Le hasard et le récit chez Jean Paulhan
Philippe Garcin« Qui sait si toute la félicité et la vraie béatitude ne consistent pas dans les exactes copulations et oppositions des membres du discours ? » (Giordano BRUNO, Della causa, principio e uno, 1584.)
JOUBERT avait enseigné la méthode. Ce parfait artiste, justement persuadé que la beauté dans le langage naît de sens prudemment, savamment sollicités, détournait certains mots de leur acception particulière pour faire venir dans le discours commun des confusions aussi douces à l'esprit qu'à l'oreille. « Bannissez des mots tout abus, disait-il, il n'y a plus même d'axiomes. » Les praticiens nous sont venus. Comme les Grecs de Joubert, ils aiment la vérité, mais ils aiment à la dire, « même solide, avec des paroles flottantes.» Paulhan enfin est arrivé, habile dans ses courts récits à laisser de l'écart entre ce qui est vraiment dit et les mots qui le disent. Il fait fonctionner devant nous une petite vérité qu'il rend individuelle, cette vérité que Joubert nommait la réalité dans les choses intelligibles et dont la nature est ennemie des précisions trop apparentes. Peut-être chacun en effet ne possède-t-il pas la vérité à laquelle il est propre, peut-être certains en sont-ils tout à fait démunis. Paulhan décrit ces intermittences de la vérité. Il apprend à ses personnages non pas ce que d'eux-mêmes ils ignorent, mais à se défier de ce qu'ils croient savoir sur eux, à deviner derrière leurs discours le hasard qui inspire ces discours. Il donne aux choses simples, confusement articulées, les apparences de la difficulté. Car nous possédons toutes les réponses, il ne nous manque que les problèmes, — nous ne faisons que chercher des problèmes aux réponses.
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Paulhan saisit le monde en deçà de l'attention réfléchie : il donne sa chance au pur sensible. Alors que dans la vie ordinaire, les zones de vie explorées par les sens sont contrôlées par la réflexion relativement critique qui se forme sur elles, l'auteur des étonnantes Causes célèbres n'a garde de laisser aux idées claires le temps de mûrir indûment. Il décrit le donné avant la création du sens, il est le peintre des états inachevés. Cette conscience incomplète, que rien n'habite sinon l'objet d'une attention par ailleurs divisée, forme l'âme du monde intérieur : « ..Le reste du jour n'a guère changé, mais cette heure-ci est comme une vingt-cinquième heure, dont on m'aurait fait présent. Jy vois couler tant de rayons et de feux, qu'il me semble tenir enfin le ciel par son endroit sensible. » (La bonne soirée.)
Sensible dénué de sentiment, privé de cette vue intime où Alain découvrait la vérité de la perception (1) et qui donne aux choses leur aspect naturel; la surprise a remplacé l'attente. Le style lui-même n'est pas ému : prenant avant la distinction un monde innommé et innommable, c'est à peine s'il lui donne l'existence verbale, création habituelle du discours. Il s'agit ici au contraire d'une contre-création, d'une annulation de tout ce qui existe par tout ce qui le décrit. Cette régression à l'état premier de la vie où tout se dilue et se libère, lieu d'implications et de combinaisons variées, est propice aux métamorphoses. Entre le rêve et la conscience claire, suspendus, contingents, inacceptables, ces états composent la vie qui nous est intérieure.
