Les Cahiers du Sud - Réflexions sur Jean Paulhan et la rhétorique
Aimé Blanc-DufourPar le biais d'une sorte de spectrographie de la chose écrite, Jean Paulhan, depuis sept ou huit ans, édifie une singulière et pénétrante philosophie de la littérature. Partant des Fleurs de Tarbes pour aboutir provisoirement à l'essai publié dans les Temps Modernes 1 sous le titre « La Rhétorique était une société secrète », la progression de l'analyse est ininterrompue et les propositions se pressent de plus en plus solidement étayées et convaincantes.
Je n'ai pas la prétention de vouloir, ici, aborder l'en- semble des travaux de Jean Paulhan; la matière en est trop étendue. Pour le faire il sera nécessaire d'avoir recours à un certain recul, ainsi qu'à un examen parallèle des œuvres littéraires marquantes des dix ou quinze années à venir, car il n'est pas douteux que la forme et le style de ces œuvres, avoueront, face à l'influence de l'auteur des Fleurs de Tarbes, soit un hommage, soit une révolte. Il se peut, d'ailleurs, que déjà cette influence réfrène chez beaucoup le dessein d'écrire. Jean Paulhan a parfaitement réussi à éveiller la mauvaise conscience du plus grand nombre. Il faut lui en savoir gré.
Paulhan écrit : « La Rhétorique était plutôt un art d'ascèse et de sacrifice ». De prime abord cette affirmation surprend. Nous pensions, sans aller plus loin, qu'au contraire, la Rhétorique était une technique qui tendait à enjoliver le discours par l'emploi systématique de « figures ». Ces ciselures, ces adjonctions, le balancement des périodes, la pratique de métaphores et de synecdoques assouplies par l'usage et civilisees au sens exact du terme, tout cela créait dans notre esprit une sorte de confusion avec l'art plastique et, pour beaucoup d'entre nous, avec l'art baroque qui connut sa floraison au moment même où la Rhétorique se desséchait et ne se soutenait plus que par l'usage de recettes déjà étrangères au flux qui entraînait la Société. Si la thèse de Paulhan surprend, c'est que nous sommes farcis de notions fausses, que la perspective historique nous manque 2 et que nous avons du mal à nous situer au sein des conditions qui faisaient de la Rhétorique un irremplaçable instrument de civilisation. En effet, la Rhétorique n'ajoutait pas d'ornement au discours; elle élaguait au contraire ce que le langage commun pouvait apporter de richesses encombrantes. Ceux qui ont étudié la formation des expressions nouvelles et des figures par le langage parlé ont toujours été étonnés des abondantes inventions qu'il secrète, inventions généralement sans lendemain, que cela concerne le domaine des figures (du langage argotique au style dit « humoristique ») ou celui de la syntaxe. L'écrivain, qui, par une prétendue originalité, photographie sans discernement ces fleurs populaires flétries aussitôt que cueillies, fait une œuvre vaine, sans durée. Le rôle de la Rhétorique était justement de choisir à bon escient, de renouveler sans s'écarter des règles, et surtout de créer ces « lieux communs », nécessaires aussi bien à la communicabilité qu'à l'intelligence du discours. Nous verrons plus loin quelques objections que ne peut manquer d'élever un amateur de notre littérature contemporaine envahie de subjectivisme (que cela soit expressionisme, impressionnisme, monologue intérieur ou tout autre procédé qui vise avant toute chose à mettre le lecteur sous l'emprise brutale des sentiments propres à l'auteur, rejetant la logique et l'intelligence au profit d'une affectivité désordonnée).
La Rhétorique exige une objectivation du monde des choses et des sentiments, c'est-à-dire, en fin de compte, la possibilité d'en donner une explication. Aristote et Lucrèce l'ont dit. Malebranche 3 l'a démontré à son tour, indirectement, lorsqu'il dit que nous ne saurions prétendre à mesurer directement les unes par les autres, les sensations en tant que phénomènes subjectifs, et que toute comparaison entre elles présuppose une réduction à des causes ayant une existence en dehors de nous et par conséquent soumises aux conditions du temps et de l'espace. Dans le domaine du langage, la Rhétorique, à son origine et à sa belle époque, cheminait parallèlement à la philosophie des sciences, qui est au fond recherche des méthodes d'exposition et d'explication. Jean Paulhan rappelle incidemment cet aspect du problème rhétoricien en une courte note — que je souhaiterais lui voir développer — lorsqu'il dit en s'appuyant sur l'opinion d'Aristole et de Platon « que la dialectique est la rhétorique de la science, et la rhétorique, la dialectique de l'opinion ».
