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Les Récits poétiques de Jean Paulhan

Jean-Yves Tadié

(travail en cours)

L'ouvrage de Jean-Yves Tadié "Le Récit poétique" (1978) évoque abondamment les récits de Jean Paulhan. On trouvera ici l'essentiel de ces citations.

Introduction

...L'aventure unique, à travers ses manifestations variées, variations d'une manifestation, que retrace le récit poétique, entraîne et réclame une structure qui, même sous les dehors parfois trompeurs d'une rapsodie, a l'unité, l'harmonie, le fondu du poème plutôt que l'hétéroclite du roman. S'il n'est pas le monde résumé dans une parole unique que voulait Mallarmé, il refuse l'encyclopédie qui fut, de Balzac à Martin du Gard, le rêve des romanciers. Le Pont traversé, Arcane I7, Un balcon en forêt se construisent à l'écart des sommes romanesques, loin de Tolstoï comme de Thomas Mann : c'est qu'ils ne se proposent pas d'explorer la totalité du monde mais qu'ils suivent un sentier à travers bois. Au lieu de faire entendre tous les bruits de la terre, leur langage est secret, qui pour être compris ou plutôt senti doit toujours être répété. La double nature de ces livres entraîne qu'au moment de connaître sinon notre monde, du moins un monde imaginaire, le sens se fonde dans un langage tyrannique et qu'au moment de jouir de ce langage se repose l'énigme des significations : tel est le lieu de l'échange entre le récit et le poème.

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Il ne faut pas s'aventurer loin dans les récits de Paulhan — les plus longs, ceux qui dépassent une page — pour découvrir qu'ils sont, Lalie exceptée, écrits à la première personne : « Dans le pays où j'avais servi... » (Progrès en amour assez lents), « A peine eus-je pris la décision de te rechercher » (le Pont traversé), « Je parais plus grand que mon âge » (le Guerrier appliqué), « Je n'ai pas cessé de suivre ma pensée » (la Guérison sévère). Récits autobiographiques? 1
Moins qu'on ne le dit. Le guerrier appliqué est peut-être Paulhan, mais il s'appelle Jacques Maast, et a dix-huit ans en 1914. Aytré qui perd l'habitude est un récit écrit par un adjudant voleur, qui enchâsse le journal de route d'un sergent assassin.
« Bien entendu, le personnage le plus intéressant est celui qui fait le récit. Mais vous ne le verrez qu'à la fin » 2. Le sujet des Gardiens est aussi de savoir qui raconte. C'est l'existence d'un narrateur qui donne leur prix aux événements et au récit : « Maintenant que je vois en arrière ces aventures, qui se sont confondues, je m'étonne qu'elles soient aussi simples. Leur plus grande qualité est, sans doute, qu'elles me soient arrivées, à moi; c'est aussi le plus difficile à expliquer » 3. La narration a lieu sous le signe du dédoublement entre un moi-spectacle et un je-narrateur, qui a la charge de l'observation et, plutôt que de l'explication, de l'interrogation.
La construction des Causes célèbres pose nettement le problème. Ces vingt et un contes obéissent à une distribution alternée entre la narration à la première et à la troisième personne qui n'est certainement pas fortuite (le premier et le dernier conte sont à la première). Plusieurs des récits mettent en question l'identité du narrateur, à la fois lui-même et un autre — les autres : « Comme si j'attendais, pour être satisfait, d'être à la fois les autres et moi- même. Quand je vis que je persistais à me prendre pour Dieu, je renonçai une fois pour toutes à me connaître » (Surpris et comblé). La personnalité du narrateur est sans contenu psychologique précis, sans apparence physique détaillée; elle rompt bien ainsi avec toutes les conventions du genre. En même temps, puisque son identité est imprécise, il n'y a pas de véritable rupture entre le narrateur et les autres personnages; ils ont la même fonction, mais affectée à l'anonymat: « Nous n'arrêtons pas de rêver, depuis notre enfance, d'un homme qui serait à la fois tous les hommes » 4.
Cet abandon aux vertus du négatif permet aux héros de Paulhan d'accueillir la révélation. C'est même leur fonction principale : non pas d'aimer, ni de faire la guerre, ni d'assassiner, ni d'être malade (malgré les apparences que propose l'intrigue de Progrès en amour, du Guerrier appliqué, d'Aytré, de la Guérison sévère), mais d'attendre une découverte : « Ainsi pendant six mois, dix mois peut-être. Et puis, il se passa quelque chose. Il me vint une sorte de révélation » 5 -, cette phrase d'un récit de 1957, du reste associé à la naissance de la vocation littéraire, donne le modèle du déroulement de tous les récits où le héros, qui a renoncé à soi-même, se voit comblé par un secret ou, comme aime à dire encore Paulhan, une clé; ainsi le jeune écrivain ne découvre-t-il pas un sujet, « mais plutôt une clé qui ouvrît (à mon sens) tous les sujets » 6.
Le rôle du narrateur, tel celui d'Aytré, est donc de lire les signes : « Je reconnais des signes faits pour moi» 7 -. Dans ce récit, l'événement caché par le narrateur (un vol) et celui caché par Aytré (un meurtre) leur ont fait « perdre l'habitude » : c'est alors le langage, par certains symptômes maladifs, qui dévoile l'événement, parce que celui-ci modifie celui-là. Tuer change le discours du meurtrier et voler permet de comprendre cette métamorphose. L'événement ne serait pas connu s'il n'y avait la pensée, et le récit de l'adjudant joint au journal du sergent. L'art de Paulhan est ici très subtil : il feint de raconter des événements qui pourraient donner lieu à des aventures (un journal de marche à travers Madagascar troublé, un vol, un meurtre), en réalité escamotées et au sens propre insignifiantes (Jacob Cow le pirate n'est pas non plus une histoire de pirate). Ce qui signifie, c'est la forme de la narration. Le moment où elle se trouble - c'est-à-dire où le style des deux sous-officiers devient élégant — renvoie à l'absence de deux actes essentiels, qui ne seront confessés qu'à la dernière ligne. Une lacune fondamentale organise le discours des personnages, qui, dans une narration à la première personne, organise le récit.

