Jean Paulhan et le zen
Claude ElsenTexte paru dans le numéro d'hommage de la NRf à Jean Paulhan
C'était bien autre chose et bien plus que de la curiosité qu'inspiraient à Jean Paulhan le bouddhisme, le taoîsme et le zen, leur confluent. On peut dire que sa démarche intellectuelle, sa "méthode" leur devaient plus qu'aux modes de pensée ou aux philosophies de l'Occident. L'assertion peut paraître hasardée je voudrais essayer de montrer qu'elle n'a rien d'arbitraire ou de gratuit, ainsi que l'attestent d'ailleurs de nombreux passages des innombrables lettres que J.P., sa vie durant, adressa à ses amis.
Dès le début des années trente, alors qu'il travaillait aux Fleurs de Tarbes, il écrivait à Marcel Arland :
A Ambert, j'avais emporté le Tao tö king. Rien ne m'a semblé aussi proche, aussi vrai depuis très longtemps. Rien ne me donne plus nettement le sentiment de ce vide ou de ce chaos par lequel il faut bien que passe l'idée abstraite (mettons le lieu commun) et d'où nous la faisons à tout instant revenir...
Dans une lettre qu'il m'adressait en 1950, en réponse à certaines questions que je lui avais posées sur la genèse de ses Causes célèbres, je lis ceci :
J'aurais voulu être fidèle à ce mot [de Lie-tseu] : Garde-toi d'ajouter une vue personnelle de plus à toutes celles qui courent déjà le monde.
De Lie-tseu ? Si j'ai mis ce nom entre crochets, c'est qu'après coup J.P. l'a lui-même biffé et remplacé par les mots : de je ne sais qui. En était-il de cette pensée de Lie-tseu comme de certains "proverbes" chinois, achéens, tamouls ou hopis qui figurent, en manière de dédicace, sur certains exemplaires de ses ouvrages et que ses amis le soupçonnaient parfois d'être inventés ? Quoi qu'il en fût, cette maxime était chère à J.P. : on la retrouve dans la note liminaire du deuxième tome des ses Œuvres complètes, en 1967, sous une forme à peine différente (Je puis du moins me rendre cette justice : c'est que j'ai toujours évité, dans la mesure de mes forces, d'ajouter une vue personnelle de plus à toutes celles qui courent déjà le monde) on la retrouve encore parmi ses réponses au célèbre "questionnaire de Proust" où, cette fois, il la cite comme étant sa devise.
Trois autres de ses réponses audit questionaire viennent à l'appui de ce que j'avance ici. A la question : "Vos auteurs favoris en prose ?" J.P. répond : "Jules Renard, Lao-tseu" Aux questions : "Quels sont les personnages historiques que vous méprisez le plus ? Le fait militaire que vous admirez le plus ?" il répond : j'ai peu de goût pour l'Histoire. comment s'intéresser à ce qui aurait pu ne pas arriver ? Ce n'est pas solliciter indûment ce propos que d'y voir l'expression d'une indifférence "bouddhiste" à l'égard de ce qui est accidentel, transitoire, impermanent, de "ce qui aurait pu ne pas arriver", c'est à dire en fait de presque tout ce qui fait l'histoire des hommes, l'histoire de l'homme et son existence, sa nature mêmes. (Dans son remarquable Essai sur le Bouddhisme en général et le Zen en particulier, Robert Linssen écrit : "La notion de base essentielle du bouddhisme est l'impermanence du moi et de toutes choses.")
