son bâton : “J'appelle ceci une canne, et vous, comment l'appelez-vous ?”
Que supposent tant d'arguments et si variés ? C'est que la pensée claire ne se suffit pas à elle-même. Mais elle a besoin d'être étayée par de l'obscur. Les grains de poussière que nous voyons mener leur danse dans le rayon de soleil qui traverse une chambre obscure ne se montreraient pas à nous si chacun d'eux n'avait sa face noire. Mais notre science et notre connaissance se sont conduites de tout temps comme si de jeter une poussière de verre à la place des grains de poussière devait embellir le spectacle. Or c'est tout simplement le supprimer. Ainsi font les savants et les philosophes. C'est contre quoi le Zen et la sagesse de chaque jour élèvent de frêles défenses, des fortifications de brindilles. Mais c'est elle, cette sagesse, avec l'aide du Japon, qui devra l'emporter. Ou notre monde disparaîtra.
Cependant, à mesure que j'avançais vers le cœur du Japon, je pensais retrouver partout l'apparence et le signe de ces grandes joies. Car le trait le plus frappant du paysage japonais est que pas un endroit, fût-il le plus mince, n'y reste inactif ; les champs y sont cloisonnés comme des vitraux : tantôt rectilignes, tantôt tortueux suivant le désir de la terre et passant de l'un à l'autre sans la moindre gêne apparente. Et j'ai cru même voir, de mon avion, une rizière escalader lentement marche à marche une montagne de schiste. Or les villes ne le cèdent en rien aux vallées pour la hardiesse et la complication : il n'est pas un espace que n'y atteigne quelque maison, dût-elle étendre ses tentacules comme un poulpe, y glisser ses spires comme un escargot de mer. Cependant, tant de fourches et d'impasses ont aussi leurs faces aveugles. Comment y trouver l'ami que l'on cherche ? Il arrive que les rues n'aient pas de nom ni les maisons de numéro et c'est en vain que le chauffeur fait appel aux passants, aux promeneurs, aux enfants même. Il désespère vite, et il semble que les villes aient été inventées pour cacher les hommes bien plus encore que pour les éviter. “J'habite, dit l'ami qu'enfin nous avons découvert, une maison si bien dissimulée qu'il faut, pour la trouver, m'avoir connu depuis mon enfance.”
Qu'est-ce que l'art japonais ? C'est le léger défaut ou le manque dans l'extrême perfection (comme si la nature à son tour prenait la parole, et que les rôles fussent renversés). La dissymétrie des constructions donne au promeneur le vif sentiment de l'espace, un paravent barre à demi l'entrée de la maison ; le jardin qui tourne et se dissimule semble propre à égarer le visiteur : pourtant l'on y rencontre — rochers, lacs, ponts et arbres — la nature tout entière, mais disposée de telle sorte qu'on ne puisse jamais la voir tout entière d'un seul regard. Les contemporains de Saint-Pierre de Rome admiraient que cette immense église eût l'air d'une miniature. Mais le voyageur admire qu'au Japon chaque miniature — haï-ku, bouquet, calligraphie — ressemble à la nature entière, mieux : la révèle et en quelque sorte la laisse passer. “Je laisse la harpe, dit Peiwoh, chanter à ma place.” Je suis content que l'occasion m'ait été donnée d'écrire ces quelques mots à l'occasion d'une exposition à Tokyo des tableaux de Jean Fautrier, qui n'est pas seulement le premier en date des peintres modernes et des Informels : qui est entre tous les peintres modernes le seul qui ait su maintenir, dans la perfection de ses toiles, toutes les ressources et les charmes infinis de la vieille peinture.
Encore sait-il mettre tant de qualités au service non plus d'idées abstraites et de combinaisons de la réflexion humaine — comme faisait l'ancienne peinture — mais, dirait-on, de quelque objet mystérieux à multiples faces qu'il cerne et qu'il tente de retenir. Et ce n'est pas, dans ses toiles, le pur esprit qui s'assimile une nourriture évidente mais au profond de l'âme une communication et notre pensée soudain déplacée dans sa région la plus secrète, faite d'ombre et de clarté — enfin, pour le dire d'un mot — le plus japonais de nos peintres ou — c'est tout un — le plus véridique : celui qui ressemble le mieux au monde entier, et par là le protège et l'aide à continuer.