Si la Rhétorique a subi une éclipse, elle le doit à l'impuissance où elle s'est trouvée à un moment d'accorder sa technique à la connaissance du monde objectif. N'ayant pu progresser ou plutôt ses représentants patentés ayant, en rompant avec les Encyclopédistes, refusé de se plier aux disciplines qu'imposait la conquête scientifique, elle a vécu de recettes vieillotes, tandis que ses adversaires emplissaient la scème littéraire de leurs confessions passionnées, mêlant les genres en un spectacle de variétés qui avait au moins le mérite de la nouveauté. J'ai dit progresser sachant bien le danger que comporte un tel mot, ses contradictions et son ambiguïté, lorsqu'll s'agit d'un problème esthétique. Mais la Rhétorique n'est-elle qu'un art ? Je ne le crois pas. Elle participe à l'évolution sociale, comme moyen terme, comme outillage humain destiné à exposer, à expliquer et à convaincre. C'est pourquoi le progrès de la Rhétorique est lié aussi bien à l'épistémologie qu'à certaines méthodes détachées des courants philosophiques et actualisées par les besoins du siècle. De Kant à Marx en passant par Hegel, on discerne un courant dialectique d'où dérive aujourd'hui une Rhétorique, encore balbutiante ‚mais qui, par une prise de conscience de ses antécédents, peut brillamment et solidement renouer la tradition humaniste. Jean Paulhan ne semble pas négliger cet aspect lorsqu'il écrit que :...« les Révolutions, les Renaissances, les Réformes, sont œuvre de rhétoriqueurs ».
Donc la Rhétorique, ensemble de règles et de recettes techniques qui exige un dur apprentissage, la formation du goût et la réduction de l'incontrôlable sensation à un terme commun, tend à rendre le monde intelligible et rationnel. Elle est un auxiliaire de l'homme dans la mesure où celui-ci exprime une volonté de domination sur les choses.
On dira, et Jean Paulhan a posé la question : la Rhétorique fait-elle des conservateurs (sociaux ou littéraires) ? Non, certes; si l'on peut citer des cas récents de confusion entre Rhétorique et conservatisme politique, cela ne peut être que par la projection, dans le monde actuel, d'une Rhé torique arbitrairement détachée d'un siècle passé. Il ne viendrait à personne l'idée de prétendre que les Conventionnels dont les plus grands étaient de grands rhétoriqueurs furent des esprits rétrogrades ou conservateurs. Contre tout reproche de conformisme social, la Rhétorique peut facilement répondre en disant qu'outillage technique elle dédaigne la morale. Son art de convaincre s'applique aussi bien au pour qu'au contre. Jean Paulhan, sur ce point, cite Quintilien et Aristote. Je citerai à mon tour Saint-Augustin 4 : « J'enseignais alors la Rhétorique et je vendais l'art de vaincre les autres par la puissance de la parole, étant moi-même vaincu par mes passions. »
La Rhétorique suppose une philosophie conceptualiste. C'est par là qu'elle se rapproche de la Science, ou, si l'on préfère, de la Connaissance en général. L'objet conçu de vient le véritable support de la phrase. S'en éloigner, se livrer aux mystagogies de l'anti-rhétorique c'est accepter toutes les sujétions d'une basse sorcellerie. Je me souviens, à ce propos, avoir fait lire, en 1933, le roman de Céline, « Voyage au bout de la nuit », à un militant syndicaliste, alors âgé de trente ans environ et dont la scolarité n'avait pas dépassé la deuxième année d'enseignement primaire supérieur. Céline n'était pas encore marqué politiquement; si Léon Daudet en disait du bien, les journaux d'extrême gauche ne lui marchandaient point les compliments. La réaction de mon lecteur me surprit alors autant qu'elle me paraît justifiée aujourd'hui. C'est en termes de dégoût qu'il qualifia le roman de Céline et ce qui m'étonna, moins pour le fond du récit et la crudité exhibitionniste de certains passages que pour la vulgarité voulue de l'expression : « On n'a pas le droit, me dit-il, d'abîmer la langue française à ce point. »
Jean Paulhan fait remarquer que la Rhétorique contraint la pensée. C'est bien là le plus bel hommage qu'on puisse lui rendre.