Paulhan crée du hasard dans ses écrits, non pas avec les pensées les plus rares mais à l'aide des mots les plus vagues, pris dans un sens général. Le léger flottement qu'il introduit dans ses phrases est calculé : il ressemble au flottement même que supposent, que comprennent nos sentiments les plus farouches. La ruse simule l'imprévoyance et ne la supprime pas : mêlant à ses paroles de la dépravation, une secrète ambiguïté, il ne travestit pas leur vérité profonde mais plutôt la révèle ; cette incertitude du langage rencontre et recouvre une incertitude moins particulière : celle dont relèvent tous les mouvements qui nous mènent. Lorsqu'il écrit (à propos de Violette Nozières) : « Comme elle était froide et ne se résignait pas à l'être, elle avait chaque jour davantage à rattraper », Paulhan restitue au sentiment sa vraie contingence, lui confère une certaine allure de liberté dont témoigne son libre langage, plein de fausses rigueurs. C'est pourquoi il s'efforce de ne pas prendre sur l'événement qu'il énonce le recul qui détruirait ce qu'il déclare, mais plutôt d'être surpris avec la surprise ou méfiant avec la méfiance, laissant aux mots une belle et brève ardeur, de peur qu'en fixant leur sens trop fermement ils ne déplacent ce qu'ils ont pour mission d'exprimer. Inquiet des mots qu'il emploie, il a néanmoins choisi de se laisser parler. Comme chez Kafka le sifflement de Joséphine,« ce néant de voix, ce record du rien s'affirme et s'ouvre un chemin jusqu'à nous.« »
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Il y a dans les Causes célèbres une telle économie, une raréfaction si subtile des mots prononcés qu'on retire de leur lecture, par un effet peut-être naturel, l'impression d'une débauche patiente de sentiments communs et des paroles qui servent à les traduire. L'art d'écrire chez Paulhan ne se confond pas avec la science de l'allusion propre aux plus brillants narrateurs : sa frugalité porte des fruits qui lui sont personnels. Art qui révèle la substance ordinaire de la vie non comme l'objet d'une expression possible, mais comme ce qui ne peut à aucun titre être exprimé.
Cette parcimonie nous abuse, rien pourtant ne peut faire que cet abus n'existe. Et sans doute les paroles étouffées, tous les discours éludés ou insinués ne tirent-ils existence que des étroites et discrètes combinaisons qui ont présidé au choix des mots : peut-être tout le mystère vient-il de cette contradiction singulière. Ce qui est dit ne tire alors si grand profit que de sa fixation dans un texte écrit, texte où tout est motivé. La littérature ne dure en effet que par un cumul de déterminations, une hémorragie de causes et d'effets : il semble qu'il lui faille pour agir cette étonnante orgie.
Chez Paulhan le hasard vient donc des mots, de mots simples mais assemblés avec astuce; la détermination ici est littéraire. Cette singulière économie agran- dit l'obscurité générale. Rendu à ses propres pensées, le lecteur complète comme il peut le sens incertain qu'on lui propose. Paulhan lui laisse le soin d'achever selon son goût les significations ébauchées, de recréer à lâtons un ordre que presque rien ne manifeste. Tout reste à faire« : c'est au lecteur à être doué. «Un ensemble de sens, écrit Paulhan dans les Hain-Tenys, se fait et se défait à chaque instant par mille échanges ». Mettant un peu de doute autour de paroles claires, il fait l'accord des esprits sur une image imprécise, celle où toutes les pensées se rencontrent : ce détour, cet embarras fondent la véritable universalité. Car l'idée vague contient en elle un sens plus pur que l'idée claire la plus voisine, trop nettement énoncée. Comme le parfait selon Descartes contient en soi une nécessité d'existence ou pour Joubert porte avec lui la conviction de sa beauté, le langage de Paulhan possède une grâce inquiète et irrésolue qui est à elle seule déjà une sorte de sagesse immédiate.
L'incertitude même ici porte sens: « L'expression naturelle, dit Joubert, n'est pas toujours la plus usitée, mais celle qui est conforme à l'essence ». Paulhan certes n'emploie que des mots ordinaires, mais il en use aussi pour définir les manières d'être intermédiaires entre le songe et l'attention, où la raison n'a pas accès. C'est quand il tente d'acclimater le réel intérieur qu'il touche l'extrémité de l'impuissance : dans deux des plus belles Causes : La pensée sans fin et La bonne soirée, il échoue à ramener du plus profond de l'âme l'objet inconnu qui l'habite, il retient de cet échec un tourment intérieur et personnel, lui aussi indéclarable. A la recherche d'un sentiment pur, qui ne se puisse vérifier par rapport à quoi que ce soit, d'un sentiment réellement et en tous sens inappréciable, Paulhan ne réussit à provoquer qu'une perte remarquable de conscience. C'est tout naturellement qu'il indétermine les objets mentaux.