Enfin, à la question : "Quelle est votre occupation préférée ?" J.P. répond : Les jeux, n'importe quels jeux. Cela, ses amis le savaient bien. Ils savaient aussi que le goût de J.P. pour le jeu, pour les jeux, répondait chez lui à un besoin profond, qu'André Pieyre de Mandiargues a commenté mieux que je ne saurais le faire (et son propos va dans le sens du mien) :
J.P. était porté spontanément à s'amuser de tout, sans légèreté ni frivolité, mais avec une sorte de sérieux violent que l'on aurait dit philosophique en d'autres époques et que je serais tenté de dire mystique à la mode de l'Extrême-Orient [...] Tous les jeux, qu'ils fussent d'adresse ou de hasard, populaires ou ésotériques, le fascinaient. Trichait-il (comme je l'ai vu faire), il fallait comprendre que c'était à un jeu au second degré qu'il se livrait. Je pense qu'il avait hérité du zen cet assez souverain point de vue qui est que l'univers matériel et le monde spirituel tout entier sont des sortes de "parties" où l'on peut, sinon gagner absolument, au moins voir plus clair, par le seul déplacement de quelques pions.
Ne retrouve-t-on pas la même idée dans ces lignes que m'écrivait, quelques jours après la mort de J.P., une amie commune : Il excellait par ce qu'on appelait ses paradoxes, à éveiller soudain notre attention en déplaçant à peine l'idée que nous avions des êtres et des choses ? On ne saurait mieux décrire, sinon définir, en moins de mots cette "méthode" paulhanienne dont l'application et l'objectif — l'éveil de l'attention par le déplacement du foyer de cette attention — ressemblent singulièrement à ceux du zen. Faut-il rappeler que celui-ci, avant toute autre chose, entend être "une méthode d'éveil" (R.F. Suzuki) et que D.T. Suzuki y voit "le moyen d'acquérir un nouveau point de vue sprirituel débarrassé des contraintes du dualisme" ?
J.P. m'écrivait en 1967 :
Les Notes sur la pensée brute, que je t'envoie en même temps que ce mot, ne sont pas complètes. Je n'y dis pas le principal : c'est qu'il faut pour comprendre un peu le langage, abandonner un instant nos vieux principes aristotéliciens de l'identité et de la non-contradiction .
Nous parlions plus haut de proverbes. Mon exemplaire des Causes célèbres porte, en guise de dédicace, ce proverbe chinois (?) :
Le soulier est parfait quand le pied ne le sent pas. Le cœur est parfait quand il sait ne plus distinguer le bien du mal.
Je n'ai jamais songé à demander à J.P. s'il connaissait ces lignes attribées à Seng-ts'an :
La Voie parfaite n'est d'un accès difficile que pour celui qui choisit. N'aie ni sympathie ni antipathie et tout sera clair. En choisissant tu sépares le ciel de la terre. Si tu veux connaître le visage de la vérité, ne sois jamais ni "pour" ni "contre" : le conflit entre le "pour" et le "contre" est la pire maladie de l'esprit...
*
Evoquer les souvenirs personnels qu'on a gardés d'un ami disparu n'est souvent qu'un prétexte pour parler de soi. J'espère qu'on voudra bien m'épargner ce soupçon, mon seul dessein étant ici d'essayer de préciser certains aspects de ce que j'ai appelé la "méthode" de J.P.
En 1948, ayant publié un article intitulé Homo eroticus, je reçus de lui (nous ne nous étions pas encore rencontrés) un mot laconique :
Ne voudriez-vous pas me donner, pour les Cahiers de la Pléiade une étude — un Jean Genet par exemple ? Peut-être pourriez-vous venir passer une ou deux matinées chez moi : je tâcherais de réunir tous les ouvrages de J.G. (je vous ferais aussi une tasse de café).
J'eus beau tenter de remontrer à J.P. que les vues de Genet sur l'érotisme étaient à cent lieues des miennes, que l'homosexualité — si je ne portais sur elle aucun jugement "moral" — m'était aussi étrangère, aussi incompréhensible que le chamanisme ou la physique quantique, rien n'y fit. Avec l'irrésistible gentillesse et l'inlassable entêtement qui étaient les siens, J.P. eut raison de mes résistances : il voulait un Jean Genet ; il l'eut — et c'est à partir de là que naquit notre amitié. Pendant des années, il m'arriverait souvent d'aller le voir chez lui, rue des Arènes, en fin de matinée, de partager avec lui le café (ou quelque autre boisson, parfois insolite) qu'il préparait lui-même, dans sa chambre à coucher-bureau, à la manière d'un rashi [ 1 ] invitant son visiteur à participer au cha-no-yu [ 2 ]...