Livrées sans ordonnance, torrentueuses et contradictoires, les pensées peuvent plaire sur le champ, mais, sitôt exprimées, il ne reste rien qu'un matériau qu'il faut mettre en œuvre et dont la plus grande partie est inutilisable. Ceci est malheureusement trop démontré par ces œuvres illisibles vingt ans après leur succès tapageur du début. De même, les clins d'yeux et les mots de passe propres à une génération sont intransmissibles, intraduisibles et proprement antisociaux. Il n'y a pas là excès de liberté, car la Rhétorique permet toutes les libertés et même toutes les licences de la pensée, mais au contraire un repliement sur des formules du genre initiatique, un ésotérisme de l'expression aux antipodes même de la liberté.
Il faut le répéter, le Rhétoriqueur est progressiste, en même temps qu'attaché à la tradition. Peut-on en voir la preuve dans les efforts que fait en France une Réthorique en voie de reconstitution, mais encore au stade de l'élaboration des règles ? L'important sera de relier ces règles rénovées à la grande tradition humaniste. C'est un problème de patience et d'honnêteté. Le Rhétoriqueur est progressiste parce qu'il lui est intimement commandé de participer à une connaissance encyclopédique : Une Encyclopédie ne peut se concevoir sans une Rhétorique. Il est nécessaire que de nouveaux lieux communs ayant acquis droit de cité affirment leur légitimité en débordant la génération qui les a consacrés. Le divorce entre la langue écrite et le langage parlé ne se conçoit qu'aux époques où la Rhétorique abdique ou vieillit. Mais, il suffit qu'une culture véritablement humaine — historiquement nécessaire — se substitue aux écoles esthéticiennes pour qu'à nouveau un courant d'échanges s'établisse entre la Rhétorique et le langage parlé. Il y a une vingtaine d'années, j'écoutais discourir un vigneron du Beaujolais, un octogénaire nourri de la philosophie matérialiste du XVIII siècle, par dessus l'idéologie de quarante-huit. Ses phrases coulaient comme la prose des grands auteurs et dans sa bouche les termes les plus abstraits, enchâssés comme dans un chapitre de Mably ou d'Helvétius, prenaient un air familier et convaincant. Et personne, autour de lui, dans son village, ne trouvait ridicule la noblesse des expressions qui fleurissaient naturellement son discours. Ce vieillard était le témoin d'une tradition dépassée, mais ses auditeurs par delà cet anachronisme même, renouaient nostalgiquement avec une grandeur vers laquelle ils aspiraient confusément.
On ne tord pas facilement le cou à l'éloquence. Avec un cadavre sur les genoux on est toujours embarrassé et de plus cela donne un air nigaud qu'on tente vainement de masquer sous une affectation de simplicité. Certes, l'anti-rhétorique, à son point de départ est remplie d'excellentes intentions, mais elle ne peut progresser ou affirmer son contenu esthétique qu'en invoquant à chaque pas « l'ange du bizarre », personnage qui se retourne aussi en « démon de la perversité ». Dans l'un ou l'autre de ses rôles, il manifeste un insatiable appétit de domination. Aux sacrifices qu'il exige des écrivains s'abandonnant à ses charmes, il n'y a de limites que dans le silence ou dans la mort.
La Rhétorique est aussi le mouvement de l'expression agençant des jugements de valeur 5. Ceci rejoint la remarque de Jean Paulhan, rappelée précédemment, selon laquelle la Rhétorique serait la dialectique. de l'opinion. Or, un jugement de valeur honnêtement amené est inséparable d'une prise de position préalable et expliquée à l'égard des grands problèmes humains. Indépendamment du fond auquel la Rhétorique n'est point nécessairement liée, il se pose tout l'aspect technique de l'exposition, du réquisitoire, du plaidoyer, des raisonnements aménagés et des conclusions. Toute cette instrumentation littéraire est proprement de l'éloquence, au sens étymologique du terme. Les abus d'une pratique ne peuvent légitimement prétendre à en interdire l'usage. Rimbaud est terriblement, effroyablement éloquent, Lautréamont, l'est avec superbe : « Vieil océan. tu es le symbole de l'identité toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas d'une manière essentielle, etc. 6 ». Ce qui trouble le Jugement que l'on porte sur Les Chants de Maldoror, est dû moins à la composition, au déroulement, à la symétrie des périodes où l'on retrouve tous les éléments d'une Rhétorique renaissante, qu'à la nouveauté des images, qu'au rapprochement incongru de certains substantifs curieusement appariés. Il est d'ailleurs amusant de constater que la plupart des admirateurs de Lautréamont, s'arrêtent de préférence sur l'aspect fortuit et très secondaire des « Chants », et négligent ce qui en fait le mérite durable : la virile poussée rhétoricienne.