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Notre méthode consiste, tantôt à briser tous les récits pour en rapprocher les phrases communes, tantôt, à titre de contre-épreuve, à présenter de courtes monographies sur un seul auteur. C'est ainsi que nous voudrions montrer comment les récits de Paulhan ont inventé des procédés de narration qui représentent l'instant.
Les plus longs récits de Paulhan sont découpés en unités dont la plupart ne dépassent pas quatre ou cinq pages. Les recueils de textes courts (la Métromanie, les Causes célèbres, l'Aveuglette) groupent des contes, parfois proches du poème en prose, qui, pour certains, n'atteignent pas une page. Le premier trait qui se dégage de la simple présentation typographique est la brièveté du temps de la narration. A l'époque où la littérature européenne faisait apparaître ses dernières grandes fresques, ses derniers moments à la gloire de la durée, avec Proust, Joyce, Mann, Musil, voici un écrivain qui refuse délibérément les ressources de la longueur et le foisonnement de l'histoire. Ces séductions, dans les livres de ses grands contemporains, donnent à la peinture de la société une prolifération cancéreuse : les grands romans de 1920, sous une force apparente, sont des livres malades. L'alternance de la longueur et de la brièveté se rencontre aussi, à la même époque, en musique : Webern, après Mahler.
Le récit, collection de textes, est une réunion d'instants. Lalie éprouve ainsi de ces ravissements subits, dont la cause lui demeure cachée : « Quelque bonheur a dû lui arriver. Elle s'en souvient, tout a commencé juste avant le moment où la veste bleue s'est montrée derrière le nid. Mais l'idée qui lui donnait sa joie, elle ne la retrouve pas. » 8 Est-ce que le bonheur se définit comme l'instant qui cache une idée? Les clochers de Martinville de Paulhan ?
Le secret de l'instant, c'est sa simplicité. Un esprit trop subtil — le narrateur — s'efforce de le savoir alors qu'elle lui échappe toujours, comme si le temps s'était organisé sans lui et qu'il fallût s'y introduire de force, en y pratiquant une série de coupures : « Tout m'arrive comme si j'avais trouvé une vie déjà trop avancée. Je me mettrais bien au courant des choses que l'on pense compliquées, mais je sais que ce sont les plus simples qui me manquent, je ne veux pas tricher. Les plus simples vraiment »... Si le secret est l'une des conditions de la poésie, seul l'événement simple cache un secret, et l'instant banal, noyau infrangible du temps.
C'est la leçon de Jules Renard, qui se méfiait des romans, parce qu' « ils exigent « un développement continu ». (Or, la nature humaine est faite, chacun peut le remarquer, de désordre, de sautes d'humeur, de contradictions) »'. C'est la leçon de Rimbaud, qui refuse, lui aussi, cette construction des événements que représente le temps : «Or les temps et les moments ne sont pas moins incohérents, sitôt abandonnés à eux-mêmes, que les endroits et les espaces... Ainsi, le temps ne nous trompe pas moins que l'espace; le monde retrouve de toutes parts, dans un grand silence, sa vieille incohérence essentielle ». Le récit s'invente donc une forme fidèle à l'incohérence de la durée : brièveté et discontinuité sont les deux moyens de piéger le seul élément sûr du temps, la minute problématique ou bouleversante de la révélation : « Cela se montre aussi brusquement qu'un arc-en-ciel ». Une note sur la Correspondance de Jules Renard est plus précise encore, et Paulhan y semble parler de lui-même : « Jules Renard est l'un des trois écrivains du xixe siècle — les deux autres étant Rimbaud et Mallarmé — qui voient un événement sacré dans la littérature. Précisément, dans l'instantané de la littérature : dans ce qui ne se perçoit que par saccade et tient dans une phrase — et quand je dis une phrase : une simple proposition principale, sans la moindre subordonnée. Jules Renard ou l'art de l'élémentaire ». Saccade : le mot même de Breton. La narration s'accorde partaitement avec cette philosophie du temps. La brièveté générale du récit, son découpage en fragments très courts ne suffisent pas. C'est la syntaxe elle-même de Paulhan, comme celle de Renard, qui se veut élémentaire. Peu de subordonnées, de coordonnants, peu d'adjectifs; temps simples des verbes, où domine le présent (on songe ici à ses deux amis, Brice Parain et Jean Grenier). L'obscurité est toute sémantique, et il y suffit d'un mot. Les signes font alors, dans leur particularité, perdre de vue le sens de l'ensemble, de la structure où ils sont pris : « Quand on commence à voir le détail et à se demander comment arrivent les choses, le reste s'égare ».

