Le mystère de la critique
Maurice BlanchotRien de mystérieux, semble-t-il, dans la critique. Ou du moins son mystère paraît très éloigné de l'énigme qu'on trouve, par exemple, dans la poésie. A la rigueur, si on voulait lui reconnaître une certaine étrangeté, ce serait d'être si complète ignorance de ce qu'elle est, de ce qu'elle veut, de ce qu'elle réussit à faire, alors qu'elle procède de tout ce qui devrait rendre clair l'esprit à lui-même. Qu'il y ait dix manières d'entendre la critique, et plus de cent de la pratiquer, on le sait si on a perdu l'envie de s'en étonner. Dans son Itinéraire français (éditions du Pavois), M. Ramon Fernandez qui voit dans Sainte-Beuve le modèle du critique, voudrait lui demander son secret et il trouve des définitions de ce genre : "Un critique de l'envergure de Sainte-Beuve... est doué d'une disposition à traduire l'ordre vital en ordre intellectuel, par l'intermédiaire du goût et de la jouissance qu'il procure." Admettons-le. Ce qui est alors singulier, si la critique est bien cette aptitude à reconnaître la création vivante pour la transposer dans un ordre d'idées et d'images qui la rende saisissable, c'est l'aveuglement de Sainte-Beuve devant la création en mouvement, celle qui se fait et qui, justement, a besoin d'être reconnue, création vivante par excellence, celle des contemporains : que Sainte-Beuve n'ait reconnu ni Baudelaire, ni Balzac, ni Stendhal — pour ne pas parler des Romantiques — il y a là une bizarrerie qu'on peut expliquer par le goût de l'injustice ou les mésaventures sentimentales, mais qui se rapporte peut-être aussi à un autre mystère mieux gardé. "Si Sainte-Beuve, dit R. Fernandez, grand critique, a à ce point manqué la tâche essentielle du critique qui est de ne pas appeler Baudelaire anormal et La Chartreuse l'ouvrage d'un homme d'esprit qui se fatigue à combiner des paradoxes, c'est que le critique a un secret plus secret qu'on ne voudrait le croire".
Jusqu'à Jean Paulhan, on ne s'en est guère aperçu. Mais des Fleurs de Tarbes à l'essai (paru récemment dans Confluences) sur Fénéon, on apprend à cerner et, en vérité, à comprendre un mystère qui met la critique plus hors de notre portée que la poésie ou le roman. D'abord, il n'est pas sûr que la critique existe. Même le xixe siècle, qui s'est appelé le siècle critique, même le xxe où les plus grands écrivains ont fait de leur art une réflexion critique sur l'art n'a pas connu, avec certitude, l'homme qui représenterait la critique, comme Mallarmé ou Rimbaud représente la poésie. Pourquoi ? On a envie de penser qu'on n'en peut rien savoir. Est-ce parce que les esprits qui s'emparent des œuvres pour les juger sont trop divers ? Ou étrangers les uns aux autres ? Ou trop assurés dans leur incertitude, ou trop peu rigoureux dans leur fermeté ? Est-ce parce qu'ils finissent par se tromper ? Ce point là ne manque pas d'évidence et il rend assez ingrate la condition du critique : d'un poète on ne peut jamais dire (ni prouver) qu'il se trompe ; mais un Sainte-Beuve se trompe ; il relève de la catégorie de l'erreur ; il apporte lui-même les preuves qui font douter s'il est bien ce qu'il veut être. En vérité, Jean Paulhan n'a découvert qu'un homme capable de préférer à tous Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont, Charles Cros, et de distinguer avant tous Gide, Proust, Valéry, Claudel. Et encore ce critique si rare, même unique, ce Félix Fénéon dédaigne-t-il presque d'être écrivain, comme si la véritable nature du critique l'obligeait à se faire invisible, à se dérober, à n'être pas.