Il n'est pas jusqu'à Verlaine dont la technique poétique, lorsqu'elle est analysée sans parti-pris ne révèle un discours 7, qui volontairement « parviloquent » n'est pas moins criticable que la grandiloquence d'un Agrippa d'Aubigné. L'hypocrisie verlainienne est un hommage rendu à la Rhétorique.
Jean Paulhan dit : « La Rhétorique était une société secrète ». Ceci est juste dans le sens où l'on dit qu'un tiers-ordre religieux ou la franc-maçonnerie sont des sociétés secrètes. Je veux ainsi préciser qu'il s'agit de sociétés fermées, à recrutement limité ou entouré de garanties sévères, mais connues du grand nombre et dont les voies d'accès, quoique difficiles, sont ouvertes au mérite et à la patience. Comme la franc-maçonnerie, la Rhétorique était une société démocratique se recrutant par cooptation. Pour s'y faire recevoir, le rang social importait peu, seuls comptaient, l'amour des belles lettres, l'intelligence, le talent. Mais toutes ces conditions étaient primées par l'accomplissement d'un apprentissage, cet apprentissage que les lettres contemporaines tiennent pour gênant, apprentissage qui n'a d'ailleurs rien de commun avec le mandarinat universitaire, qui en est même exactement l'opposé.
C'est sous le couvert de l'anti-rhétorique que de nombreux écrivains, romanciers, nouvellistes ou poètes refusent de se soumettre aux rigueurs d'un apprentissage souvent décourageant et abordent ainsi sans « conscience ouvrière » un domaine où le moindre succès initial devient à leurs yeux un brevet professionnel. Il y a mieux. La systématisation de l'anti-rhétorique conduit les plus radicaux d'entre les écrivains 8 à la constitution de gangs terroristes dont les chefs exercent sur leurs adeptes une dictature totalitaire, quoique d'assez courte durée. Ces gangs, lorsqu'une cassure historique s'insère entre deux époques jouent sans le vouloir un rôle d'abcès de fixation au sein des éléments superstructuraux de la société. Selon le point de vue où l'on se place, ce rôle est jugé différemment. Pour un conservateur il est bon que des jeunes gens pleins de dynamisme usent leurs forces avec des armes de pacotille, et des pétards mouillés, plutôt que d'aborder l'essentiel de problèmes que fait oublier une agitation superficielle. Au contraire, un progressiste estimera regrettable cette activité, qui, sous l'alibi facile de « la libération de l'esprit », par exemple, conduit des jeunes hommes pleins de possibilites, sur les voies d'une vieillesse impuissante et radoteuse.
Me suis-je écarté au cours de ces réflexions des préoccupations que Jean Paulhan a mises au premier plan de « la Rhétorique était une société secrète » ? Apparemment, oui, au fond, j'en doute car l'ironie de l'auteur des « Fleurs de Tarbes », ne peut faire illusion qu'aux lecteurs inattentifs, ainsi qu'à ceux dont la mauvaise conscience se paye de mauvaises raisons. La passion de Jean Paulhan, faisant du langage son objet, déborde celui-ci pour atteindre aux régions où les problèmes se rejoignent sur le plan d'un nouvel humanisme. Avec beaucoup moins d'adresse, je n'ai pas voulu faire autre chose.
A. BLANC-DUFOUR.
Les Cahiers du Sud, 1er septembre 1946
1 - Numéro de mars 1946. ↩
2 - A ce point de vue, je souligne en passant que l'érudition cache les gros plans de l'histoire et qu'au xxe siècle, nous avons du Moyen-Age (des âges gothiques, nous avons du gothiques) une notion bien autrement fausse que n'en avaient Boileau et Voltaire. Ceci est à développer. ↩
3 - De la recherche de la vérité. ↩
4 - Confessions IV • 2 - Trad. Arnauld d'Andilly. ↩
5 - On pourrait dire dans une certaine mesure que l'existentialisme fait prédominer dans sa littérature les jugements de réalité ; ce qui aboutit à une sorte de phénoménologie du trait choisi systématiquement absurde ou choquant. ↩
6 - Premier chant.. ↩
7 - Cf notamment les sonnets de Sagesse. ↩
8 - Il faudrait rappeler l'influence des peintres sur les écrivains et le sentiment d'envie que les premiers inspirent aux seconds, quant à la liberté d'expression et d'invention. Cela montre que l'écrivain méconnaît en général les conditions qui régissent les arts plastiques, et qu'il cultive l'illusion que sa phrase peut, selon son talent, être picturale, architecturale ou même musicale. ↩