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tableau représentant des joueurs de boules

Boules

Jean Paulhan

Je demandais à mon grand-père : « et qui y aura-t-il à la partie de dimanche prochain ? » Il me répondait : « il y aura tout le monde. » Ce tout le monde c'était les grands joueurs, les gros bras comme on disait, ceux de Quissac et de Nîmes, de Toulon, de Hyères et de Marseille. Enfin, tout ce qui comptait dans le jeu de boules, tous ceux dont on aurait eu plaisir à serrer la main ; par exemple, M. Périer ou M. Chassan, ou encore M.Clarond l'aîné.
Mon grand-père n'était pas de toutes les parties, non. Mais il était de tous les spectacles : de cette longue double queue dont tous les membres suivaient des yeux chaque boule en oscillant de la tête, en se trémoussant des jambes, en se tordant le torse, en respirant fort. Il y en avait combien ? Il y en avait bien — à mon sens – cinq ou six cents, qui s'entraînaient à l'époque pour les Olympiades. Je pariais, il va de soi, pour mon grand-père. Mais ce fut un joueur monégasque, M. Rengo, qui remporta la médaille d'or. Dans les années qui suivirent, on retira même les boules du programme : c'était les pays étrangers, paraît-il, qui nous avait trahis : il ne s'en était trouvé que 12 pour réclamer le jeu. Il en eût fallu 17 au moins.
Pourquoi est-il si agréable de voir une boule, de la tenir, de la caresser ? Je n'en sais trop rien. C'est peut-être qu'elle est un objet étrange : elle porte à la perfection toutes les courbes qui nous enchantent dans un fruit, dans une joue, dans une fleur ou dans un sein. On ne peut pas faire mieux. Il y a plus étrange encore : une boule demeure, jusqu'à la fin de sa course, pleine de surprises ; c'est que le bon joueur en la lançant lui a donné deux mouvements contraires. Elle vole vers le but, c'est le plus évident. Mais une fois qu'elle a touché terre, elle peut aussi bien faire retour (légèrement) vers le joueur qui l'a lancée, que pencher vers la droite ou la gauche. Tout dépend de l'effet qu'on lui a imprimé en la faisant rouler sous la main. Bref, elle est agitée à la fois de deux mouvements, dont le premier la porte en avant, l'autre en arrière ; de là ses hésitations et si je peux dire son intelligence. Goethe admet que toute réflexion prend son départ dans une contradiction. Pasteur tient qu'on trouve une dissymétrie à la base de chaque phénomène. Ce sont là de grandes vérités, que nous rappelle à tous les instants le jeu de boules. D'où vient sa gravité, en quelque sorte religieuse. Je parle, il va de soi, du vrai jeu de boules, non pas de la pétanque ni du jeu lyonnais : du jeu provençal.
Quelle vie menait-on dans les temps dont j'ai parlé ? Voilà ce qu'il nous est devenu difficile d'imaginer. C'est à l'âge de 28 ans que mon grand-père renonça à l'épicerie où il excellait et, en général, à toute sorte de travail. Mais non pas aux boules ou il s'exerçait chaque matin dans son mazet avec quelques voisins qui – à mon sentiment – ne le valaient pas.