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couverture de la revue Le Spectateur

L'argument des identiques, 1911

Jean Paulhan

[Article paru dans Le Spectateur, tome troisième, n° 29, novembre 1911, p. 430-456]

Cet orateur socialiste dit : "Vos préjugés contre le socialisme viennent de ce que vous le connaissez mal : je vous le ferai connaître ; ou bien de ce que vous avez des idées inexactes sur le fonctionnement d'une société moderne : je veux les rectifier."
Et cet autre : "Vous croyez à tort avoir des préventions contre le socialisme : je vous montrerai qu'elles ne sont qu'une illusion. Votre condition, vos désirs, vos sentiments vous font socialiste comme nous le sommes nous-mêmes."
Le premier orateur admet que ceux qui l'écoutent ont une opinion différente de la sienne ; il cherchera à les convaincre, à les amener à lui par de lentes transitions. Mais le second orateur affirme tout d'abord que ceux à qui il s'adresse sont pareils à lui ; il le leur prouvera ensuite, par le détail. L'un suit une méthode d'absorption. Nous appellerons la méthode dont use l'autre : l'argument des identiques.

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I. — LES DIVERS ASPECTS DE L'ARGUMENT DES IDENTIQUES.

A. — Un exemple.

Une brochure de propagande révolutionnaire, la Lettre à un paysan (1) de Loquier, n'est qu'un long argument des identiques. Nous en citerons les passages essentiels. L'auteur s'adresse à un jeune soldat envoyé à Paris pour la répression d'une grève :
"Ceux que tu es appelé à sabrer voulaient une chose très simple ; mieux vivre et moins peiner. Leurs maître, oisifs, prirent peur, et le gouvernement vous fit alors venir, vous enfants du peuple, pour maintenir ce peuple dans l'esclavage. Car les riches ont toujours agi ainsi : tenir l'esclave en respect par l'esclave lui-même." (2)
Voici donc un premier argument : tu es du peuple, comme nous, révolutionnaires, et par là esclave comme nous. Et ce que nous voulons est si simple, si légitime que, sans doute, tu le veux aussi. Qui ne souhaite de mieux vivre ?
"Au fur et à mesure de la marche du progrès, le peuple s'instruit. Nous arrivons à une époque où déjà beaucoup de jeunes gens des villes, par la facilioté qu'ils ont d'apprendre l'histoire des luttes sociales, refusent de tirer sur le peuple : nos jeunes amis prennent possession de leur conscience d'ouvriers." (3)
Toi aussi, par la marche du progrès, tu es donc appelé à t'instruire, à prendre possession de ta conscience d'esclave.
"Un seul espoir reste aux classes privilégiées : la campagne ! les paysans ! Tu as remarqué, en effet, que les gens des villes ont l'esprit plus alerte, plus subtil que nos paysans, ce qui fait même qu'ils se moquent d'eux. Cela est ridicule, car la plupart des citadins devraient se souvenir qu'ils sont les paysans d'hier." (4)
Donc tu es peut-être, paysan, un citadin de demain. Il n'y a, entre les révolutionnaires et toi, aucune séparation profonde : ils étaient hier pareil à toi.
"Les journaux, les livres, les conférences sont la cause du développement intellectuel des ouvriers. Mais les paysans commencent aussi à se remuer un peu. Dans les campagnes du Midi, des masses de paysans se sont groupés et ont signifié aux exploiteurs qu'ils ne voulaient plus être leurs nègres ou leurs mercenaires."
Les paysans, par leur seul effort, savent aussi devenir révolutionnaires. Tu ne peux donc manquer de l'être un jour, même si tu ne te fais pas ouvrier.
"Je te pose maintenant cette question : voulez-vous, vous les victimes, servir encore vos ennemis et les nôtres ? Si tu as bien compris, je ne doute pas de ta réponse. Tu auras une belle tâche à accomplir à ta sortie prochaine du régiment, celle de faire lire ma lettre à tous ceux que tu connais. Vous pourrez acheter en commun des brochures, des livres..." (5)
Et tu es dès maintenant convaincu. Comment ne le serais-tu pas ? Voici donc ce que tu devras faire...

Ainsi le raisonnement devenait à chaque endroit plus pressant : "Tu es de même condition que nous, tu as les mêmes désirs, tu auras demain la même science ; ceux qui étaient semblables à toi sont maintenant pareils à nous ; ceux qui sont semblables à toi deviennent pareils à nous ; toi-même, en lisant cette lettre, tu es devenu révolutionnaire."
D'un argument qui consiste à répéter à la personne que l'on désire convaincre : "Mais vous allez être convaincue ! Vous êtes déjà convaincue !", l'on pourrait penser qu'il est un procédé accidentel et maladroit pour éviter de poser la question essentielle. L'universalité de l'argument des identiques dément une telle hypothèse.

B. — Formes simples de l'argument des identiques dans les discussions, les conseils, les réclames.

Il est une ruse que les parents emploient volontiers pour faire accepter à leurs enfants un cadeau qui risque de leur déplaire. Elle est de dire : "J'ai bien deviné ce dont tu avais envie, sans oser les dire : voici un tambour, ou un gâteau." Et les enfants, à l'ordinaire, se laissent convaincre.
"J'ai eu un principe constant dans ma conduite avec les élèves, dit un professeur : ne jamais les croire capables d'une mauvaise action, et le leur dire, jusqu'à ce que l'évidence me forçât. Un enfant avait volé un crayon : il le niait avec force. Je lui dis : "Je te crois incapable d'un mensonge. Tu n'as pas volé ce crayon." Ce même enfant, touché par la bonne opinion que je paraissais avoir de lui, fit preuve, par la suite d'une grande sincérité."
"Je te crois incapable d'un mensonge", voilà dans toute sa simplicité, l'argument qui suppose l'identité morale des deux interlocuteurs, et que le résultat qu'il fallait atteindre est déjà obtenu. Les auteurs qui ont écrit des ouvrages de pédagogie remarquent la force d'un tel argument : un enfant à qui l'on avait dit un jour : "Comme tu as envie de te laver les mains ! qu'il est gentil d'être si propre !" sans qu'il ait eu le moins du monde l'envie qu'on lui prêtait, devint, par la suite, fort soigneux de sa personne.

