Les incertitudes du langage, entretiens avec Robert Mallet
Jean PaulhanJean Paulhan pensait que s'il lui était donné quelque jour de connaître à fond le langage, tout le reste lui serait donné de surcroît. "Je crois, disait-il, que le langage contient la clé de tous les problèmes qui nous préoccupent." Cette confiance donnée au langage considéré à la fois comme l'image et comme la clé du mystère a orienté toute la vie que Jean Paulhan a consacrée à la littérature, servant tous ceux qui la servaient et poursuivant, jusqu'à son dernier jour, sa recherche personnelle. Il s'en explique ici dans une conversation d'une surprenante liberté, parlant linguistique, philosophie, littérature, peinture, politique, avec passion, avec joie, avec une gravité qui n'exclut ni la malice ni l'humour.
Extrait :
Extrait des « Entretiens à la Radio avec Robert Mallet ».
Œuvres complètes, IV, Claude Tchou, p.491-2.
J. P. – En 1918, j'étais un jour à bouquiner chez Delesalle. Delesalle avait
été l'un des premiers anarchistes, et Fénéon le soupçonnait fortement
d'avoir lancé la bombe qui fit éclater le restaurant Foyot. C'était un homme
infiniment intègre et droit : tout d'une pièce, terrible. Il n'avait jamais varié.
Donc, ce jour-là, il me prit par la main et me mena dans son arrière-boutique : « J'ai un livre sur la guerre. C'est quelque chose. » Il me tendit
mon petit Guerrier appliqué. Je n'ai jamais été aussi fier.
R. M. – Que voulait-il dire ?
J. P. – C'était très clair : qu'il n'avait rien été écrit de plus terrible contre la
guerre.
R. M. – Mais d'où venait le malentendu ?
J. P. – En tout cas il a été assez courant. Je n'ai guère trouvé pour aimer
un peu mon petit Guerrier, à l'époque où il parut, que des anarchistes et
des antipatriotes. Je reçus ma plus belle lettre – je veux dire la plus
élogieuse – d'Édouard Dujardin, de qui les sentiments germanophiles
étaient bien connus. Même il m'invita dans sa maison de Fontainebleau.
C'était une très belle maison, où les principaux vers de Dujardin (qui était
poète) se trouvaient gravés dans la pierre (ou dans le plâtre, je ne sais
plus).
R. M. – À quoi tenait le malentendu ?
J. P. – À ceci, je suppose : c'est que l'opinion commune – enfin, l'opinion
officielle – voulait alors que la guerre fût quelque chose de plaisant et de
tout naturel à quoi il semblait presque impie de s'appliquer.
D'ailleurs, c'est une opinion qui changea vite. Mon petit livre eut une
seconde édition vers 1930. Cette fois-là, il ne fut guère approuvé que par
les patriotes à tous crins et les réactionnaires. Un journal anarchiste me fit
remarquer qu'il était immonde de s'appliquer à la guerre.
Entretien avec Robert Mallet, 8 vidéos de 20 mn
Editeur : Gallimard