
Violence et propagande
Article paru dans Le Spectateur, n° 49, septembre 1913.
Lettre de M. L. Dugas
Je suis en vacances et de loisirs. Le Spectateur m'arrive. J'ai le temps de le lire, de le méditer, d'en faire l'objet de mes réflexions et de vous faire part de celles- ci. Votre article sur « les exploits des suffragettes » (1) m'a particulièrement intéressé. Il est bien de votre manière: thèse risquée, paradoxale, argumentation excellente.
L'envie me prend de le discuter. D'abord, comme vous l'avez prévu, voulu et prédit, le moraliste, — qui est en moi comme en chacun de vos lecteurs, plus en moi peut-être qu'en la plupart de vos lecteurs -, proteste et se hérisse. La violence, moyen de propagande efficace, utile et, à ce titre, normal, sinon légitime, justifié en fait, si discutable en droit ! Voilà de quoi contrister ceux qui voudraient que la raison eut toujours raison et eût seulement raison. Mais je ferais taire le moraliste, l'homme de sentiment, sachant que les audaces dialectiques sont permises quand il ne s'agit que de logique pure, si j'étais sur d'abord que le logicien resterait dans son domaine étroit et fermé, ensuite que dans ce domaine même il eût tout à fait raison.
Posons bien la question. Je n'oublie pas qu'il s'agit uniquement de la propagande d'une doctrine, et que fondé de cette doctrine. A la bonne heure! Nous parlons vous n'entendez pas discuter la valeur, le bien ou mal done d'une doctrine quelconque, bonne ou mauvaise, et nous nous demandons si la violence peut servir ou non cette doctrine. Mais je vous arrête tout de suite. C'est bon, pour vous, théoricien, de discuter au sujet de la doctrine x ou quelconque, mais quand vous m'entretenez, moi public, moi le premier venu, d'une doctrine, la première question que je me pose, c'est celle de savoir si cette doctrine est vraie ou fausse, fondée ou non, je ne me demande qu'ensuite et conséquemment s'il faut l'accepter, car je l'accepterai comme vraie et je ne l'accepterai que comme vraie (c'est du moins mon intention). Donc, si une doctrine prétend s'imposer par la violence ou si elle a recours, comme moyen de propagande, à la violence, elle se déshonore et se disqualifie à mes yeux par cela même; elle s'impose peut-être (et même certainement) par là à l'attention des indifférents, elle secoue les nerfs du public et saisit l'opinion, mais elle perd en moi qui raisonne un partisan; je m'en détache à cause de sa violence, je lui crie: Si ce sont là vos arguments, ou plutôt si ce sont là tous vos arguments, si vous êtes réduite à cela, je vous abandonne; j'allais vous examiner, peut-être vous adopter; bien plus, j'étais déjà des vôtres; mais maintenant je n'en suis plus, vous me dégoutez. Il ne suffit pas en effet d'avoir raison dans le fond, il faut encore, quand on veut se répandre, faire appel à la raison, et ne régner, ne triompher que par la raison.
Bon ! allez-vous me dire, vous êtes bien dégoûté ! Vous ne voulez pas d'une doctrine qui se présente mal; mais examinez ce que vaut cette doctrine en elle-mème, et acceptez ou rejetez-la après l'avoir jugée, abstraction faite de ses moyens de suecès. La vérité d'une doctrine est une chose, la diffusion ou propagande de cette doctrine en est une autre.
Je vous entends bien. Parlons done uniquement de propagande. Remarquez d'abord que, si peu nombreux qu'ils soient, il y a tout de même des gens comme moi, à qui la violence fait l'effet d'une propagande à rebours, ceux qu'elle indispose et écarte. Ces gens-là se disent : Oui, j'étais disposé à examiner les doléances des femmes exclues des droits civiques, je les trouvais fondées, mais je réfléchis maintenant que les femmes auxquelles il s'agit de donner le droit de vote sont les énergumènes en question; vais-je donc demander qu'on ajoute à la collection des ilotes ivres qui composent déjà la majorité des électeurs mâles ces femelles enragées, aux exploits qu'on a vus ? Ah ! non !
Supposons que ceux qui pensent ainsi ne soient pas la majorité. Les suffragettes comptent done sur les badauds, sur ceux qui, entendant parler chaque jour des bombes, incendies de ces demoiselles, finissent par dire : Tout de même! Qui sait ? Elles ont peut-être raison après tout! Regardons un peu ce qu'il en faut penser. Et voilà donc à quoi sert la propagande par la violence! A forcer l'attention ! C'est une réclame, comme les affiches multicolores, les hommes-sandwichs qu'on promène dans les rues, les enseignes aveuglantes à feux intermittents. Et il est bien vrai que sur les nerfs blasés du public la réclame violente, sensationnelle, seule opère; bien plus, que les hommes publics ne sont plus assez accessibles aux arguments et qu'il faut leur faire peur, s'en faire craindre, pour obtenir d'eux justice. Le seul argument en faveur des suffragettes me paraît être celui-ci : Nous avons essayé des arguments, de tous les moyens de persuasion; ils ont été vains; voilà pourquoi, la mort dans l'âme, ne pouvant faire autrement, nous avons maintenant recours à la violence. Mais l'argument vaut-il? Les suffragettes ont-elles vraiment épuisé les moyens de propagande valable, et est-ce vraiment la mort dans l'âme qu'elles opèrent et commettent leurs actes de sauvagerie ?