Ainsi l'emploi de l'argument des identiques suppose que l'on connaît, mieux qu'elle-même, les désirs, les opinions, les goûts de la personne à qui l'on s'adresse. "Je ne veux être que votre représentant" dit le candidat à ses électeurs. — "Je ne suis que votre porte-paroles, dit M. ?Hervé aux paysans de l'Yonne. Mes théories antimilitaristes ne sont pas à moi ; c'est vous qui me les avez confiées en me donnant le soin de les défendre". Ainsi, un orateur en tournée, se présentant à de nouveaux auditeurs, les félicite parfois d'être plus profondément attachés à la République, ou bien à la doctrine socialiste que lui-même, et de l'avoir prouvé.
"Alors, pourraient-ils répondre, à quoi bon prononcer un discours ? — C'est qu'il convient encore d'éclaircir quelques points de détail." Il n'ose pas toujours dire : "C'est que je connais bien mieux que vous ce que vous pensez". Mais il peut le croire.

Une réclame est un argument. Elle s'adresse à une personne supposée hostile ou indifférente ; elle lui demande une chose bien simple : acheter un savon de telle marque, un habit de tel tailleur plutôt que tout autre. Or la réclame procède volontiers par l'argument des identiques. Un journal quotidien offre à ceux de ses lecteurs qui s'abonnent avant une date fixée le remboursement, en objets divers, de l'argent versé par eux. Deux jours, trois jours avant cette date, des avis paraissent dans ce journal. "Songez que vous n'avez plus que trois jours, deux jours, pour vous abonner à Excelsior". Ainsi, que le lecteur désirât prendre un abonnement, l'on ne voulait pas en douter : seulement il pouvait se tromper de jour, s'y prendre trop tard, et on lui donnait un simple conseil.
Qui ne se souvient d'annonces telles que : "A la demande générale, M. ?X... consent à jouer encore une semaine le rôle du vicomte dans la pièce de..." ou bien "Le phonographe que nous présentons aujourd'hui au public réalise le rêve longtemps caressé de toute la famille. Déjà les demandes affluent dans nos bureaux." ?
MM. Jaurès ou Maurras disent à leurs lecteurs ouvriers ou "français" (6): "Vous étiez socialistes, royalistes, sans le savoir : mais notre doctrine, en vous révélant à vous-mêmes votre volonté profonde, vous apporte aujourd'hui la tranquillité de la raison. Vous nous attendiez. Avec quelle joie vous allez maintenant nous accueillir !".
On lit dans le Petit Méridional du 12 février 1911 "Les habitants hernieux de Saint-Hippolyte-du-Fort attendaient avec impatience l'arrivée dans nos murs du représentant de la maison X... Nous sommes aujourd'hui en mesure de les renseigner : il se tiendra à leur disposition le... à l'hôtel..."
Il ne faut voir nulle ironie dans de tels rapprochements. Le raisonnement persuasif a ses lois qui s'imposent à un commerçant comme à un écrivain politique. L'argument des identiques est sans doute l'une de ces lois. Réduit à son ossature, mais conservant encore une part de sa force, nous le retrouverions dans des discussions familières :
"Tu t'es mal conduit envers moi.
— Non.
— A quoi bon le nier ? Réfléchis une minute et tu verras que j'ai raison."
Ou bien :
"Tu m'as menti.
— Non.
— Si, tu m'as menti ; et puis tu sais bien toi-même que tu m'as menti."

C. — Formes complexes de l'argument des identiques.
Lieux communs de propagande.

Une doctrine ne vit pas sans affirmer son existence et sa vitalité, et qu'elle sait s'imposer aujourd'hui à ceux-là qui la repoussaient hier, et qu'elle s'imposera demain à ceux qui la repoussent aujourd'hui. Le lecteiur de l'Action française croit aux progrès incessants de la cause royaliste, le lecteur de l'Humanité au triomphe proche du socialisme, et le lecteur du Temps estime que le nombre de républicains modérés s'accroît chaque jour ; cela sur la foi de leurs journaus réciproques. Or la contradiction même qui s'élève entre les affirmations de ces journaux montre qu'elles ne sont point des renseignements exacts et désintéressés, mais des arguments : un seul argument plutôt, l'argument des identiques. Des doctrines différentes savent l'adapter à des auditeurs, à des lecteurs différents. Elles ne peuvent se passer de lui. un orateur a-t-il jamais laissé entendre, a-t-il jamais dit à ceux qui l'écoutaient : "Aucun de vous ne m'approuve et sans doute, quand j'aurai parlé, aucun de vous ne pensera que je puisse avoir raison" ?
Tout socialiste admet qu'un ouvrier — par cela seul qu'il est ouvrier — est déjà à demi socialiste, indépendamment de toute étude, de toute réflexion. M. ?Guesde, se présentant à la députation, écrit sur les murs de Roubaix : "Je ne veux, ni ne puis représenter les deux classes en lutte. Je ne veux et ne puis être que l'homme de l'une contre l'autre. Qu'aucun patron ne vote pour moi. Qu'aucun capitaliste ne vote pour moi." Ce qui signifie : "Que tout ouvrier, tout prolétaire, vote pour moi." Et peut-être : "Tous les ouvriers voteront pour moi." L'expression "le prolétariat conscient" veut dire : "le prolétariat qui est socialiste", et pplus précisément : "le prolétariat est socialiste". L'on ne peut imaginer qu'un ouvrier, ayant conscience de sa qualité d'ouvrier, soit radical, par exemple, ou républicain modéré. C'est un lieu commun facile à dégager de tout discours de propagande socialiste que seul l'ouvrier à qui s'adressait le discours n'était pas encore entièrement convaincu, tous ceux de sa condition l'étant depuis longtemps.

Cependant M. ?Maurras, écrivain royaliste, répète volontiers que tout Fançais "qui pense et dans la mesure même où il pense" est avec lui. "Nos idées, ajoute-t-il, sont la somme de tous les sentiments et de tous les besoins réels épars dans le pays. Cest peu d'avoir raison ; nous avons raison avec tout le monde (7)." L'on pourrait sourire de l'illusion trop évidente. Il faut rendre à la phrase son rôle d'argument, et lire : "Puisque vous êtes Français, je vous demande d'être avec moi".