Proust parle quelque part de « cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant ». Chez Paulhan il semble qu'elle se confonde avec un flux de conceptions dont l'existence ne tient qu'à l'attention portée sur lui et qui dure autant qu'elle. Paulhan décrit une vie intérieure inopérante par soi. Mais l'attention selon Paulhan, vive contrainte intime et clarté d'effort, porte sur une matière réelle, non sur un vide et sur un néant. Ce n'est probablement pas sans dessein que le texte appelé d'abord, lorsqu'il parut en 1945 dans les Cahiers du Sud, La pensée sans objet changea de titre en 1946 et devint La pensée sans fin ; ce n'est pas par erreur qu'on ne retrouve plus, entre autres, dans cette version le mot qui figurait dans la première: « Je pense autant que jamais... Ce sont les sujets qui m'échappent». Il est bien sûr que le sujet n'est pas ici ce qui échappe, mais plutôt sa clarté et les distinctions qui le concernent.
Et comme Maast, dans le Guerrier appliqué, s'engage la quatrième semaine de guerre « un peu par timidité», c'est sans doute aussi par timidité qu'il s'acharne a débrouiller le désordre secret qui l'occupe. La recherche est hasardeuse, mais ce n'est pas son objet qui fait défaut. A tout prendre, Jean Paulhan n'a pas dû être tellement ravi d'entendre parler de lui (par M. André Rousseaux) comme d'« un abstracteur qui a besoin de faire le vide pour réaliser ».
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Les Causes célèbres, comme on dit les Grands Procès de l'Histoire. Dans tous les récits de Paulhan s'exerce une causalité vigoureuse et saisissante, d'autant plus évidente qu'elle est plus attentive à se détruire. Aucune humeur de l'âme, aucune passion déclarée ne relève ici d'une cause qui lui est extérieure : entièrement dégagé des circonstances qui pourraient l'incliner en un sens ou dans l'autre, l'esprit répond régulièrement avec inconséquence aux appels de la vie. Les causes existent bien mais les effets leur sont contraires. Cette causalité à rebours, et qui fraude, purge l'âme des petits motifs. Tout conspire à déranger le pronostic. Ainsi, dans le Guerrier appliqué, par une suite étrange et pourtant naturelle, un danger proche et le voisinage même de la mort rendent à l'âme comme une liberté dont elle est tout entière occupée. La guerre, où se défont les liens établis que crée l'usage, où l'horreur et la mort domestiquent les pensées, système entièrement clos de causes et d'effets, ne porte lumière que sur soi : elle devient à la fin admissible comme une innocence remise à neuf et restaurée, une sorte d'enfance réparée, éclairant l'état d'enfance. Dans la guerre une fatalité ordonnée fixe aux pensées éparses un point d'application nouveau, un équilibre plus fort que la vie précaire, fonde une sagesse obscure qui triomphe de tous les désordres. « Plus haut, dit Maast, ...commençait la vie à demi-inconsciente qui m'assurait dans ce pays et dans ces aventures. J'éprouvais davantage, par le contraste, l'ordre qui la gouvernait. »
Dans la Guérison sévère, l'effet répond aussi bien à la cause, mais selon un plan et un sens qui lui sont justement contraires: Jacques malade, pour transcrire un état plein d'attrait, trouve des mots qui l'enchantent et qui pourtant lui sembleront plus tard avec raison absolument dénués de vie (« Le charme ainsi devait tenir à ce que tout se perdit aussi vite. »). Ce charme pénétrant qui n'agit point, dont les mots semblent ne pouvoir témoigner par quelque impossibilité particulière, ce puissant enchantement qui meurt dans les termes où il doit se fixer, confirme que rien n'existe chez Paulhan sans se porter directement à l'encontre de ce qui l'a fait naître et le soutient. Chaque instant porte sa mort : et ces morts successives, l'une à l'autre ajoutée, font le cours intérieur de la vie.
Diderot explique fort bien dans ses Pensées philosophiques pourquoi, selon les lois de l'analyse des sorts, la durée hypothétique du chaos est pour l'esprit plus surprenante que la naissance réelle d'un univers. Chez Paulhan ce n'est pas le hasard qui crée un monde, c'est une causalité restreinte mais efficace et soutenue qui déforme le monde établi, décompose les lois ordinaires de la vie, crée des pensées et des pouvoirs nouveaux. Même l'état de mort apparente qui, dans la Guérison sévère, ressemble si fort à la santé (« Plusieurs fois, dit Juliette par exemple de son ami mourant, j'ai cru qu'il choisissait ce qu'il entendait ») se détache, avec tous les soins, les efforts, les supputations inutiles et conscients qu'il comporte, de l'existence effective, — creuse une sorte remarquable d'absence. Paulhan affranchit les effets. Et peut-être une partie du vif agrément qu'on prend à le lire vient-elle de ce qu'on discerne çà et là dans ses écrits les traces d'un retour ingénieux et adapté à Malebranche : il répand dans ses récits des causes occasionnelles, non plus, comme Malebranche, pour garantir l'infinité des efficaces, mais pour préserver une certaine forme humaine et mortelle de fortuit, une part personnelle de contingence.