On est assez porté à voir dans la littérature une sorte de sacrifice. "On sacrifie les biens dont on abuse". Par exemple on immole l'agneau pour pallier l'usage abusif — soit mercantile, soit alimentaire — qu'on fait de tout le troupeau ; on voue à une destruction limtée, mais que l'acte rituel élève au plus haut prix, la réalité dont on veut jouir d'une manière illimitée. La littérature, et plus précisément la poésie apparaît comme le sacrifice du langage : elle est ou se donne l'intention d'être immolation, destruction du discours ; elle veut ruiner les mots qui servent à l'usage pratique et les rendre inutilisables. Dans la littérature c'est le langage qui est qui est victime, et l'espoir de l'écrivain, comme la croyance du sacrificateur, est qu'au moment où elle sera détruite, la chose sacrifiée — parole ou animal — puisse devenir le sacré ; ce qui disparaît prend une valeur extrême, brise les particularités qui le définissent, figure la souveraineté absolue. De là, peut-être, l'ambiguïté d'attitude dont on s'étonne chez les écrivains. Ils mènent la vie dure aux mots qu'ils vouent à la destruction, et portant, par cet holocauste, ils pensent restituer aux mots une valeur inestimable ; ils ne semblent avoir qu'un dessein : anéantir le langage et ils ne paraissent viser qu'à un résultat : rendre au langage sa vraie nature, lui donner l'existence. Sur le bûcher du sacrifice, la substitution du bélier à Isaacne signifie pas seulement le droit de vivre rendu à l'homme qui a risqué ou offert sa vie, mais aussi, préfiguration de l'agneau qui sera Dieu, elle annonce que l'acte du sacrifice a transformé la victime et, à la place de l'individu banal, a fait naître le sacré.
Qu'est-ce qu'un critique ? Un poète, mais qui s'approche de la poésie par le non-être, en ce sens qu'il ne veut pas être poète, un romancier qui participe du secret de la création romanesque et qui pourtant dit non au roman. Serait-il donc le spécialiste qui refuse d'être spécialiste en un genre, celui qui du théâtre à l'essai connaît, juge et est toutes choses ? On l'a dit, et c'est en cela qu'on s'est probablement trompé. Car le véritable critique, qui est déjà poète sans être poète, romancier sans faire de roman, a encore l'ambition de n'être pas ce spécialiste de la non-spécialité qu'est le critique. A l'intérieur de la poésie et toutefois au dehors, il veut aussi rester à l'extérieur de la critique et, si c'est possible, l'exercer par le silence ou de telle sorte qu'écrivant on remarque surtout qu'il n'écrit pas. Admettons que l'ambition soit démesurée. Il n'est pas interdit de la juger pleine de sens. Si l'écrivain, inquiet des dangers de l'écriture, est le sacrificateur qui proteste contre les abus de mots du langage pratique en vouant les mots à une destruction qui est une révélation, si le poète n'a de cesse qu'il ne se soit dénoncé comme poète, s'il se tient d'abord pour suspect, n'ayant qu'angoisse et crainte devant l'assurance que lui donne l'usage facile et brillant des paroles, il serait assez surprenant que seul le critique pût être littérateur en toute tranquillité et comprendre, parcourir toute l'étendue des lettres sans la honte de ce qu'il fait et le constant désir d'une petite mise à mort. On voit bien quel mépris s'attire la critique qui n'est pas contestation d'elle-même, mais exercice tranquille d'un pouvoir outrecuidant et vain. Autrefois, pendant les fêtes populaires, il arrivait qu'on sacrifiât en effigie les rois ou les chefs pour racheter, par un sacrifice au moins idéal (quelquefois sanglant), l'abus que représente toute souveraineté. Le critique habituel est un souverain qui échappe à l'immolation, prétend exercer l'autorité sans l'expier et se veut maître d'un royaume dont il dispose sans risque. Aussi n'y a-t-il guère de souverain plus méprisable et, pour n'avoir pas refusé d'être quelque chose, plus près de n'être rien.