L'habileté des missionnaires chrétiens, chez les esclaves de Rome jadis, chez les peuples nègres ou jaunes de nos jours, a été, sans doute, de dire : "Vous êtes pareils à nous ; vous avez, comme nous, une âme divine ; vous êtes aussi enfants de Dieu. Et, participant ainsi à la religion chrétienne par votre nature même, vous êtes déjà à demi convertis". L'on sous-entend, à l'ordianire : "D'ailleurs, tous les hommes sont déjà devenus chrétiens. Il ne reste plus que vous". Un Malgache, un Chinois récemment converti reste surpris et incrédule si l'on veut lui apprendre que certains Européens ne sont point chrétiens.
Ainsi, en chacune de ces trois croyances : la religion chrétienne, la doctrine royaliste, le socialisme, la présence de l'argument des identiques se trahit par l'adoption d'un lieu-commun de propagande : l'"homme chrétien", le "Français royaliste", l'"ouvrier socialiste". Il serait possible d'analyser, de ce point de vue, d'autres doctrines, de distinguer ce sui est, en elles, argument, et ce qui est fait de croyance : ce sont là les deux faces de toute doctrine ; ce lieu-commun : "l'homme chrétien" est une forme de ce dogme : "l'existence de l'âme en tout homme". Ce lieu-commun : "l'ouvrier socialiste" est une forme de la croyance en la valeur sociale de l'ouvrier. Cependant, pour chaque croyant, selon l'étendue, la forme plus ou moins désintéressée de sa culture, l'une ou l'autre face sera plus apparente : dans l'esprit de ce savant, le socialisme est une formule astraite résulant l'organisation d'une société idéale ; et dans l'esprit de cet ouvrier il est ceci : "Tout pour les prolétaires et par les prolétaires". Ainsi, l'un des deux ne retient de la doctrine socialiste que sa face active et le système d'idées par lequel elle cherche à se faire de nouveaux adhérents. Et l'argument des odentiques peut ainsi modifier profondément, en raison même de son succès, la croyance qu'il sert.

Une croyance doit plus encore à l'argument des identiques ; elle lui doit son aspect d'enseignement impartial — aspect paradoxal si l'on veut songer que le seul intérêt d'une croyance est de trouver rapidement de nouveaux adeptes, et par tous les moyens. Mais l'argument des identiques, et les lieux-communs qui en sont l'expression, affirment précisément que ces adeptes sont déjà trouvés, qu'ils viennent en foule, qu'ils sont prêts à accepter sans restriction la doctrine offerte — soit pour leur nature à moitié divine, ou pour leur condition d'ouvriers, ou pour leur nationalité de Français. Il ne reste donc plus qu'à éclairer, par un simple enseignement, leur croyance inconsciente. L'orateur, l'apôtre, dupe de l'argument dont il use, croit pouvoir se montrer, sans danger, juste et tolérant. La charité chrétienne s'expliquerait peut-être ainsi. "Laissez-les, ils ne savent ce qu'ils font, dit Jésus-Christ." C'est-à-dire : "Ils sont, au fond d'eux-mêmes, chrétiens comme nous. Ils se trompent seulement sur leur nature : ils ne se connaissent pas encore".

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II. — FORME ET CARACTÈRE LOGIQUE DE L'ARGUMENT DES IDENTIQUES.

A. — Définition de l'argument : son procédé logique.

Soient A B C D E F G H I la suite de formes possibles que peut prendre une croyance politique. Deux adversaires se trouvent placés, l'un en B, l'autre en F. Or le premier peut chercher à rapprocher graduellement le second de la position B qu'il occupe lui-même, le conduisant par E, D, C. Il usera de la méthode d'absorption ; B, socialiste, montrera ainsi à F, républicain conservateur, par un enseignement méthodique, que les radicaux, mieux que les conservateurs, et les collectiviste mieux que les radicaux peuvent réaliser, dans une république, l'équilibre durable et juste.
B peut employer une méthode toute différente qui a été analysée de façon définitive par V. Muselli, et appelée l'argument des extrêmes (8). Il peut reprocher à F de se dire républicain et de ne pas s'avouer franchement "réactionnaire". Il repousse ainsi F en une position plus lointaine H ou I.
Ou bien B dira à F : "Vous êtes, comme moi, socialiste. Si vous vous dites républicain conservateur, c'est que vous distinguez encore mal les principes qui vous guident et leurs conséquences logiques. Ou peut-être est-ce la peur de mécontenter vos proches, ou bien la crainte superficielle d'un changement social ?" B affirme ainsi que C, D, E n'ont aucune existence valable ; il situe tout d'abord F en B. Et cela est proprement l'argument des identiques.

Il peut sembler que Jésus-Christ, au cours des entretiens qui nous ont été rapportés, procédait surtout par la méthode d'absorption ; et c'est le cas de tout enseignement. Cependant, lorsqu'il disait, triomphant déjà : "Tous ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi", c'est-à-dire : "Tous ceux qui n'ont pas délibérément pris parti pour moi sont mes ennemis", il usait de l'argument des extrêmes. Au début de son apostolat, il disait seulement : "Tous ceux qui ne sont pas contre moi sont avec moi". Il se servait ainsi, vis-à-vis de tous ceux qui ne s'étaient pas encore prononcés sur la vérité de sa doctrine, de l'argument des identiques.
Cet argument, nous pouvons maintenant le définir ainsi : l'argument des identiques affirme, avant toute discussion, qu'il y a accord profond entre les deux adversaires ou que l'un des deux réalise l'idéal que l'autre s'est formé. Il nous reste à montrer quelle est sa structure logique.
Un polémiste, M. U. Gohier (9), est poursuivi en Cour d'Assises pour "insultes à l'armée". Il se défend, disant aux jurés : "J'ai déjà été poursuivi plusieurs fois. A chaque poursuite répondait une réforme dans le sens de mes critiques. J'ai été poursuivi pour avoir dit que la caserne est une école d'alcoolisme : en même temps, le général de Gallifet lançait une circulaire pour enrayer le fléau. J'ai été poursuivi pour voir dit que la caserne est un foyer de syphillis ; en même temps le gouverneur militaire de Paris faisait afficher dans les casernes des règlements sanitaires et des conseils aux jeunes soldats..."
Voici le sens de l'argument : "Ceux qui me font poursuivre partagent mes opinions sur l'armée : vous-mêmes, qui avez à me juger, devez reconnaître avec eux l'exactitude de mes critiques. Donc vous ne pouvez me condamner puisque vous pensez comme moi."
Ce que l'on pourrait exprimer ainsi :

I. Les chefs de l'armée ont pris des mesures contre l'alcoolisme à la caserne. Il est donc généralement admis que la caserne est une école d'alcoolisme.
II. Donc vous ne pouvez me condamner, moi qui ai seulement dit que la caserne est une école d'alcoolisme, ce que vous pensez tous.

