Les contes de Jean Paulhan
André Rolland de RenévilleLes critiques ne peuvent tenter de définir l'esprit de notre temps sans se référer aux écrits de Jean Paulhan, citer ses travaux sur le langage, et s'étendre sur le rôle d'animateur qu'il n'a cessé de tenir depuis près de trente ans, en composant avec une merveilleuse sûreté de goût les sommaires des plus grandes revues de la France contemporaine [La Nouvelle Revue Française, Mesures, Les Cahiers de la Pléiade]. Toutefois, ces mêmes critiques paraissent saisis de timidité au moment d'aborder l'œuvre de conteur que nous devons d'autre part à Jean Paulhan. Non pas certes que la réserve qu'on leur voit marquer de la sorte soit le signe implicite d'une hésitation ou d'un refus. Il semble que les commentateurs qui crurent pouvoir épiloguer à propos des clartés nouvelles que Jean Paulhan prodigua dans les Fleurs de Tarbes sur les figures de style, qui vont des lieux communs aux conventions de la Rhétorique, soient saisis d'une gêne au moment de définir l'art que le même auteur déploie dans ses œuvres narratives. Si les critiques purent parfois vanter La Guérison sévère, Le Guerrier appliqué, Les Gardiens, ce fut sans paraître se soucier d'en situer de façon très précise les singularités et la nouveauté. Le dernier ouvrage de Paulhan, Les Causes célèbres, a visiblement accentué leur désarroi.
Il semble que le trouble dont paraissent affectés les commentateurs en face de Causes célèbres provienne du fait que chacun des vingt et un petits contes parfaits, aux contours arrêtés et cristallins qui les composent, porte le reflet d'un phénomène que l'esprit humain évite avec gêne d'entrevoir, du fait que ce phénomène se confond avec sa propre existence, en même temps qu'il constitue le ressort de son angoisse : la contradiction. Du rêve à l'état de veille, de la raison à la folie, des conventions, en conformité desquelles nous acceptons de vivre, à celles qui pourraient être leurs contraires, la frontière apparaît transparente, fragile, mal définie. Il est périlleux de se tenir sur son tracé, et de tenter de le relever avec exactitude. C'est pourtant ce que fait Jean Paulhan, et j'imagine que c'est finalement la seule attitude mentale qui lui paraisse digne d'être tenue. Cette inclination d'esprit va chez lui de pair avec un certain trait qu'il manifeste dans la vie, et qui consiste à tenir l'héroïsme pour le seul comportement humain qui aille vraiment de soi, et qui n'ait besoin d'aucune justification — encore moins de récompense.
Le titre même du livre Les Causes célèbres, porte en lui une ambiguïté parfaitement adéquate au sens des pages qu'il couronne. L'auteur l'a sans doute choisi pour l'équivoque qui s'en dégage, et il semble que sans son aide, nul commentateur ne saurait s'en évader : ce titre se rapporte à une citation extraite d'un Manuel de Physique du XVIIIe siècle que composa le R.P. Paulian, lointain parent de notre écrivain : "Nous autres physiciens avons coutume de nommer causes célèbres celles des causes que nous décelons, dont l'effet est paradoxal, ou du tout inattendu..."
Il est de fait que les vingt et un récits que nous propose Jean Paulhan ont pour thème une cause dont l'effet est inattendu, voire paradoxal. Que ce soit la cécité du héros de La bonne soirée qui lui permette de nous décrire d'extraordinaires paysages dans le ciel, ou la frigidité de La petite Violette qui la pousse à rechercher de successives aventures, la même contradiction au sein de la vie quotidienne apparaît, et nous saisit. L'on ne peut accuser Jean Paulhan d'inventer à plaisir des situations invraisemblables ou illogiques pour justifier l'équation qu'il veut nous faire entrevoir : la plupart des faits qu'il nous rapporte sont vrais, pris sur le vif, ou extraits des faits divers des journaux. S'ils sont revécus, réécrits par un grand écrivain, ils n'en sont nullement modifiés dans leur nature, ni dépouillés de leur vivante réalité. L'analyse du phénomène de la contradiction dans les faits et dans les idées a permis, on le sait, à Jean Paulhan de déceler le masochisme de Sade, et de nous démontrer que les écrivains les plus attentifs à fuir les lieux communs sont finalement amenés à les redécouvrir, et à en user au moment de faire preuve de l'originalité la plus aiguë. Dans Les Causes célèbres il nous avoue : "Qui me donne tort m'attire. Qui me donne raison, j'imagine qu'il ne m'a pas bien compris : je ne prends pas mon parti volontiers."
Jean Paulhan est un homme devant lequel il n'est pas possible de ne pas se sentir naïf : en effet, qui d'entre ceux qui le connaissent, ne l'aborde pas avec des convictions, des partis pris, un système ? Peut-être celui, s'il existe, qui sut se tenir, avec un courage tout à fait involontaire, au cœur de la contradiction inhérente à la vie... Les enfants sont, avec les animaux, les seuls êtres qui se meuvent avec une parfaite aisance, et ne soient affectés d'aucune tare, dans Les Causes célèbres. Nous en comprenons maintenant la raison profonde.
Le style de Paulhan ne pouvait manquer de porter la trace du problème qu'il ne cesse de vivre : il est, dans son alliance de grâce et de dureté, l'effet d'un miracle perpétuellement renouvelé, à la faveur duquel son auteur concilie les nécessités contradictoires qui lui paraissent se confondre avec la probité intellectuelle : l'exposition du thème, et le refus de le commenter, et par conséquent d'en limiter ou altérer les résonances possibles, la mise en scène des personnages et la volonté de ne pas attenter à leur liberté, l'orientation du lecteur vers une conclusion, et le parti pris de ne point influer sur son choix. D'où cet art de suggestion, qui joue sur les nuances, se fortifie de ce qu'il évite, insinue, avec un arrière fond d'apparente ironie ce qui tient le plus à cœur au maître du jeu.