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Le temps raconté n'est donc pas un temps continu. Il est fait de ces rythmes qui sont des « systèmes d'instants » <span id="a9" class=">9-. C'est ici que l'on retrouve l'ordre du discours, parce que « les événements ont besoin d'être ordonnés dans un système artificiel (..) qui leur donne un sens et une date »*. Ce qui fait la continuité du récit, c'est la succession des raisons, causes et effets (ou la notation de leur absence). Entre les événements, il ne se passe rien, mais l'enchaînement logique comble tous ces vides, soit que, comme dans le temps de la chronique, il réponde à la question « et après »? », ou, comme dans le temps de l'intrigue, à « pourquoi ?». Et si, dans Nadja, l'enchaînement logique est complètement brisé parce que les questions posées ne comportent aucune réponse, il demeure encore la successions des phrases : quand le temps s'arrête, les mots continuent.

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Les récits de Jean Paulhan font, de la discontinuité, un usage différent. Ainsi « Petites joies de la campagne » 10 s'articule selon un double renversement : l'adieu à la ville, du Parisien à la campagne, et l'adieu à la campagne, du paysan à Paris. La découverte de la campagne est la découverte d'un ordre, à travers un langage : « Et la cheminée avec sa suie qui poisse et la solitude des vents et l'eau des sources et les cris du soleil et dans la nuit les étoiles bien organisées, ont l'air d'un langage, qui nous dit quoi ? Mais d'abord qu'ils sont à leur place (...). » L'énumération sèche des apparences, dans des phrases où les indépendantes dominent, et l'emploi sans épaisseur du présent de l'indicatif, se poursuit jusqu'à ce qu'elle s'organise en système, dont la clé reste à trouver, sous le choc de la surprise. Quant à l'inventaire des apparences, il vise à les transformer en langage : c'est lui qui détient le secret. Ainsi dans « les Déplacements » 11 : la grande ville est sentie comme un trop-plein, jusqu'à ce que l'on devine « sous nos rues, ce grand creux, et cette sorte d'absence organisée, le métro, où nous pouvons à chaque instant nous vider de tout le reste ». Les appareils automatiques eux-mêmes (qui fascinent semblablement dans le Petit guide d'un voyage en Suisse) ont valeur symbolique, « visiblement destinés à donner à l'âme l'impression du manque et de l'absurdité ». Toute l'apparence du métro est reconstruite autour d'une clé, qui est le vide, envers du trop-plein, comme le souterrain l'est de la surface, et le métro aérien lui-même vient s'intégrer à cette structure. « Pour les voyageurs qui supportent mal un vide prolongé, l'on a ménagé divers passages à ciel ouvert. » Les amateurs de sports d'hiver se reposent, au retour, de leurs émotions fortes, grâce à « l'air reposant, stable, et pour tout dire modeste, que l'on respire dans le métro ». Il serait vain de se demander si ce métro imaginaire ressemble au réel (bien que Paulhan nous apprenne aussi à regarder) : en fait, le récit fonctionne comme un jeu de bascule autour d'une grande antithèse, de sorte que toute découverte est la découverte rhétorique de l'antithèse et la découverte logique de l'antinomie. On entrevoit que la poésie de Paulhan n'est pas liée à la métaphore, comme celle de Proust. Le retournement peut être dans les faits, dans la pensée, ou même reposer sur un jeu de mots : Lolagne trouve le bonheur dans le métro, dit-il à Tréméloir, en y volant; Tréméloir, qui a voulu l'imiter, se fait mettre en prison; il découvre alors que Lolagne avait l'impression de flotter dans l'air... Il s'agit, non d'une plaisanterie facile, d'un jeu de mots banal, mais d'un récit dont le langage est la clé. C'est la duplicité des signifiants qui permet le retournement du récit; le trouble de la parole superpose deux visions du monde, si bien que le langage de la fiction et de l'intrigue redouble celui des procédés de narration. Dénoncer la polyvalence de la sémantique, un des principaux projets de Paulhan, c'est aussi retrouver l'un des grands principes de la poésie : l'ambiguïté, défaite de la raison et victoire du poème. D'où la différence entre le jeu de mots et l'aventure poétique : si Lolagne vole (fotte dans l'air) tandis que Tréméloir vole (dérobe), le référent visé par le texte n'est plus seulement langage mais acte; la fonction référentielle du récit ne