Nous retrouverions sans peine un raisonnement semblable en tout argument des identiques. Il se présentait dans la lettre de Loquier, sous cette forme : "I : Votre condition, la marche du progrès, vous font socialiste. II : Etant socialiste, vous devez refuser l'obéissance à vos chefs s'ils veulent vous envoyer contre des ouvriers en grève." Et dans tel argument plus simple : "Vous vous êtes mal conduit, et d'ailleurs vous le savez très bien", il serait : "I. Votre intelligence, votre sens moral, ou simplement le fait que j'ai attiré sur ce point votre attention font que vous jugez votre action mauvaise II. Puisque vous jugez votre action mauvaise, vous avez le devoir de le reconnaître et d'en montrer des regrets."

Un tel raisonnement apparaît ainsi le procédé logique essentiel à tout argument des identiques. Il est possible de le résumer ainsi :

I. Que l'on accomplisse tel acte (10) suppose que l'on a telle croyance ;
II. Que l'on ait telle croyance conduit à accomplir tel acte nouveau.

B. — Critique logique du raisonnement contenu dans tout argument des identiques.

Dans la première partie du raisonnement qui est à la base de tout argument des identiques, il est fait appel à une croyance d'ordre tout à fait spécial : c'est une croyance qui n'existe pas encore, qui n'a pas de vie propre en tant que croyance. Elle est le point de jonction de divers désirs, de sentiments, d'actes : elle peut être inconsciente, elle n'en existe pas moins. Et il est curieux de trouver ici sous sa forme vulgaire, primitive peut-être, cette notion paradoxale d'une croyance inconsciente, à laquelle les philosophes font souvent appel. M. Maurras doit interpréter avec grande ingéniosité la conduite des Français d'aujourd'hui pour affirmer qu'ils sont royalistes dans la mesure exacte où ils pensent. Cependant, M. Jaurès affirme avec une conviction pareille que, de tout temps, les ouvriers furent socialistes. "Le boulangisme, écrit-il, n'était qu'un mouvement de socialisme confus." (11) Et encore : "Dans le premier tiers du xixe siècle, la force ouvrière s'exerçait, se déployait, luttait contre la puissance du capital ; elle ne savait pas que dans la forme communiste de la propriété était l'achèvement de son effort". (12)

Quel champ immense s'ouvre ici à l'argument des identiques ! Tout fait peut lui paraître symbole de croyance. Le jeu est facile. Que l'on nous donne dix actes, dix paroles d'une personne : nous saurons lui prouver, à son gré, qu'elle est "au fond" égoïste ou généreuse, orgueilleuse ou modeste, et même républicaine, anarchiste ou royaliste : il suffit de savoir choisir, et interpréter un peu. D'ailleurs les chefs de parti simplifient tout : ils s'attaquent, à l'ordinaire, à des personnes presque pareilles entre elles de conditions, de goûts, de désirs, et peuvent ainsi leur répéter sans cesse les mêmes interprétations.
Cependant, ayant prouvé à tel ouvrier qu'il est en réalité socialiste, l'argument des identiques voudra aller plus loin et lui dira (II) : "Maintenant, soyez tout à fait socialiste ; et, par exemple, votez pour notre candidat, inscrivez-vous parmi les adhérents à notre parti." A quoi l'ouvrier pourrait répondre : "Mais puisque vous avez découvert que j'étais socialiste, c'est donc bien que je pensais et j'agissais comme tel. Et je n'étais socialiste, à vrai dire, que dans cette mesure même. Pourquoi voulez-vous que j'agisse différemment, maintenant que je me connais simplement mieux ?"
L'on aperçoit ici le "passage dangereux" de l'argument. La croyance dont il est question dans la seconde partie du raisonnement est une croyance claire et réfléchie, principe et source d'actes nouveaux ; et, par là, toute différente de la croyance inconsciente du début. Si l'expression ne se prenait en mauvaise part, l'on pourrait dire que l'argument se fonde sur un jeu de mots ; sur un jeu d'idées plutôt : pourquoi l'idée de croyance doit-elle rendre compte de réalités psychiques aussi distinctes ? L'on peut imaginer l'auditeur ne se prêtant pas au jeu, se refusant à comprendre. Le jeune paysan à qui s'adresse M. Loquier répondrait : "En effet, je vois très clairement que je suis socialiste. Cela est fort curieux. Puisque c'est actuellement mon métier, j'aurai bientôt à charger les grévistes et il me tarde de savoir comment vous interpréterez ce nouvel acte de ma part."

