aller directement au contenu principal

Partie gagnée

André Pieyre de Mandiargues

Ce texte est paru dans le numéro d'hommage de la nrf à Jean Paulhan en mai 1969

De ces "hommages" collectifs auxquels nous sommes priés de contribuer et dont voici, douloureusement, le dernier en date, l'on peut se demander quelle est l'utilité, ou, tout simplement, la vertu. Au point de vue de la critique, qui est celui qui intéresserait davantage, leur apport, n'essayons pas de nous donner des illusions là-dessus, est très faible, s'il n'est pas complètement nul. Quant à raconter des anecdotes pour tenter de montrer que l'homme que nous avons beaucoup aimé et admiré et que nos continuons à admirer et à aimer maintenant qu'il est pour nous non plus une personne mais seulement une œuvre, un souvenir et un nom, je ne crois pas que c'en soit ici le lieu, malgré le besoin qu'il y aurait de faire connaître quelqu'un d'aussi difficile à comprendre que Jean Paulhan. Mais le mot "hommage", dont le sens premier est celui de promesse de fidélité, a suffisamment d'éclat pour nous plaire. Et je trouve qu'il y a une sorte de beauté indienne dans ce cérémonial de la pierre apportée par de nombreux écrivains au tumulus du grand supérieur vers lequel ils ont longtemps regardé avec une sorte d'exaltation respectueuse. Donc je porterai ma petite pierre à l'entreprise.
Au lieu de difficile à comprendre, c'est difficile à saisir, plutôt, que j'aurais dû écrire, et peu de ses amis voudront me contredire si j'ajoute que le premier problème posé par l'abord de cet homme d'une séduction spirituelle sans égale était le manque de prise devant lequel se trouvait l'interlocuteur. Je me défends ici d'évoquer la manière et le ton, l'aspect et la démarche, la mise de Jean Paulhan, car il ne serait que trop aisé de diriger l'éclairage, une fois de plus, sur le personnage pittoresque qu'il se plaisait, non sans une certaine part de coquetterie, à offrir aux regards. Mais de pareil personnage la plus grande merveille était au-dedans, telle que par la voix et par la plume elle se manifestait ; le spectateur n'en avait qu'un mince aperçu en comparaison de l'auditeur ou du lecteur. Comment se faisait-il, cependant, que l'on n'était jamais sûr qu'il ne vous fût pas échappé quelque chose de ce que Jean Paulhan avait dit, ou que Jean Paulhan n'eût pas dit un peu moins de ce que vous aviez entendu ; comment se fait-il qu'en le lisant, et en relisant, Jean Paulhan, l'impression qui demeure est la même ? Beaucoup d'esprits de haute volée sont ou furent ambigus. Ainsi la façon de penser d'André Breton, selon qu'il me paraît l'avoir comprise, pouvait être assez justement rapprochée de ce que l'on sait d'un champ magnétique disposé entre deux pôles de signe contraire. Chez Paulhan, autant que je m'en souviens, il n'y avait pas de pôles antagonistes entre lesquels se développât une tension, éclatât une étincelle, se produisît un va-et-vient. Approximativement, je dirais qu'il y avait plutôt une multitude de points d'attraction qui créait comme une ubiquité de la pensée, si vive et si rapide qu'elle se portait toujours ailleurs qu'à l'endroit où on l'attendait, et qu'elle vous laissait souvent sur ses traces, plus ou moins loin derrière elle. En outre, par esprit de jeu et par goût de démonter les systèmes reconnus, si la pensée de Jean Paulhan admettait les contraires c'était pour les invertir illico et pour se complaire à la nouveauté des combinaisons obtenues. A mon avis, c'est cet esprit et ce goût-là, point d'autres, que l'on peut inscrire à l'origine du très vif intérêt porté par Jean Paulhan dans ses dernières années à divers textes gnostiques qui tous insistent sur l'équivalence et l'identité des contraires (bien et mal, haut et bas, chaud et froid, lumière et obscurité), sur la confusion des différences et sur l'égalisation des diversités. Jean Paulhan m'a semblé toujours très exigeant envers son intelligence, plus exigeant qu'aucun autre homme que j'aie su dans les temps modernes. Il eût cru manquer à l'honneur et à l'honnêteté, j'en suis persuadé, s'il