se réduit pas — ce qui serait trop facile — à sa fonction métalinguistique. Une aventure poétique selon Paulhan est un jeu de mots que le récit présente comme vécu — un jeu d'actes. C'est-à-dire que le récit de Paulhan a ses lois, comme le poème 12 -. La principale de ces lois, Paulhan critique l'a énoncée plusieurs fois, à propos d'auteurs si différents qu'on est porté à conclure qu'il parlait d'abord de lui- même. Sur Gide : « Je ne sais s'il est vrai qu'il existe en chacun de nous ce moi pur, ce centre mystérieux de l'esprit, inaccessible au temps, où l'âme se confond à ce qu'elle connaît et découvre humblement que le bien et le mal, le destin et la liberté, la pensée et la forme, la règle et l'émotion et bien sûr le romantisme et le classicisme (...) ne font qu'un...» 13, Après avoir rappelé l'universalité du principe d'identité (ou de non-contradiction) : « Je suppose qu'il soit donné à certains hommes — et par exemple à Rimbaud — d'admettre le principe contraire : c'est à savoir que toute chose est autre qu'elle-même, et par exemple, pour préciser, son contraire. Je supposerai aussi qu'un principe aussi inconcevable - mais est-il facile, est-il seulement possible de penser que A est A? — entre droit dans la composition d'un poème ou d'un récit (quitte à le ronger du dedans)...». Il nous semble que c'est la structure même qui organise le récit de Paulhan (proche en cela de Bataille, qui utilise constamment l'oxymoron), et qu'il en tire sa force poétique. Dans Les Causes célèbres, il n'y a pas de texte où A ne soit pas en même temps non-A : dans « la Bonne Soirée », « l'Aveugle voit »; « Plaisirs perdus » montre un enfant qui examine l'envers des choses et la poussière du parquet, mais c'est justement « voir les choses comme elles sont ». Le rêve de « la Pensée sans fin » est plus révélateur encore : croyant « avoir gagné ceci et perdu cela », le héros vit le positif et le négatif à la fois, l'addition et la lacune, la pensée et son contraire. On citera encore « Pour la première fois », dont l'intrigue pose cette question : « Comment parvenir (...) à voir du premier coup les choses pour la seconde fois? », et, plus douloureux, « Un rêve dans le réveil », qui développe le thème connu du héros qui ne sait s'il a échappé à son rêve, puisqu'il a aussi rêvé qu'il se réveillait : « De cette blessure à l'esprit, est-ce qu'on guérit jamais ? »; « la Pierre philosophale », enfin, abolit l'antinomie entre l'animé et l'inanimé, la vie et la mort. La description — rare — des paysages obéirait à la même loi : « La rencontre d'éléments opposés — eaux basses et pics, terres fixes et torrents — de toute évidence avait son charme » 14. Contes cruels, contes symboliques, contes logiques, histoires obscures, les Causes célèbres ne permettent à aucun moment au lecteur de se satisfaire de l'intrigue, parce que celle-ci est machinée de manière à poser toujours le problème du sens. Mais le sens n'est pas ailleurs que dans la forme du récit, dans une expérience contradictoire ou dans le choc de deux éléments qui s'annulent en produisant l'étincelle poétique, tension insoutenable parce qu'elle ne s'organise jamais en dialectique, tension sans dépassement ni synthèse. C'est pourquoi aussi les essais de Paulhan, Entretiens sur des faits divers, le Clair et l'obscur, par exemple, s'appuient sur de courts récits pour s'en nourrir : tout le travail de la réflexion est alors de résoudre l'énigme proposée par le récit, et parfois, loin que l'analyse dissolve la fiction, le mystère de celle-ci gagne l'essai lui-même, et l'empêche de se dénouer? L'absence de conclusion dans les essais joue le même rôle que le dénouement dans les contes. La structure antithétique des récits de Bataille, de Jouve, de Paulhan, en même temps qu'elle se lit encore dans la moindre de leurs phrases, congédie le monde à plat, lisse, indéfini du réalisme; un filtre ne laisse passer, des signifiés qui ont cours d'habitude, que de rares constellations. L'organisation conflictuelle du texte laisse à la fin le lecteur en suspens, comme tant de poèmes; les comptes ne sont pas réglés, et l'écriture est présentée — ce que signale aussi la brièveté de ces récits - comme difficile, voire impossible : « Je voulus fixer les états qui me faisaient tant de bien, les écrire sur du papier. Hélas, j'ignorais les signes, et ce qu'il fallait fixer. Je n'y parvenais pas » 16.