C'est que l'on refuse d'obéir à ses chefs, ou même l'on vote pour tel candidat ou l'on entre dans tel parti politique, ou l'on agit en général, pour des considérations actives, sociales, pour des sentiments assez différents d'une simple connaissance intellectuelle. Cet homme riche disait : "Je me connais ; si je commençais à donner une fois aux pauvres, mon bon cœur m'entraînerait trop loin." Ainsi, redoutant la bonté qu'il découvrait en lui, il était en réalité indifférent ou méchant. Et cet ouvrier, qui se savait socialiste, considérait pourtant le socialisme comme une rêverie actuellement inutile, dont seuls les conducteurs du parti pouvaient tirer profit : et il refusait d'agir comme il est convenu qu'agit un bon socialiste.
Il est un cas plus simple : celui de gens qui se savent et qui acceptent d'être socialistes, royalistes, chrétiens, sans imaginer que leur conviction puisse les conduire à accomplir jamais tel acte plutôt que tel autre. Les "croyants actifs" les appellent des indifférents ou des traîtres. Ce sont simplement des esprits en qui la croyance existe à l'état pur de croyance : et, peut-être, se conserve-t-elle ainsi plus intacte et sans compromission. Le chrétien qui distribue toute sa fortune aux pauvres, l'on ne sait s'il ne regrettera pas un jour d'être chrétien : au moins sera-t-il conduit à choisir, dans le système d'idées qui constitue sa religion, certains préceptes, au détriment de certains autres, et par là même à modifier, à transformer en lui cette religion, dans la mesure où il voudra la vivre.
De ce que l'on est royaliste il ne s'ensuit pas non plus que l'on doive nécessairement risquer sa tranquillité pour hâter l'avènement d'un roi. Certains rois en exil sont royalistes, et cependant ne désirent pas revenir d'exil. De cette constatation : "Vous avez telle croyance" à cet ordre : "Agissez donc en croyant" il y a un abîme à franchir. L'argument des identiques le suppose franchi. Et plus exactement que tout à l'heure, nous pourrions maintenant l'exposer ainsi :

I. (Une croyance peut être inconsciente ; elle se traduit par les paroles, les actes, les sentiments : telle condition sociale s'accompagne nécessairement de telle croyance.)
Vous agissez de telle et telle manière.
Donc vous avez telle croyance.

II. (Une croyance est une pensée active qui se connaît et veut s'imposer : elle est un principe d'action.)
Vous avez telle croyance.
Donc agissez de telle et telle manière nouvelle.

C. — Fondement psychologique du raisonnement contenu dans tout argument des identiques.

Il importe, pour mieux comprendre que le passage logique de la croyance I à la croyance II puisse s'accomplir sans surprise et sans trouble, de songer à l'illusion de la connaissance que l'on pourrait appeler le sentiment des réalités mentales.
Lorsque nous éprouvons une émotion nouvelle, il nous semble que cette émotion n'a pu se créer subitement de toutes pièces, mais que, depuis longtemps, elle existait en nous à l'état inconscient : elle était au moins une faculté d'émotion, une "tendance", une émotion latente. "Je sens maintenant que je vous ai toujours aimée, dit ce héros de roman à sa dame ; j'ignorais seulement pendant longtemps que c'était vous." La conscience nous apparaît comme une lumière qui se poserait successivement sur les divers désirs, les pensées, les sentiments dressés en notre âme : elle les éclaire seulement, mais depuis longtemps les idées et les désirs et les sentiments étaient là. Cet homme qui se met à table dit, pour s'expliquer à lui-même qu'il mange aussitôt avec tant d'appétit : "Comme j'avais faim, tout de même !" Mais il admet fort bien que sa faim ait été inconsciente : c'est maintenant seulement qu'il la connaît, et, à vrai dire, il l'imagine seulement : "Puisque je mange avec plaisir, c'est donc que j'avais très faim."
Or la même remarque peut s'appliquer à tout fait de jugement ou de croyance. La preuve en est que l'on parle volontiers d'opinion, de croyance inconsciente ; les mots sont contradictoires : qu'est-ce qu'une idée que l'on ne pense pas, une opinion que l'on ne connaît pas ? C'est que l'idée et la croyance, une fois connues de l'esprit, ont été rejetées dans le passé, conçues comme depuis longtemps existantes. Nous nous refusons à admettre qu'un instant ait suffi pour les créer : la seule ressource est de croire qu'elles se trouvaient déjà en nous. "J'étais révolutionnaire, disait Vallès, avant de savoir le sens du mot révolution."
L'ouvrier, à qui s'adressait l'orateur socialiste, est maintenant convaincu. De ce qu'il désire améliorer sa situation, avoir moins d'heures de travail et un salaire plus élevé, il conclut qu'il est socialiste. "Vous l'avez toujours été, lui dit-on." Et il en convient : en effet il a toujours désiré conquérir une situation meilleure. Seulement, il ne se rend pas compte que, du moment où il donne un sens et une dignité à ce désir très simple, du moment où il le traduit en langage socialiste, quelque chose de nouveau est apparu. Il est très différent, bien que nous nous en rendions peu compte, d'éprouver un sentiment et de savoir que l'on éprouve ce sentiment, d'être "naturellement" socialiste et de savoir que l'on est socialiste. Dans l'esprit de cet ouvrier, le désir d'une vie plus aisée prend une nouvelle forme : il s'associe à d'autres désirs, à des idées sur la société, à des sentiments de générosité ou de haine. Il est, dans la vie mentale, synthèse active et non plus élément indépendant. Il tend à se traduire en actes nouveaux.
Or c'est précisément en cela que consiste le passage de la croyance I à la croyance II. Et quand l'ouvrier reconnaît qu'il a bien été de tout temps socialiste, c'est la croyance II qu'il projette dans sa vie passée, ne pouvant supposer qu'elle lui apparaît à l'instant. Ainsi la ruse, l'artifice de l'argument des identiques, du point de vue psychologique, n'est plus dans le passage d'un sens à un autre sens de l'idée de croyance. Il consiste en ceci que l'auditeur est trompé sur le véritable passage du raisonnement I au raisonnement II, et qu'il croit à l'antériorité de la croyance inconsciente I, alors que cette antériorité n'est qu'une illusion. Entre le moment où les désirs, les idées auxquelles l'argument fait appel vivaient en son esprit d'une vie indépendante, et le moment où elles sont réunies en une synthèse active, un événement décisif s'est produit : le fait même de leur réunion ; or cette réunion est plus et autre chose que les diverses émotions et les idées qu'elle contient, comme une foule est différente des individus qui la composent. C'est cependant cette réunion dont l'argument des identiques ne veut pas tenir compte. "Vous ressentez, dit-on, tel et tel sentiments : vous les avez toujours toujours éprouvés : or il vous conduisent nécessairement à accomplir tel acte." L'auditeur réfléchit et trouve que cela est vrai. Il ne songe pas que c'est parce qu'on vient de lui présenter l'un à côté de l'autre ces deux sentiments qu'ils lui semblent avoir telle conséquence, et que, présentés différemment, associés à des idées nouvelles, leur sens et leur valeur seraient tout autres.
Ainsi, grâce à l'illusion des réalités mentales, qui néglige le fait d'association consciente et ne tient compte que des éléments, celui qui a employé l'argument des identiques s'efface : ce n'est plus son opinion à lui-même qu'il veut imposer ; il n'a fait, semble-t-il, que mettre au jour la croyance profonde de celui qui l'écoute.
Et, de ce point de vue, l'on exposerait ainsi le raisonnement inclus en tout argument des identiques :

I. Vous avez pensé ou agi de telle manière.
(Transition : vous réfléchissez maintenant à ces pensées, à ces actes ; et dès lors ils prennent pour vous, du fait de leur réunion, un nouveau sens. Ils sont une croyance que vous imaginez vous avoir toujours appartenu, et qui doit maintenant vous conduire à de nouveaux actes et de nouvelles pensées).