Lorsque parurent les Causes célèbres, Paulhan fit la déclaration suivante : « J'avais la préoccupation des Causes depuis l'âge de 18 ans. Dans ce temps-là, ça s'appelait Contes à dormir debout, et il me semble aussi que cela devenait — à mesure qu'on avançait dans le livre - assez effrayant. (J'ai fait des progrès.) Quant au sens général : j'aurais voulu être fidèle à ce mot de je ne sais plus qui : « Garde-toi d'ajouter quelque vue personnelle à toutes celles qui déjà courent le monde ». Quant au titre : il y a là-dessus un mot étonnant de Saint-Martin : « Le nombre de questions que l'on ne peut poser sans devenir soi-même réponse est heureusement assez limité ». C'est assez énigmatique, et Saint-Martin ne s'explique pas, sinon que, parlant un peu plus loin de ces « questions », il les appelle les « causes ». Entendez : les questions que fon ne peut agiter sans s'y voir aussitôt impliqué, concerné, sans y être pris. C'est le contraire d'une idée pure, détachée. C'est pour nous une cause. J'ai supposé qu'il y en avait vingt-et-une. Evidemment c'est trop. C'était pour avoir plus de chance que les vraies s'y trouvent. D'ailleurs, je n'ai trouvé le mot de Saint-Martin que longtemps après avoir écrit les Causes.»
Si les causes célèbres sont bien les questions que nous ne pouvons poser sans nous y voir aussitôt engagés, qui nous comprennent et nous comprenant nous obligent, on peut trouver à ces causes mêmes une cause plus forte qu'elles : et c'est, sinon cette « causalité de la cause » qui selon Hume et Kant nous échappera toujours — dans les événements qui se reproduisent, nous ne pouvons jamais saisir qu'une contiguïté, une succession et la constance des conjonctions - du moins la cause des causes, qui est cette liberté laissée à tout ce qui arrive d'être affranchi de sa cause et de se retourner contre elle.
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Aucune conception, aucun sentiment n'est éclairci chez Paulhan par sa raison la plus certaine; aucun non plus n'est pur de tout mélange : chacun se sert comme d'un repoussoir ou d'un support peut-être, du sentiment juste inverse. L'inexplicable est ici exprimé par le balancement des contraires. Rien n'est éprouvé, n'est déclaré sans être aussitôt comme annulé par la contrariété qui lui est, semble-t-il, profondément propre : « De penser à sa maladie, on aurait dit, le rendait distrait », dit Juliette de Jacques dans la Guérison sévère. Le monde de Paulhan, ou l'empire des sentiments mixtes.
Sentiments mêlés à d'autres, poussés aussi vers leur destin futur. La catégorie du devenir prend dans les récits de Paulhan la place que tient celle du passé chez la plupart des romanciers : chaque idée semble ici raccrochée à son état futur, privé d'ailleurs de finalité. Paulhan ne retient de chaque action que sa partie la plus visible et la plus neuve. C'est que ses personnages voient ce qui existe d'abord avec les yeux du corps, et le corps se souvient moins qu'il n'anticipe, tiré tout entier vers un avenir qu'il ne peut pas deviner. A la fin de l'admirable Cause intitulée Simple malentendu, on lit : «...Et moi, je me laissais aller aux plaisirs d'une mort, que mon corps avait le premier soupçonnée ». Dans la Guérison sévère le corps est seul exposé à vivre intimement la guérison naissante et la convalescence comme guérison et comme convalescence: « Ainsi, dit Jacques, je ne retrouve que la part machinale de ma vie : comme si mon corps seul avait été préparé à se guérir ». L'âme est encore occupée à des soins secrets qui l'altèrent.