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Les récits de Paulhan résument dans leur brièveté ce que ce chapitre a voulu dire du mythe, du symbole et du rêve. Ce qui frappait Paulhan, dans le langage, c'était la fuite permanente des choses dans les idées, des idées dans les mots, des mots à nouveau dans les choses. Or le récit est le lieu de la métamorphose figée. Les événements évoqués ne se laissent pas convertir en idées, les idées s'incarnent à plusieurs dans un mot, les mots renvoient tantôt à eux-mêmes et tantôt au monde. « Voici la chance qui nous reste : c'est qu'il soit donné à l'homme de produire — ou de souffrir — des événements, tels qu'il ne puisse en prendre tout à fait conscience, et des pensées échappant à sa réflexion — neuves, il va de soi; et les événements, imprévus (...). Mais imprévus est peu dire. Il faudrait ajouter : surprenants, uniques — et peut-être : baroques ». Le Pont traversé est le plus difficile des récits de Paulhan. On en comprend la raison : il est fait de récits de rêve, qui assemblent des événements parfaitement nets 17, et pourtant énigmatiques, que l'on ne peut que reproduire. Le récit est l'être de l'événement impensable, la réalité de l'idée irréalisable, et c'est pourquoi, lorsqu'on croit avoir fini d'en écrire — Paulhan lui-même... -, on recommence toujours. Le récit de Paulhan est proche du mythe, parce que, contrairement au discours scientifique qui se propose une conclusion, il traite le langage comme un mystère originel. C'est le sens du Discours de réception à l'Académie. En dernière analyse, le récit de Paulhan est un récit mythique. D'où vient l'évanescence de ses héros, l'omniprésence d'un je  d'ailleurs vide, de pure forme, la structure figée, le caractère énigmatique : quelle énigme, sinon celle de l'origine de l'homme, être de paroles? C'est pourquoi nombre de ces textes affecte la forme de l'itinéraire. Le plus célèbre est le Guide d'un petit voyage en Suisse. On se souvient de tout ce qu'il a de drôle; on oublie peut-être ce qu'il a de sérieux, et qui n'est pas d'être une dénonciation de la Suisse. La découverte qui termine ce voyage est celle d'un paysage sorti, non d'une tasse de thé mais de café, et qui efface toutes les montagnes et les glaciers : « C'est alors, c'est précisément alors qu'il s'éleva au-dessus de la goutte [de café] un petit nuage blanc, exactement rond, de la grosseur d'une bille; c'est alors que le nuage devint plus blanc que la neige, d'une splendeur matinale, puis, tournant et comme roulant sur lui-même, redescendit... » 18. Dans cette phrase lyrique, d'un type très rare chez Paulhan, et qui rappelle certains phénomènes météorologiques qui, dans la Bible, signalent toujours l'apparition du divin, se lit l'envers sensible de la découverte intellectuelle qui précédait : une réclame proclamait : « Vous sentez-vous tout à fait aussi bien que vous le pourriez ?» « Peut-être son auteur savait-il quelque chose qu'il ne disait pas : je ne sais quel événement simple mais mystérieux, que chacun soupçonne, mais dont personne ne peut tout à fait parler, et c'est lui qui nous engage à vivre ». Tout l'art du récit est là : suggérer un mystère originel en juxtaposant une idée et un nuage.