A quelques temps de là, alors qu'il composait le sommaire du Tableau de la Littérature française [ 3 ], J.P. me demanda de même un Clément Marot. Pourquoi Marot, qui ne m'était rien ? Je crois bien que c'était pour me forcer à découvrir d'un œil neuf les beautés insoupçonnées (de moi) chez un poète que je n'eusse sans doute jamais songé à relire avec ce regard-là. Telle était la manière de J.P., consistant à forcer — doucement — la main de celui qu'il sentait enfermé dans certains préjugés, prisonnier de certaines formes de pensée et de jugement, pour l'amener – presque à son insu — à remettre en question ces préjugés, cette pensée, ce jugement ; bref, à douter de ses certitudes, qui ne sont le plus souvent que d'inconscients conformismes, plus sournois, plus tenaces parfois que les non-conformismes les plus agressifs.
Il m'arrivait rarement d'aller voir J.P. sans qu'il me montrât et parfois me donnât quelque objet insolite — et je ne parle pas seulement d'objets créés par un artiste, tableaux, sculptures ou livres. Les choses, comme les êtres, le fascinaient d'autant plus, eût-on dit, que leur nature, leur être même et leur destination étaient moins évidents, allaient moins de soi. J'ai sous les yeux l'un des objets en question. C'est une espèce de canif, à chaque extrémité duquel seize courtes lames peuvent s'ouvrir en éventail, chacune étant de forme légèrement différente et portant un chiffre gravé dans le métal. Probablement s'agit-il de quelque instrument de mesure — mais servant à mesurer quoi ? L'écartement des dents d'un engrenage, comme on me l'a dit ? Je ne l'ai point su au juste, pas plus que ne le savait J.P. — du moins me l'assura-t-il, et je le crois volontiers, sachant le goût qu'il avait pour ces objets mystérieux, sans utilité pratique évidente et dont la supériorité sur les fameux "objets surréalistes" étaient qu'ils n'avaient pas été conçus pour intriguer. J'ai souvent pensé qu'il voyait en eux des koans [ 4 ] matériels, posant à l'esprit une énigme insoluble, une question sans réponse ("A quoi cela peut-il servir ?") et l'obligeant ainsi, dans le même temps, à s'interroger sur leur nature et à renoncer à toute explication rationnelle. Cette interrogation n'est-elle pas de même nature que celle qui se pose à nous devant une œuvre d'art sans signification immédiate et concertée — et par exemple devant ces peintures "informelles" pour lesquelles J.P. avait un goût si vif ? (Je l'entends encore dire d'une toile de Fautrier accrochée au mur de sa chambre : "Rarement encrier a mis autant d'obstination à ressembler à une locomotive...")
Il lui plaisait que les hommes, les choses – et les idées aussi bien — eussent leur secret. Il lui plaisait que ce secret échappât aux interprétations sommaires, aux explications rationnelles ; qu'il y eût entre l'intelligence et les mots une subtile solution de continuité, un fossé, une rupture qui fissent douter à la fois des pouvoirs de la première et de l'évidence des seconds. Le zen enseigne-t-il autre chose ?
1 - Maître du zen, au Japon. ↩
2 - Cérémonie du thé ↩
3 - Publié en 1962 par les Editions Gallimard ↩
4 - Pour qui l'ignorerait, rappelons que dans la pratique du zen, le koan est un sujet de méditation, proposé au disciple sous la forme d'une question ou d'une phrase en apparence absurdes ("Quel bruit fait une seule main qui applaudit ?", "Qui étais-tu avant d'être toi-même ?", etc.). La réponse ou la "solution" d'un koan, lorsqu'elle est trouvée, au terme et par le moyen d'une réflexion parfois longue, purement intuitive, atteste que le disciple s'est ouvert à la véritable connaissance, qui n'est ni déductive, ni dialectique, ni rationnelle, mais doit être le fruit d'un "éveil" de l'esprit. ↩