II. Vous agirez et penserez à l'avenir de telle et telle manière.

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III. — LA VALEUR ET LE ROLE INTER-PSYCHOLOGIQUE DE L'ARGUMENT DES IDENTIQUES.

A. — Qu'une croyance ne commande pas tel acte plutôt que tel autre ; et comment l'argument évite cette difficulté.

L'on a indiqué plus haut qu'une croyance ne s'accompagnait pas toujours d'actes ; tel chrétien ne diffère guère dans sa conduite, de tel athée. Il nous faut ajouter maintenant qu'une croyance précise, même reconnue et acceptée comme principe d'action, ne conduit pas nécessairement à accomplir tel acte plutôt que tel autre : le mystique et le moine guerrier sont tous deux chrétiens : seulement chacun d'eux l'est avec son imagination, sa volonté particulières.
A quelle règle de vie peut m'obliger la croyance socialiste que je reconnais en moi ? Cela dépend de mon caractère, de l'idéal que je puis avoir. Je pourrai rechercher, si je la juge utile à ma vie, tout ce qui devra favoriser ma croyance : et tout ce qui la détruira sûrement dans le cas contraire. Imaginons que le paysan, à qui s'adressait M.Loquier, s'est laissé convaincre : il se sait maintenant socialiste : ainsi il pourra être également amené à refuser de faire feu sur les ouvriers en grève, par un devoir de solidarité, ou à les fusiller avec joie pour mieux vaincre en lui-même une croyance qu'il juge dangereuse et de nature à lui créer des ennuis.
Il est admis aujourd'hui que le premier devoir des adhérents au parti socialiste est d'acheter le journal officiel du parti. Cela encore est fort discutable : étant moi-même socialiste, je connais déjà l'angle sous lequel tout événement nouveau sera perçu par ce journal : il n'a plus rien à m'apprendre. Et d'autre part, afin de savoir mieux combattre les adversaires du socialisme, je dois connaître leurs sentiments, leurs méthodes, leurs arguments : or je n'y puis parvenir qu'en lisant leurs journaux. L'on a dit souvent qu'il fallait à une doctrine, pour garder sa pureté et sa force, des ennemis acharnés : ne dois-je pas, dans l'intérêt bien compris du socialisme, lui être un tel ennemi (13) ?
L'on dira qu'il faudrait avoir, pour agir ainsi, des sentiments bien exceptionnels et des idées paradoxales. L'objection montre seulement que tout l'effort des partis est allé, en général, plus encore qu'à imposer leur doctrine, à éviter toute déviation à l'intérieur même de cette doctrine, à imposer à leurs croyants toute une série d'actes, d'ailleurs arbitrairement enchaînés, et à leur affirmer qu'en dehors de ces actes il n'y avait qu'exception et paradoxe.

"Etes-vous socialiste ? Si vous l'êtes, achetez chaque jour le journal du Parti". Le raisonnement nous paraît simple ; C'est qu'il pose mal la question. Il semble à l'entendre, qu'un point seulement est douteux — est-on, n'est-on pas socialiste ? — et que, ce point fixé, le reste s'ensuit nécessairement. Ainsi une annonce dit : "Désirez-vous gagner deux cent mille francs ? Prenez part aux concours de Nos Loisirs." Mais la véritable question est beaucoup moins de savoir si je désire gagner deux cent mille francs, que d'établir que j'ai quelques chances d'y arriver en prenant part aux concours annoncés — et moins de savoir si je suis socialiste, que d'établir que la lecture régulière du journal entraînera pour moi des avantages intellectuels ou pratiques, ou bien hâtera l'avènement d'une société collectiviste.
L'habileté de l'argument est donc ici de considérer qu'il y a union étroite entre la croyance et l'acte que l'on réclame du croyant, et de ne même pas imaginer que l'on puisse les distinguer, l'acte n'étant plus qu'un autre côté, un second aspect de la croyance. "Je suis socialiste, dit cet orateur, c'est à dire que j'adhère au parti socialiste...". Il peut parler ainsi en toute simplicité d'esprit (et cela pourra être d'ailleurs une condition de sa réussite : la ruse se devine souvent, tantôt par son exagération même, et tantôt parce qu'elle évite toute exagération.) : une croyance est un bloc où nous savons peu distinguer, à l'ordinaire, ce qui est élément essentiel et ce qui est élément secondaire. Ou plutôt les rapports de ces éléments varient avec chacun de nous. Pour tel socialiste, l'oubli d'une cotisation annuelle est chose plus grave que d'avoir peu compris et mal appliqué dans une discussion le principe de la lutte des classes. Et pour tel autre socialiste, l'essentiel de sa croyance est bien d'adhérer au Parti unifié.
Or, à la ruse, spontanée ou voulue, de l'orateur, répond la naïveté de l'auditeur et son désir de rattacher immédiatement de nouveaux faits à sa croyance nouvelle : les premiers qu'on lui présentera seront les bienvenus — comme le possesseur d'une fortune subite cherche de tous côtés les moyens de dépenser ou de placer sa richesse, prêt à entendre toutes les suggestions ; trop d'argent le réjouit et l'embarrasse : il ne trouvera la tranquillité d'esprit que lorsqu'il aura établi sur des bases solides sa vie d'homme riche. Une croyance neuve est aussi une fortune, que l'on dépense ou que l'on place, d'habitude, avec moins de soin, et plus de hâte.

