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couverture du Journal de Psychologie normale et pathologique

Essai d'interprétation de quelques rêves, par A. Maeder, 1907

Jean Paulhan

Compte-rendu de lecture paru dans le Journal de Psychologie normale et pathologique, Tome II, 1907, p. 48.   Voir l'original dans Gallica

in : Mémoire, Imagination et Opérations intellectuelles (210) — Essai d'interprétation de quelques rêves, par A. Maeder (Zürich), Archives de Psychologie, t. VI, n° 24, avril 1907.

I. M... admet, dans ses grandes lignes, la théorie du rêve de Freud. Le rêve résulte de deux forces antagonistes : un désir, refoulé à l'état de veille, qui tend à se réaliser et une censure qui l'arrête au passage et le déforme. Les procédés utilisés pour cette déformation sont : 1° la condensation, ou la fusion d'éléments étrangers en un seul ; 2° le déplacement ou transfert, qui est « la décentration de l'intérêt des idées à coefficient émotionnel sur celles qui sont insignifiantes, d'où l'idée courante que l'on rêve de bagatelles qui n'ont pu attirer notre attention pendant la journée »; 3° la dramatisation, ou représentation concrète, symbolique des idées.

Quant au désir refoulé qui cherche à se réaliser dans le rève, il « monte des profondeurs du subconscient »; il est généralement des plus égoïstes et sans égard aucun pour quelqu'un d'autre que le moi. De là vient l'oubli du rêve, car notre attention, dans la vie normale, ne se porte que sur ceux de nos désirs susceptibles d'une utilisation sociale. Du point de vue du désir, on peut distinguer trois sortes de rêves : 1° ceux qui sont la réalisation manifeste d'un désir non refoulé (on a refusé du chocolat à bébé. En rêve, la nuit suivante, il en reçoit un paquet); 2° ceux qui sont la réalisation voilée d'un désir latent et refoulé (voir plus loin le rêve du serpent); 3° ceux qui représentent la réalisation peu voilée d'un désir refoulé (une dame roumaine, qui ne s'entend pas assez avec son mari, rêve qu'elle est violée par un gros chien).

II. Le procédé suivi par M... pour analyser de nouveaux rêves a été le suivant : le sujet choisi raconte le rêve à son réveil. M... lui demande, à propos de chaque élément de ce rêve : « Que vous vient-il maintenant à l'esprit sur ce point ?» Le sujet doit répondre tout à fait sincèrement et sans exercer de faculté critique quelconque. M... observe en même temps sa mimique, l'accent de sa voix et ses altérations ; il doit faire preuve ici de beaucoup de finesse, comme le sujet de beaucoup de sincérité.

III. Les observations de M... portent sur quatre rêves. Voici celui qui est sans doute le plus important.

Rêve d'Ida, une jeune fille de vingt ans : (A), je suis à E... et traverse un grand pré, pour cueillir des belles marguerites ; un chien arrive en aboyant et je me sauve sur le chemin, effrayée... je suis couchée sur le bord du chemin; un serpent est appliqué sur mon cou, à gauche, j'ai très peur ; impossible de m'en défaire... le Dl R... arrive, applique quelque chose de très drôle qui me délivre. Celle méthode m'étonne, mais je ne dis rien.

(B). J'arrive dans un grand jardin ombragé, où un jardinier arrose.

(C). Je suis devant la porte et je dois faire un dessin ; je fais le ciel, trois croix qui sont les étoiles, je suis très ennuyée et je ne sais que faire. P... arrive et me tire d'embarras en dessinant une grande barque du Léman. Je suis très contente...

Voici maintenant les renseignements obtenus par M... et les conclusions qu'il en tire.

(A). « Le serpent et le chien. » Ida dit : « Le serpent est la punition d'avoir pris les fleurs, je l'ai méritée. A E... (maison de campagne) je n'osais pas fouler l'herbe, le fermier envoyait le chien sur les passants qui cueillaient des fleurs. J'ai souvent cueilli des marguerites pour leur demander : « M'aime-L-i), un peu, beaucoup... » Ida dit encore : « J'ai très peur des serpents. Le serpent, Eve et la pomme. Le serpent du rêve est petit, appliqué sur le côté du cou. Je cherche à m'en défaire mollement, sans y réussir ; d'ailleurs il ne mord pas et ne fait pas de mal, mais c'est désagréable ; en cherchant à l'écarter, j'ai l'impression de toucher un petit chien ; c'est poilu. »