Mais laissons ces mégères. Aussi bien ne s'agit-il point d'elles, si ce n'est accessoirement, à titre d'exemple! Généralisons et élevons la question. Où a-t-on jamais vu, semblez vous dire, que la vérité triomphe par elle- même, et par ses seules forces? Ne lui faut-il pas toujours un brin de réclame? Liguez-vous et comptez- vous; ainsi vous serez forts et... vous aurez raison. L'union fait la... vérité. Oui, la vérité, telle que l'entendent les sociologues. Oui, la vérité, qui n'est que le fait s'imposant dans sa brutalité, le succès, comme l'entendent les pragmatistes. La vérité historique, si vous voulez, l'histoire étant ce que nous la font [les] nos politiciens; mais la vérité tout court et sans épithète, non! Remarquez que la vérité qu'on cherche ici à faire triompher est une vérité morale, une vérité de droit, non de fait, et qu'il répugne à cette vérité, par définition, de se propager par les moyens injustes de la violence, du crime.
Je sais bien que votre pensée est au fond que la vérité a le droit d'employer, comme moyen de propagande, tout ce qui réussit, puisqu'il s'agit aussi pour elle de réussir. Hé bien, c'est justement ce que je conteste. Il s'agit pour elle d'être la vérité et de se propager par les moyens qui conviennent à la vérité. Son succès, à elle, est d'ordre à part et doit être cherché par des moyens à part. Bh! qu'importe le fait? qu'importe l'élargisse- ment de Dreyfus s'il est obtenu par des moyens qui ré- pugnent à ses défenseurs mêmes, s'il est par exemple d'abord une grâce au lieu d'être un acquittement? Qu'im- porte la victoire de la royauté, si elle n'est due qu'au cabotinage des camélots du roi? Qu'eût prouvé le boulangisme s'il avait réussi ?
J'ai déjà rencontré ailleurs, sous la plume de Jacob (Devoirs), et réfuté, l'argument que vous développez dans votre article. Jacob, parlant des persécutions, dit qu'elles ont réussi plus qu'on ne veut bien le dire, qu'elles ont réellement empêché le triomphe de la vérité. À l'argumentation de Jacob je répliquais: vainere n'est pas convaincre. Je conteste la valeur du résultat obtenu, je conteste l'efficacité réelle des persécutions; on n'empêche pas la vérité d'étre vraie, on ne fait pas que l'erreur devienne la vérité. Les pragmatistes ont beau dire : le succès n'est point tout. L'opinion régnante n'est point la vérité. Il y aura toujours les philosophes et le vulgaire, les compétents et les incompétents en face de la vérité. Il y aura toujours aussi une propagande de la vérité différente pour les uns et pour les autres: la violence pour ceux-ci, la démonstration pour ceux-là. Ne confondons pas.
L. Dugas.
Appendice. — Voici le texte auquel fait allusion M. L. Dugas. Il est extrait de son Cours de morale théorique et pratique (Paris, Paulin, 1910. I1,_ Morale pratique_, p. 325).
«... Jacob, invoquant l'histoire que d'ailleurs il refait, qu'il imagine avoir pu être autre qu'elle n'a été, écrit: « C'est une illusion superstitieuse que d'attribuer à la vérité un privilège qui la rendrait invincible à toutes les persécutions. Ce que le passé humain nous enseigne, c'est que, quand la force brutale n'a ni scrupule ni hésitation, et qu'elle pousse jusqu'au bout son œuvre d'intolérance, on n'est jamais sûr qu'elle ne détruira pas, sinon définitivement, au moins pour un temps très long, la croyance vraie ou fausse à laquelle elle s'attache. Bref, l'histoire ne prouve pas l'irrationalité pratique de l'intolérance, l'absurdité foncière de tout emploi de la force contre la pensée. » A vrai dire, la force « ne parvient pas à soumettre les âmes énergiques, mais, à toute époque, ces âmes sont l'exception; les autres, les consciences vulgaires, cèdent presque toujours à la violence, lorsqu'elle s'exerce d'une façon systématique, continue et impitoyable ». A vrai dire encore, « lorsque les hommes s'éclairent et se moralisent, les attentats de la force contre l'esprit rencontrent moins de chances de succès ». L'intolérance ne peut plus être brutale, elle est condamnée à être hypocrite. Son pouvoir est en baisse, et, Jacob ne le nie pas, sa faiblesse est en raison de la force et de la sincérité des convictions. Mais alors quoi! si Jacob veut dire que, même impuissante et sans effet, l'intolérance serait encore odieuse, nous sommes d'accord avec lui. S'il veut dire qu'elle n'est jamais inoffensive, puisqu'elle corrompt les âmes vulgaires, et les gagne à sa cause par l'intérêt et la crainte, nous l'avons reconnu et l'avons dit comme lui. S'il veut dire enfin que l'intolérance peut détruire une opinion, en exterminant ses adeptes, nous ne le nions pas et nous en indignons comme lui. Mais nous maintenons qu'il n'est pas au pouvoir de l'intolérance d'entamer une croyance, d'ébranler une conviction, et que les victoires qu'elle remporte, elle les remporte sur la faiblesse physique et morale de ses adversaires, mais non pas sur leur pensée proprement dite, et qu'ainsi ces victimes, d'ailleurs trop réelles, déplorables et abominables, sont pourtant, au fond, plus apparentes que réelles. Vaincre n'est pas convaincre. »
- Le Spectateur, n° 48.