n'avait demandé à sa pensée d'admettre tout, de tout contenir, et de ne se refuser à rien. Par cette discipline spirituelle, un grand nombre de fois, il a choqué, voire offensé, des gens qui s'étaient fait de lui une idée ou une image un peu stricte. Si l'on ne contraint pas sa pensée, elle déroutera toujours ceux qui ne sont que des suiveurs ou de simples admirateurs. Or Paulhan haïssait par-dessus tout les contraintes, et je n'ai jamais aperçu chez lui, au rebours de ce qui se voit chez tant d'écrivains, le moindre besoin qu'on le suive, la moindre envie d'être admiré. La brusquerie avec laquelle il se libérait de qui lui témoignait de l'attachement, souvent, était magistrale. La banale expression de liberté d'esprit sortait de la platitude et s'incarnait dans le vif dès qu'on avait affaire à lui ; elle est illustrée superbement d'un bout à l'autre de ses livres.
Dans cette outrance mesurée qui était le fond de son caractère, Jean Paulhan me semble-t-il, était curieux de sa propre pensée non moins que de celle des autres, un peu de la même façon que sa curiosité s'exerçait sur tout ce que lui faisaient connaître ses sens, avec une sorte de passion du démontage et de la vérification. Puisque c'est par des vocables, passé la prime enfance, que s'exprime la pensée de l'homme, il avait très tôt pris l'habitude de s'interroger sur ses mots et sur ceux d'autrui, pour juger de leurs limites autant que de leur capacité. Ainsi son attention allait-elle à la lexicologie et tout particulièrement à la sémantique ; ainsi l'étude comparée des langages le portait-elle à observer des faiblesses et des failles, qu'il considérait avec une bienveillance un peu réjouie, ni plus ni moins que la plupart des perversions que les hommes se croient obligés de condamner au nom de la morale, sinon de la grammaire.
Tout ce que j'ai dit n'aurait fait, sans doute, qu'un homme remarquablement exceptionnel par l'originalité du comportement, par le charme et par l'intelligence, si cette dernière n'avait été servie par un génie de l'expression auquel nous chercherions vainement un semblable dans la France contemporaine. Génie de l'expression (la formule n'a rien d'exagéré) qui, ce n'est pas le moins étonnant, est manifesté par les premiers écrits de Jean Paulhan avec autant d'éclat que par ceux de son âge mûr. A ce titre, des récits tels que Lalie et que (surtout) Progrès en Amour assez lents, dont la composition remonte à des périodes de convalescence et de repos du jeune soldat Paulhan, qui avait été blessé au début de la Première Guerre mondiale, me paraissent hautement révélateurs. En effet, si nous croyons avoir compris que l'invention littéraire appartient au domaine de la mémoire ("écrire un livre, c'est le relire", dit le Mexicain Elizondo), il fallait l'exemple de quelques très rares modes d'expression doués de la suprême grâce pour nous montrer les mouvements curieusement aériens du souvenir, ses plongées, ses remontées, ses écarts latéraux, ses ralentissements, ses brèves suspensions et ses accélérations brusques. La prose des Progrès en Amour, je voudrais la comparer au vol d'une mouette, mobile dont les chassés-croisés définissent un espace et lui donnent une structure perceptible à l'œil humain. Ce n'est pas différemment que, par la vertu d'une écriture qui va partout et touche tout de l'aile sans presque jamais consentir à se poser, d'autres espaces, plus tard, dans les catégories de la philologie, de la littérature, des arts plastiques, auront pu être mesurés ou, plus précisément, tracés, à la suite d'incursions critiques de Jean Paulhan. Car il me faut dire encore que cette écriture qui nous émerveille par ses hautes voltiges possède une efficacité telle que rarement le lecteur (adversaire ou gibier ?) en fit l'épreuve. "Une parole est plus forte et vient de plus loin, sans qu'on l'ait vue, qu'une pierre ou bien un coup", écrivait le jeune Paulhan en 1915. Comme le joueur, l'écrivain avait de bonne heure appris à diriger ses coups. Le lieu qu'il vient de quitter est un terrain de parties gagnées.

André Pieyre de Mandiargues