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L'homme séduit par la lune

Jean-Marie Gustave Le Clézio

Ce voyageur discret et secret, que le temps cherche à nous cacher davantage, peut-être le plus secret de nos écrivains, voici qu'il sait nous surprendre encore, dans sa légende d'eternelle jeunesse. Ceux qui l'ont approché et aimé, qui ont lu avec passion ses textes courts, moqueurs, violents, en même temps éclairés d'une tendresse si fine, d'une si sincère compassion, ceux qui ont entendu sa drôle de voix d'oiseau, qui ont senti son regard mobile, inquiet, ceux-là ne peuvent croire à l'éloignement du temps (à l'oubli), et ils voudraient penser à Jean Paulhan comme à l'incarnation de l'éternelle jeunesse.

Oui, c'est ainsi qu'apparaît vraiment Endymion, l'homme séduit par la lune, comme l'appelle Robert Graves. Rêveur avant tout, comme les amoureux et les noctambules, mais avec pourtant cette violence irréfléchie, cette folie qui fait courir derrière des chimères, qui conduit vers l'inconnu, vers un nouveau langage que les autres hommes ont difficulté à comprendre.

Il y a chez Jean Paulhan ce goût adolescent pour l'exploration. Pour lui, l'art, la poésie ne sont pas différents des autres mystères du réel. Ce sont des domaines à couvrir, pour en rapporter, comme Cendrars voulait, l'or qui fait rêver et vivre les hommes. Aussi par désir du nouveau, pour jouir le premier de l'émerveillement que donne ce que l'on ne connaît pas encore. C'est dans la poésie que Paulhan trouve cet émerveillement, dans la parole presque mystique de Lautréamont, mais aussi dans la force pure du langage tel qu'il est donné à chacun à sa naissance.

L'émotion tremble derrière chaque mot

C'est ce Paulhan que j'aime et qui m'émeut, celui qui avec une sorte de nonchalance respecteuse (pour ne pas troubler notre émotion par sa ferveur) nous donne à entendre les Hain-tenys, qui sont les plus beaux poèmes du monde. Nous donne à entendre ce qu'est la vraie poésie, non pas son rôle ni ses recettes esthétiques, mais sa force, son pouvoir.

La recherche de Paulhan est celle d'un langage. Si, avec moquerie, il s'en prend aux truquages et aux artifices des rhétoriqueurs "écœurants", comme à l'à-peu-près des expressions populaires, c'est pour mieux discerner ce qu'est la poésie pure. L'émotion tremble derrière chaque mot, chaque image du réel, et seule une magie peut la révéler. Nous rendre attentifs, nous guérir de notre surdité et de notre courte vue. Ce qui est admirable chez Paulhan, c'est comme il dit tant en si peu de paroles ; il y a quelque chose d'oriental (c'est à dire de parfait) chez cet adolescent impatient qui scrute le monde. Georges Perros (dans la belle Correspondance avec Paulhan) parle bien d'un "Hokusai malgache ", et c'est en effet ce que nous fait voir la lumière des Hain-tenys : le monde violent, bref comme un éclair dans la nuit.

La passion de Paulhan, c'est également le scepticisme, ce regard ironique qu'il porte sur la société humaine, sur ses petits travers, sur ses grands crimes. C'est ainsi que j'imagine le regard d'Endymion, baigné de froide clarté lunaire, loin déjà du monde terrestre, mais sachant qu'il "n'existe rien de simple. La vérité a une part de faux comme le bon parfum une part de skatol, comme les hommes mathématiques une part d'absurdité ".

Malgré son scepticisme, Paulhan reste un explorateur de poésie. Pour cela, il est un homme amoureux, l'homme séduit par la lune. Il garde en lui ce charme (la magie lunaire), et c'est toujours la passion qui le porte vers les autres hommes, vers Perros, vers Thomas. Peu d'hommes ont montré pareille fidélité, aux autres et à soi-même. Fidélité à une idée haute du langage et de la littérature. Fidélité à l'esprit de la NRf. Fidélité à la vérité, à une recherche. Pour cela, comme Bousquet et comme Queneau, Paulhan est parmi nous, il ne nous quitte pas. La jeunesse de l'homme séduit par la lune est éternelle, elle nous fait voir la nouveauté et la passion, qui sont en nous, comme un autre monde.

(L'homme séduit par la lune, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le Monde des Livres, 1984)