Il est de même assez clair que dans la Lettre au médecin et dans le Guerrier appliqué, tout ce qui arrive, tout ce qui même est appelé à survenir est d'abord ressenti comme une manière d'épreuve physique : c'est le corps propre en premier qui porte appréciation. Maast retient de la guerre, par une sorte de simulacre, une comédie d'innocence, sa portion évidente et manifeste, celle qui, bien que seulement sensible aux sens, fait pourtant chavirer la conscience : « Comme la nuit vient, subitement le caporal Caronis s'écrie : « En avant! » Il saute par dessus le parapet et je l'entends retomber sur les feuilles. Aussitôt Réchia et Ferrer, sans dire mot, sautent après lui. Je les suis, je cours, un arbre m'accroche. Je saute dans un fossé, ils sont là. « Nous avons enlevé le petit poste, disent-ils. »
Dans l'excellente Démonstration de l'existence de Dieu qu'il écrivit en 1713, Fénelon assurait que ce qui pense en lui est un néant de nature corporelle. Paulhan nous fait concevoir, outre une forme particulièrement rare de cette « composition » précisément qui donnait à Fénelon l'idée de l'unité indivisible, une pensée qui prend appui et son départ sur l'usage ordinaire du corps.
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Les émotions, les sentiments, qui perdent leur profondeur à la pensée, gagnent parfois dans l'expression qu'ils se trouvent une teinte de pur hasard. C'est dans les mots seulement que leur nuit intime parvient à se défaire. Inscrits dans le langage qui leur convient le mieux, ils prennent une clarté nouvelle, une clarte fausse bientôt perdue qui ne peut éclairer, à l'intérieur de tout, qu'une confusion profonde, naturelle et en entier indéclarable. « Cilia, qui tâche à expliquer au médecin le mal dont souffre sa petite fille, à mesure qu'elle parle découvre sa crainte véritable, et s'étonne d'elle-même » (Jacob Cow). « C'est seulement vers le matin que j'inventai d'être triste et me sentis sauvé » (Les passagers) (2). Nommant les états de l'âme, Paulhan révèle en même temps leur sens le plus approprié, sens ou toute raison va périr. Le langage tire du monde une première vérite insuffisante, — une vérité comme simulée. Le style admirable de Paulhan atteint une pensée presque exempte de toute image, réduite à sa plus cemplexe, sa plus particulière expression ; l'arrangement des mots y est si apprêté, si calculé que seul le mystère y passe. Ce style, auquel convient si bien le troublant conseil de Cicéron à l'orateur : « Adhibere quandam in dicendo speciem atque pompam et pugnæ similem fugam », et qui atteint dans les Causes célèbres son plus parfait bonheur parce que là peut-être il choisit vraiment de ne plus délivrer aucune certitude, renseigne mais ne rend rien intelligible. Il ne peut que suggérer le vague par un abus d'incidentes ou l'emploi de figures variées (celle où l'attribut par exemple précède l'objet attribué). L'exercice ordinaire de la parole ne délivre les personnages de Paulhan d'aucun souci profond et moins encore du confus scrupule qui les tourmente : la pratique attentive des mots et un adroit traitement du langage leur permettent tout au plus de rejoindre la vie naturelle et hasardeuse des choses, nature qui est seulement un désert de langage, hasard qui désespère la recherche. « Ainsi — dit Maast dans le Guerrier appliqué — nos sentiments mal préparés se trouvaient pris au dépourvu ». Les sentiments sont ici pris dans une ignorance, une insécurité dont aucun acte, aucune rencontre ne peut les dispenser. Le hasard et le langage dans ces courts récits alternent en se contrariant ardemment : rien ne vient corriger cette ardeur et cette constante contrariété. Comme le Dieu de Saint Augustin, Paulhan ne laisse en effet même pas périr les choses qui se détruisent réciproquement.
PHILIPPE GARCIN.
(1) Dans son petit traité sur Lagneau, si admirable à tous égards, Alain écrit notamment : « Il n'y a de perception que par une vérité de la perception et la vérité de la perception ne peut être perçue... Pour qui apparence, si l'apparence n'est pas un moment dépassé? »
(2) Au tout début de ses si remarquables et si décisives Recherches sur la nature et les fonctions du langage (1942), Parain déclare Justement : « Chaque fois que nous sommes en détresse, c'est le langage qui nous apporte la solution nécessaire. Lorsque son enfant est mort, la mere lamente et le secours lui vient de là. Pourtant son seul désir serait de le rendre à la vie. »