Le Dr R... est le médecin de sa famille ; Ida raconte quelques souvenirs sur lui : « Un jour en présence de ma famille il raconta que la tsarine venait d'accoucher d'une fille. Nous étions des gamines de sept à huit ans et nous fûmes à la fois très intriguées et très fières : on nous avait parlé de maternité et d'accouchement. » Ida raconte encore, non sans résistance d'ailleurs, qu'à la leçon de religion, les gamines souriaient d'un air entendu quand on leur parlait du serpent. Elle se souvient encore de quelques conversations avec des fillettes de son âge sur des sujets nettement érotiques. Elle a vu plusieurs fois, notamment à E...,des scènes de chiens « qui se grimpaient sur le dos ».

En voilà assez, conclut M..., pour dire que le rêve entier est une « fantaisie sexuelle ». Le serpent et le chien sont des symboles courants pour désigner l'homme. (Cf. Gubernalis : Mythologie zoologique. Dans le Tuti-Namé, le coït est appelé un jeu de serpents. Id. les promesses du serpent à Eve.) Le chien qui se jette sur Ida, le serpent qui est fixé à son cou, c'est le mari qui vient et qui la prend. Le serpent se change en petit chien, au toucher ; il touche le cou d'Ida, et Ida raconte plus tard qu'au même endroit elle avait reçu, deux ans avant, un baiser d'un bon ami.

« A l'époque où j'eus ce rêve, dit Ida, j'étais dans un état d'énervement et de tension particulière. Très éprise de Samuel, j'attendais avec impatience sa visite promise. »

On trouve chez toutes les jeunes filles de cet âge, conclut M..., des rêves d'un semblable contenu.

(B). Le jardin.

Ida dit : « Le jardinier de Douvres, où habitait Samuel, avait une allure mystérieuse. Il me rappelait Putois (d'un conte de A. France, Putois, le père des enfants illégitimes du village). Il tenait une lance et arrosait. M..., un jeune homme que je connais, se lève tous les jours à cinq heures pour arroser le jardin. (La réponse sur arroser est évasive. Ida semble fuir le mot.) Le Paradou (dans La Faute de l'abbé Mouret, de Zola) est un magnifique jardin. « La veille, j'ai risqué d'être arrosée en passant près d'un jardin. »

Pour M..., le rêve est encore une « fantaisie sexuelle »; dans chaque association, sauf la dernière, il y a des allusions plus ou moins directes à des faits sexuels : Putois, la lance (symbole au même titre que l'épée ou le poignard, ou tout objet pénétrant), arroser (uriner), le Paradou, le grand jardin ombragé dont Ida a parlé en racontant son rêve.

A propos de ce jardin, M... remarque que, de façon générale, la forêt, le jardin représentent le pubis, dans les légendes et les contes (Cf. Lefèvre et de Gubernatis).

(C). Le paysage dessiné.

Ida dit qu'elle ne sait pas dessiner et que cela l'ennuie. Les étoiles qu'elle a dessinées sont des croix — poésie — un ver de terre amoureux d'une étoile. — N... l'a invité à faire une promenade en barque à voile, elle a refusé, parce qu'il veut toujours lui faire la cour. Il récite souvent des vers où il est question d'étoiles.

Pierre, son camarade d'enfance, lui a écrit, il y a un an, une belle lettre, qui lui a fait une vive impression, dans laquelle il décrivait le profil des voiles du Léman.

Interprétation du rêve : la forme de la voile rappelle celle d'un poignard ou d'un objet pointu. De plus, elle est dessinée par un jeune homme, qui n'est pas indifférent à Ida. Cette voile est sans doute un symbole sexuel.

La voile est dirigée vers l'étoile. Or l'étoile désigne souvent la femme (une brillante actrice, un ver amoureux d'une étoile). Un amant, en Suisse, « appelle son aimée une étoile ». Dans quelques villes de la Suisse française, les jeunes filles appellent leurs organes génitaux « l'étoile ». Les étoiles du rêve sont dessinées par la jeune fille. Lorsque le dessin est achevé, c'est « un joli paysage, dit Ida, et tout est très bien ».

Il s'agit donc encore et toujours d'après M..., d'une fantaisie sexuelle, sur le même thème, avec une mise en scène différente et très raffinée.

JEAN PAULHAN.