Cerveau et pensée, par A. Binet, 1906
Jean PaulhanCompte-rendu de lecture paru dans le Journal de Psychologie normale et pathologique, Tome II, 1906, p. 538. Voir l'original dans Gallica
in : Etudes sur le système nerveux (195) — Cerveau et pensée, par A. Binet (Paris). Archives de psychologie, n° 21-22, juillet-août 1906.
Comment la pensée « prend-elle contact » avec le cerveau ? L'habitude est courante de considérer la pensée et le cerveau comme deux choses entièrement hétérogènes, et plusieurs systèmes métaphysiques sont partis de cette distinction ; lorsque nous nous représentons les qualités ou l'esprit d'un de nos amis, nous ne songeons pas en effet, à son cerveau grisâtre et mamelonné.
Mais il y a là entre la pensée et le cerveau un simple contraste, plutôt qu'une hétérogénéité. Si la tête de notre ami était transparente, nous nous souviendrions de son cerveau comme de ses yeux, avec plaisir. Que la paroi du crâne se trouve opaque, cela fortifie beaucoup notre sentiment de l'hétérogénéité du cerveau et de la pensée.
Cette hétérogénéité, le système paralléliste l'admet : pour lui, pensée et cerveau sont deux choses absolument distinctes, qui fonctionnent séparément, sans se gêner ou s'unir ; comme entre deux chevaux de course qui partent ensemble au geste du starter, il n'existe entre eux qu'une relation de simultanéité dans le temps.
Mais le parallélisme exagère sans doute la différence qu'il y a entre le cerveau et la pensée, la série mentale et la série physique ; quand je regarde un objet, mon cerveau, qui me sert à cette perception, est un corps aussi matériel que l'objet que je regarde : c'est un corps différent, c'est vrai, mais pas plus différent que ceux qui peuvent se succéder dans une de mes perceptions. Après avoir regardé ma table, je regarde mon chien ; la différence entre ma table et mon chien n'est pas plus petite, ni plus grande, elle est faite de même ordre que la différence entre un de ces objets et mon cerveau : par conséquent, si ma pensée, dans cet exemple, consiste à percevoir un objet, et si cette perception d'objet contient juste autant de matière qu'il y en a dans mon cerveau, on n'a pas le droit d'opposer cerveau à pensée, et de dire : « ce sont deux phénomènes qui n'ont rien de commun ».
Le cerveau et la pensée d'un objet font donc partie d'un même monde physique. Il faut expliquer leurs relations mutuelles, comme celles qui doivent exister entre deux éléments qui appartiennent à ce monde physique et sont par conséquent capables d'agir l'un sur l'autre ; l'on étudiera ici successivement la relation de l'objet extérieur en tant que stimulant avec le nerf et le système nerveux, et la relation du système nerveux avec le phénomène de conscience,
I. Un objet est extérieur à nos organes des sens ; il agit sur eux, il les excite et de telle façon que toutes ses propriétés connaissables sont intro- duites, d'une manière ou d'une autre, dans le courant nerveux qu'il il provoque. Tout se passe à peu près comme dans un fil de téléphone qui, avec une âme de métal ayant quelques millimètres de diamètre, transmet la voix d'un grand orchestre, au prix d'une transformation provisoire dans la nature du phénomène à véhiculer. De même le nerf excité par du rouge, ne rougit pas, mais vibre d'une certaine manière qui correspond au rouge.
II. Comment s'établissent maintenant les relations entre le système nerveux et la conscience ?
B. étudie séparément les points suivants :
A. le système nerveux, considéré en tant qu'objet physique constitue un système clos qui se suffit à lui-même, et n'a point besoin de la conscience.
B. D'ailleurs, comment le rattacherait-on à la conscience ? Si cette conscience ne présente pas de caractères matériels, on ne peut évidemment lui trouver de points de contact avec le corps : chercher ces points de contact, c'est poser un problème factice, puisqu'on doit pour cela faire de la conscience un objet et la considérer comme une sensation.
C. Mais les objets que nous percevons sont, eux, de nature matérielle ; donc la relation de ces objets avec notre cerveau qui est également maté- riel peut être observée et décrite.
D. D'autre part, tout ensemble de pensées se projette constamment au dehors; quand je regarde un objet, je vois surtout cet objet ; à peine si je m'aperçois que la bordure de mon champ visuel est formée en haut par mes sourcils et en bas par ma moustache ; à plus forte raison je ne vois ni mon œil, ni mon nerf visuel, ni mon centre optique. Ainsi ce que notre conscience saisit, c'est toujours ce qui est étranger au cerveau. Et le cas est le même pour les perceptions auditives et même pour les émotions.
Donc les phénomènes psychiques ne sont pas renfermés dans le système nerveux. Ils sont au dehors, en contact avec les nerfs sensitifs. Et la psychologie étudie toutes les excitations extérieures qui peuvent frapper ce système ; dans le cas même du souvenir, l'excitation reste, par son origine première, extérieure au cerveau. Toute la connaissance fonctionne comme une excitation de ce cerveau.
E. Mais en même temps, ce cerveau est la condition de la connaissance. (Les objets perçus ont besoin du système nerveux, non pour être, mais pour être perçus). Il est aussi la mesure de la connaissance (parmi toutes ses propriétés connaissables de l'objet, la conscience ne saisit que celles qui ont traversé le nerf).
F. Par là, la réalité des objets nous échappe. L'apparence qui est la sensation diffère, selon la nature du nerf intermédiaire, de la réalité, de l'X, dont on connait seulement l'existence. Il s'ensuit que tout objet peut être considéré sous une double forme, en tant que sensation, ou en tant que X, cause inconnue de nos sensations. Ce sont là comme deux plans dans lesquels on peut localiser un même objet. Et nous pouvons très bien nous mouvoir dans un même plan, comparer une sensation à une autre, les coordonner entre elles ; c'est ce que fait la science expérimentale ; mais ce que nous ne pouvons faire, c'est nous placer à la fois dans les deux plans, mêler X à la sensation : car dans ce cas, en réalité, ce n'est pas de X totalement inconnu que nous nous servons, mais d'une sensation que nous mettons à sa place ;
Reprenons maintenant la relation du système nerveux avec la pensée : si nous considérons le cerveau sous forme de sensation, si nous prenons le cerveau-sensation, nous avons le droit, comme nous l'avons fait, de le mettre en rapport avec l'objet sensation ; si, d'autre part, nous envisageons le cerveau tel qu'il est en lui-même, non dans la sensation que nous avons en l'apercevant, mais dans sa réalité, c'est alors le cerveau X, et nous pouvons le mettre en relation avec l'objet extérieur tel qu'il est en lui- même, l'objet X : nous restons dans le plan des X et tout cela est très légitime. Mais lorsque nous disons : le cerveau est producteur de la pensée, que faisons-nous ? Nous passons d'un plan à l'autre. Pour la représentation de la vie consciente, nous prenons l'objet-sensation, et comme cause génératrice de cette vie consciente, nous prenons le cerveau-sensation avec toutes les propriétés de forme, de couleur que nous lui connaissons, alors que la vraie cause génératrice de la vie consciente, c'est le cerveau X, le cerveau inconnu et inaccessible, dont nous ne pouvons saisir la relation avec notre pensée puisque nous ne savons comment il est fait.
Jean PAULHAN.