B. — L'affirmation de l'identité des interlocuteurs et son rôle.

La ruse, inconsciente ou voulue, qui consiste à attirer l'attention sur un point secondaire pour mieux faire accepter le point essentiel, peut échouer : l'auditeur sait parfois faire le départ entre la croyance qu'il reconnaît sienne et l'acte particulier qu'on exige de lui — quand cet acte ne serait que d'avouer sa croyance. — Il faut prévoir sa réflexion tardive, et lui montrer qu'en fait, nécessairement, la croyance s'accompagne de l'acte. Et c'est ici qu'interviendra principalement l'appel à l'identité des deux interlocuteurs.

De ce point de vue interpsychologique, suivant le mot de Tarde, l'argument des identiques prend une ampleur nouvelle. Le raisonnement que nous avons tout d'abord étudié n'épuisait pas sa matière : ce raisonnement, on l'aurait facilement retrouvé, à vrai dire, en tout argument par lequel nous entendons dicter à autrui la conduite à suivre et cela en nous basant, non pas sur des règles morales, mais bien sur le caractère, sur les idées acquises de celui à qui nous parlons — dans l'argument des extrêmes par exemple.
Or il peut sembler, tout d'abord, que ce raisonnement s'accompagnait d'une afirmation plus ou moins nette d'identité entière ou partielle. Cet argument des extrêmes lui-même : "Pourquoi ne pas vous avouer franchement conservateur ?" signifie : "si j'étais à votre place, moi, je reconnaîtrais que je suis conservateur". C'est que tout conseil moral suppose ce postulat : "Je ne vous demande rien que je ne sois moi-même dispoé à faire dans de certaines conditions, ou que je n'aie déjà fait".
Un point ici prête à la critique : "dans de certaines conditions... si j'étais à votre place..." L'on répond : "Vous en parlez à votre aise. Vous verriez la situation sous un jour tout autre, vous agiriez bien différemment si vous étiez à ma place." Et la réplique ne manque pas d'une certaine portée : l'argument des identiques la prévoit et l'annule, par avance. Il présente l'acte, non pas comme la conséquence logique de la croyance, mais comme son effet réel et immédiat. "Etant ouvrier, comme vous, dit cet orateur, j'ai éprouvé qu'il convenait d'adhérer au parti socialiste..." L'argument des identiques, en de telles circonstances, paraît aujourd'hui nécessaire : l'on connaît la méfiance des ouvriers pour les "militants" bourgeois, riches ou suspects de l'être : c'est qu'ils ne peuvent invoquer qu'une identité étroite et fuyante. Mais l'orateur ouvrier a lui-même accompli l'acte, l'ensemble d'actes, qu'il exige de ses auditeurs ; et sans doute il n'a pas eu à le regretter puisqu'il s'en vante aujourd'hui et nous demande de le suivre. Il est l'homme envoyé en reconnaissance et qui revient, sans blessures, annoncer que la route est libre et qu'il nous guidera.
Comment refuserions-nous d'aller avec lui ? Il faut bien avancer : nos idées doivent nous "mener quelque part". Cela est un lieu commun : "Si l'on allait jusqu'au bout de ses idées..." Mais cet orateur nous apprend jusqu'où nos idées peuvent nous mener sans danger ; et, seul, il a l'expérience des actes qu'il nous propose.
De plus, nous admettons qu'il est "logique", c'est à dire qu'il connaît le sens exact des idées et leurs conséquences légitimes. Un dictionnaire qui donnerait le sens réel des mots, et non pas le sens que les grammairiens leur assignent, définirait le politicien, le député : "l'homme qui parle", comme le médecin est "l'homme qui guérit". L'erreur, si l'on veut l'appeler ainsi, tient à ce que le travail des bureaux, des commissions, échappe à toute publicité. Le métier du chef de parti, du député, est de parler et, par là même, de penser, puisque les deux mots, dans l'opinion commune, sont synonymes. Et, dès lors, comment ne penserait-il pas plus justement et mieux que nous, qui l'écoutons ? Un ouvrier, au sortir d'une réunion électorale, dit à un autre ouvrier qui a voulu poser une objection au candidat : "Eh bien il t'a remis à ta place — Naturellement, lui, il ne fait que ça !" Cela signifie : "J'étudie encore, je prends des leçons : avec un peu d'exercice, j'arriverais à faire comme lui." Ainsi un apprenti menuisier s'excuserait d'une table mal réussie.
L'orateur a encore sur nous cet avantage, qui ajoute de la force à tout argument : c'est qu'il parle et que nous l'écoutons ; ainsi, dans les limites mêmes de son discours, nous dépendons de lui : en l'entendant, nous lui obéissons. Mais toute la supériorité que semblait lui donner sa situation d'orateur, son habitude de la pensée, et son expérience même, il la met, par l'argument des identiques, à notre disposition. Il la voit en nous, plus encore qu'en lui. Il semble nous dire : "Aussi bien que moi, vous pouviez prononcer ce discours ; de vous-mêmes vous étiez sur le point de songer à accomplir l'acte que je vous conseille." Et par là, en même temps qu'il nous indique le chemin, il nous donne la confiance et l'orgueil nécessaires pour y marcher sans hésitation.
Mais son succès vient aussi, sans doute, de ce qu'il nous conduit, par un chemin inconnu, où nous n'avons que lui pour guide. Et comment, une fois engagés, oserions-nous le quitter ? Cette doctrine socialiste qui m'apprend ce que doit être l'Etat, la propriété, je l'accepte d'autant plus volontiers que ces mots : Etat, propriété, ne représentent rien pour moi, ou fort peu de chose. Cette théorie financière m'indique comme nécessaire une réorganisation du budget que je désirais, sans m'en douter. Comment la contredirais-je ? Je ne sais guère ce qu'est un budget ; et si j'ai une idée assez précise de ce qu'est un franc et peut-être de ce que sont mille francs, un million n'est plus qu'un mot auquel nulle image ne se joint en moi. Aucune expérience personnelle ne me paraît donc s'opposer à ce que tel usage que l'on me propose soit fait de ces millions et de cet Etat : "Vous me dites que la société doit être communiste ; je ne saurais vous contredire ; vous avez bien voulu me révéler l'existence de la société : il est de simple politesse que je vous laisse en user à votre guise. Vous ajoutez que je souhaite depuis longtemps l'établissement d'une telle société : il se peut. Vous avez justement remarqué que j'étais mécontent de ma position actuelle, que je désirais gagner davantage et moins travailler. Je ne puis rien vous cacher de moi, et cette fois encore, sans doute, vous avez raison".

