Suzanne Tézenas
Lorsque, à l'instigation de Pierre Boulez, elle fonde le Domaine musical, en 1954, Suzanne Tézenas était connue de longue date des milieux artistiques et littéraires de Paris. Pierre Boulez, qui avait alors 29 ans, était directeur de la musique au Théâtre Marigny, dirigé par Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud. Ils venaient d'aménager dans les combles du théâtre une salle rudimentaire, aux banquettes de bois, qui avait ouvert ses portes avec « la Soirée des proverbes », de Georges Schéhadé. C'est là qu'eut lieu, sous la direction de Hermann Scherchen, le premier concert de l'école sérielle. On y jouait Bach, Gesualdo, Bartok, mais surtout Messiaen, Varèse, Boulez, Stockhausen, Nono, Barraqué, Pousseur, Berio, plus tard Boucourechliev ou Amy, bref, tous ceux qui avaient prêté serment d'allégeance à l'Ecole de Vienne : Alban Berg, Schoenberg, Webern, mais aussi à Stravinsky qui venait de s'y convertir. L'aventure du Domaine musical — dirigé par Pierre Boulez, puis par Gilbert Amy— a duré vingt ans. Si, au départ, elle ne fut possible que grâce au couple Barrault-Renaud, c'est à Suzanne Tézenas, à la fois mécène, présidente et secrétaire de l'association, qu'on doit sa pérennité.
Suzanne Tézenas vient de mourir à 92 ans. Ces dernières années, elle vivait retirée du monde, après avoir quitté son vaste appartement de la rue Octave-Feuillet où, pendant plus de quarante ans, elle avait reçu tout ce qui a compté en matière de littérature, de peinture et de musique nouvelles. Chacun y amenait ses amis. C'est chez elle qu'on a vu, à peine sortis des limbes, Cioran, Ionesco, Schéhadé, Bonnefoy, Gatti, Nimier, Cioran, de Staël, confrontés à leurs aînés : Vieira da Silva, André Masson, Paulhan, Jouve, Supervielle, Michaux, Char, Ponge...
C'est Suzanne Tézenas qui aidait Vilar à monter la première pièce d'Adamov. C'est chez elle que, tout de suite après la guerre, débarquaient Moravia, Piovene, Cingria, Graham Greene. Chez elle que Pierre Souvtchinsky et Nicolas Nabokov rencontraient leur vieil ami Igor Stravinsky, tout juste rentré de Russie où il venait d'être invité par Khrouchtchev après soixante ans d'exil. C'est là que Messiaen discutait avec Pichette d'un livret d'opéra sur Jésus et Nicolas de Staël d'un projet de ballet avec René Char. C'est dans le salon de la rue Octave-Feuillet qu'un Américain timide, John Cage, donnait à Paris son premier concert pour « piano préparé », en 1949. Sans qu'on y parle vraiment politique, malgré les tensions de l'époque, on y voyait Raymond Aron et Saint-John Perse discuter de gaullisme et d'Europe ou Henri Corbin parler de l'existence des anges, devant Henri Michaux légèrement ébahi...
A partir du moment où ses jeunes protégés ont
volé de leurs propres ailes, et venant le « grand
âge » dont parle Saint-John Perse, Suzanne
Tézenas s'est séparée de ce qui portait témoignage
de tout ce qu'elle avait fait. Les documents sont
allés à la Bibliothèque nationale, les papiers plus
intimes à la bibliothèque Jacques-Doucet. Ne
quittant plus le minuscule appartement où elle
devait finir ses jours ce mois de mai, elle recevait
inlassablement les Chercheurs venus du monde
entier l'interroger sur Drieu La Rochelle, Audiberti, René Daumal, Nicolas de Staël et, bien
entendu, sur le Domaine musical, auquel un
professeur de Montpellier vient de consacrer une
thèse de doctorat. Sa mémoire était infaillible.
Tout juste s'étonnait-elle que tant de gens qui
avaient partagé sa table soient si célèbres, beaucoup à titre posthume. A la fin, ne restaient autour
d'elle que des photos de trépassés. Mais c'est
Pierre Boulez qui a tenu, le jour des obsèques, à
réchauffer la froideur calviniste du temple de
l'Oratoire, avec deux pièces de clarinette, l'une de
lui, l'autre de Messiaen. Ceux qui sont venus dire
adieu à « Madame Tézenas » ce jour-là savaient que
mourait avec elle le dernier symbole d'une civilisation qu'on ne connaîtra plus que par les livres.
(Guy Dumur)