Deux livres de Jean Paulhan
René CrevelJacob Cow, le pirate et Le Pont traversé
Je crois M. Jean Paulhan inquiet. Le désir d’une certitude par quoi tous ont souffert ne l’a pas encore poussé à la réaction définitive d’un scepticisme nihiliste. Il interroge les mots, cherche à travers eux la réalité, étudie les songes de trois nuits, et l’on devine en l’analyse subtile le malaise de l’incertitude. Après avoir lu Jacob Cow, on a peur des mots. Au pirate lui-même son nom a donné l’effroi, et chacun, nous savons que nous sommes le pirate. Le langage, monnaie courante (ou monnaie de papier qui signifie pure fiction), détermine les valeurs. L’effigie s’use, ou plutôt la vignette perd sa fraîcheur. Nous regardons avec une curiosité qui ajoute à leur prix les billets des banques transatlantiques pareils à ces enfants qui préfèrent en leurs collections, les timbres étrangers comme s’ils étaient les plus beaux. Ainsi, peu à peu, sont méprisés les mots, ternis d’avoir trop circulé, ou même incolores à nos yeux par la seule habitude qu’ils ont de les voir. D’où le succès de tout exotisme. Céline admire le Kikoyou d’appeler " liane de coeur " notre " Voie lactée ". M. Jean Paulhan qui sait l’intérêt du détail fragile et joli pour montrer jusqu’où peut aller cet amour d’une formule nouvelle, cite l’exemple du tailleur chinois : Ce tailleur prend la robe d’une reine pour en saisir la coupe. " Mais il n’avait pas d’autre endroit où la ranger ; elle fut dans sa case aussitôt trouée des mites et papillons pour les rares qualités de son étoffe… avec le plus de soin, il reporta sur la nouvelle robe les divers trous, y voyant quelque secret. "
C’est peut-être parce qu’il se méfie des mots, qu’à sa décision de rechercher une amie, M. Paulhan se répond par une abondance de rêves. La psychanalyse nous a appris à trouver la vérité sur nous-même dans le langage des songes, dont chaque parole est une image, symbole concret de la pensée intime, tandis que dans la vie éveillée, nous ne savons plus ce qui est expression juste de la pensée précise ou simplement mot, sans plus.
C’est peut-être à cause de ce désir de ne point se trouver dupé par le ton de ses sentiments extériorisés, — pour y parvenir, cherchant a les projeter hors de lui, en des formules sûres, — que M. Jean Paulhan, dans sa marche hésitante et inquiète vers les réalités, " ne se sent pas épais ". Il se fait très mince pour pouvoir mieux passer.
Beaucoup en l’analyse, ont paru des chirurgiens opérant eux-mêmes sur leurs propres corps anesthésies. L’auteur du Pont traversé est loin d’avoir endormi la faculté de sentir, et l’outil d’acier très fin, éveille à chaque fibre du muscle une douleur qu’il a le courage de ne point dire, mandarin parfait qui sait encore, feignant d’ignorer le tourment du monde réel, boire du thé, parler des robes de la Reine ou de ses rêves fragiles.
( L’Université de Paris, n° 240, mars 1922 - Babylone, Pauvert, 1975.)