C. — De quelques sentiments qui favorisent le succès de l'argument des identiques.

Voudra-t-on objecter que les discussions politiques se passent à l'ordinaire entre gens plus avertis, et qui ont déjà "leur opinion faite" sur la société, l'Etat et quelques autres mots abstraits ? Mais l'argument des identiques jouera aussi un rôle, d'autant plus restreint que ceux à qui il s'adresse seront plus renseignés et d'opinions plus complexes. Il atteint les esprits neufs, ignorant encore la doctrine qu'il veut propager, les idées directrices et les mots mêmes. Les arguments des identiques sont fort nombreux dans l'Evangile ; ils sont presque absents d'un traité d'apologétique chrétienne contemporain.
Et, de plus, les personnes les plus averties en matière politique restent souvent fort ignorantes de leur nature et de leurs désirs. Il y a là, en chacun de nous, un terrain neuf où l'argument des identiques impose son autorité. Les philosophes ont de tout temps remarqué, avec tristesse, que les hommes se connaissaient peu : et ceux-là même qui ont voulu s'observer avec patience, s'ils croient tout d'abord avoir saisi les traits essentiels de leur personnalité, sont ensuite surpris de toutes les contradictions que révèle en eux une analyse plus longue. Il semble, à l'arrivée dans un pays nouveau, que nous connaissons déjà avec précision les traits généraux de ses villes et de ses plaines, le caractère de ses habitants ; puis, peu à peu, cette science précise s'efface et devient confuse : nous apprenons que plus loin sont des montagnes où poussent d'autres arbres, et le geste d'un homme nous révèle un caractère différent. Nous sommes pour nous un pays très vieux, et, si nous l'avons tenté, depuis longtemps nous avons renoncé à nous connaître. Nous laissons ce soin à des personnes dévouées — moralistes, hommes politiques, inquisiteurs — à tous ceux qui "veulent notre bien", même malgré nous. Les systèmes moraux ou politiques ont pour but essentiel, non pas tant de nous apprendre ce que nous "devons" sentir ou vouloir, que ce que nous sentons ou voulons. Par là, ils font appel à l'argument des identiques et il est nécessaire qu'ils lui fassent appel : la morale qui nous dirait simplement : "Agissez comme il vous plaira" nous jetterait dans une pénible hésitation : car nous devrions alors savoir ce qui nous plaît.
L'argument des identiques profite ici de notre incertitude : d'autant mieux qu'il fait appel, dans le même moment, à des sentiments puissants en nous. Sans doute c'est venir en aide à quelqu'un que lui apprendre ce qu'il pense ; c'est aussi le flatter : car il est fier de penser quelque chose, et qu'un penseur de profession veuille bien le reconnaître, et le lui dire. Attacher de l'importance aux sentiments d'une autre personne, et l'avouer, c'est aussi reconnaître son infériorité : "je ne puis rien sans vous, j'attends tout de votre décision". Par tant de modestie, l'orateur qui use de l'argument devient sympathique. L'ouvrier qui dit, au sortir d'une réunion : "Tout de même, comme il a bien dit tout ce que je pensais !" est reconnaissant à l'orateur qui a si justement exprimé ses idées à lui : mais tout d'abord il se veut du bien d'avoir eu des idées prêtant à de si beaux développements. Et par là, il est déjà disposé à accueillir telle nouvelle idée qu'on lui affirmera sienne. Il lui en coûterait trop, après une telle joie d'amour-propre, de devoir s'avouer ignorant.
On lit dans l'exposé d'un traitement médical : "Vous connaissez toutes, Mesdames, les lois qui régissent l'influence de l'ambiance sur la formation des cellules : il n'est donc pas douteux que..." (14) C'est l'argument dans toute sa naïveté. Comment ne pas être flatté que l'auteur vous suppose une telle science, et ne pas lire favorablement la suite ? Et l'argument profite encore ici de la sorte de honte que l'on éprouve à rudoyer quelqu'un qui s'intéresse à nous, et nous flatte, et sans doute veut notre bien.
D'ailleurs, l'argument échouerait-il, celui qui l'a employé peut se retirer sans humiliation. Il n'a pas "brûlé ses vaisseaux". Ce candidat à la députation, qui réunit ses électeurs, leur parle en argument des identiques : "Je ne veux être que l'interprète de vos volontés". Or, les électeurs le repoussent. "Je m'étais mis à votre service, pourra répondre le candidat malheureux ; j'avais mis à connaître vos désirs toute mon application ; peut-être avais-je une opinion trop haute de vous, peut-être vous connaissez-vous mal..." C'est une grande chose de savoir ne pas être atteint en apparence par l'échec de son argument.
La force essentielle de l'argument des identiques reste sans doute que celui qui en use ne fasse pas appel à l'obéissance ou à la docilité, mais en quelque sorte à l'invention de la personne à qui il s'adresse, et que, tout en affirmant ne vouloir que développer la personnalité de l'auditeur, il lui permette d'imiter servilement le modèle qui s'est offert.

Jean Paulhan


    1 - Nancy, Imprimerie ouvrière, 1906
    2 - Pages 1-2
    3 - P. 3
    4 - Pages 3-4
    5 - P. 4
    6 - Ce mot, comme on le sait, a pour M. Maurras un sens restreint.
    7 - L'Action Française, 29.4.1911
    8 - Le Spectateur. I, n° 2.
    9 - U. Gohier. L'Antimilitarisme et la paix, p. 10-11
    10 - Ou bien : que l'on ait tel trait de caractère, que tel événement se soit produit, etc.
    11 - Action Socialiste (1905), pp. 384-385
    12 - Etudes socialistes. (Cahiers de la Quinzaine, 1901), p. xliii
    13 - Ainsi, dans l'intérêt de leurs enfants, disent-ils, les parents qui les punissent ou les grondent prennent, vis-à-vis d'eux, attitude d'ennemis.
    14 - L'esthétique du visage. Je sais tout (annonces), juillet 1909.