    1 - Voir, dans les Causes célèbres, « Un nouveau train de vie », « L'agent secret », « Simple malentendu », « Marie ». .
    2 - L'Aveuglette, « les Gardiens » : Œuvres, Cercle du Livre précieux, t. I, p. 272 .
    3 - Progrès en amour assez lents, Œuvres, I, p. 54 .
    4 - Œuvres, IV, p. 245 .
    5 - De mauvais sujets, p. 285
    6 - Ibid., p.289
    7 - Œuvres, I, p.197
    8 - La Métromanie (1945); Œuvres complètes, I, Lalie,p. 12.
    9 - G. Bachelard, La Dialectique de la durée.
    10 - « Duranty », OC, IV, 50 : « Le roman est la forme populaire de l'art baroque. D'où vient qu'il obéisse à des recettes (comme le cinéma) plutôt qu'à des lois (comme le poème).
    11 -
    12 -
    13 -
    14 - P. 97. Pour le rêve, voir M.-J. LEFEBVE, Jean Paulhan, P. 152-152 « La vie, nous montre Jean Paulhan, est dans le mouvement indéfini par quoi nous passons d'un côté à l'autre du langage et des rêves, pour trouver une impossible stabilité » (p. 159). Il s'agit bien encore d'unir à la fois le rêve et la veille, de les penser contradictoirement. D'où la structure du Pont : le rêve et son commentaire éveillé. .
    15 - I, 259
    16 - I, 258
    17 - Cf. Le Guerrier appliqué, I, p.145 : "Que j'en garde du moins, à présent que je suis retombé, une image, et le signe de cette sorte de secrets."

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