
Variétés sur l'éducation du public
Article paru dans Le Spectateur, tome quatrième, n° 40, novembre 1912.
Chaque année, pendant les vacances théâtrales, une commission, dite des théâtres, de la Préfecture de police procède à une révision des mesures de sécurité contre l'incendie, lesquelles sont actuellement régies par l'ordonnance préfectorale du 10 août 1908. L'été dernier, un fonctionnaire ayant proposé un certain moyen de faciliter la sortie en cas de danger, moyen qu'il n'est pas nécessaire de décrire ici, et s'étant heurté à des objections de la part de l'administration, plusieurs journaux prirent des interviews auprès des personnages compétents. Une de ces interviews se terminait ainsi : « Les précautions édictées par le préfet sont plus que suffisantes. Que le public ne s'affole point en cas d'accident, il n'y aura jamais de catastrophe. « (Les italiques sont de nous.)
Cette réponse est assimilable à celle que ferait un entrepreneur disant en livrant une maison: « Qu'il ne pleuve ni ne vente, qu'il n'y ait pas non plus de soleil trop ardent, et votre maison n'aura d'ici longtemps besoin d'aucune réparation ». On peut imaginer également les ministres d'un des Etats qui partent actuellement en campagne rassurant ceux qui s'inquiéteraient sur le montant du trésor de guerre en disant: « Que les soldats n'exigent pas de repas plus d'une ou deux fois par semaine, et nous pourrons subvenir aux frais de la guerre pendant plusieurs années s'il le faut ». Il n'y a là ni plaisanterie ni exagération. Les récits des grands incendies de théâtres, les souvenirs que peuvent avoir certains lecteurs des sorties visiblement «affolées » que provoque parfois une simple « odeur de fumée », tout cela prouve qu'on doit compter sur une panique en cas d'incendie dans une salle de spectacles avec la même nécessité qu'on doit compter sur le retour de phénomènes météorologiques comme la pluie ou la tempête, de phénomènes physiologiques comme la faim et la soif. Peu importe d'ailleurs que ces phénomènes météorologiques obéissent à une causalité dont les lois générales n'offrent pas de prise directe, ou que ces phénomènes physiologiques présentent une périodicité régulière : il suffit que les uns et les autres se produisent avec certitude pour qu'on construise les maisons de façon à résister aux intempéries compatibles avec le climat du lieu et pour qu'on n'envoie pas des armées à la guerre sans se préoccuper du ravitaillement en vivres. Le phénomène « incendie », lui, n'est pas certain, mais il est assez probable et assez redoutable pour qu'on cherche, si on n'a pas pu l'éviter, à en pallier les conséquences: du moment qu'on se place dans l'hypothèse où en fait il se produit, on doit le prendre avec toutes ses circonstances, dont l'une d'elles, l'expérience le prouve, est la panique engendrée par lui, mais qui à son tour le grossit parfois de façon si tragique.
La panique est donc rigoureusement une partie de l'évenement au sujet duquel doivent aviser les fonctionnaires compétents. Pourquoi sont-ils portés à ne pas envisager le problème de la sorte, pourquoi le lecteur a-t-il certainement trouvé « paradoxales » les assimilations faites plus haut avec la pluie ou la faim, pourquoi celui qui les a faites a-t-il, lui-même, en dépit de ses réflexions, le sentiment très net qu'elles sont en effet « paradoxales » ? C'est parce que la panique apparaît comme un phénomène d'une classe toute spéciale, comme un phénomène psychologique et, pratiquement, en partie intellectuel. Malgré les preuves du contraire qu'il a tous les jours, l'homme en revient toujours à se croire un être rationnel, ou du moins dans ses raisonnements, tout se passe comme si » il le croyait.
Dans le cas particulier, la panique est plus ou moins clairement conçue comme l'aboutissement émotif d'une proposition intellectuelle telle que: « Il n'est pas sûr que les dégagements soient suffisants pour que tout le monde puisse se sauver, il est donc bon de tâcher de gagner l'extérieur le plus tôt possible ». On peut, un peu à volonté, dire de cette « traduction » qu'elle est vraie ou fausse. D'abord elle est vraie de façon tout extérieure,en ce sens que cette proposition intellectuelle conseillerait bien les mêmes mouvements. Mais ensuite elle est fausse si elle laisse supposer qu'il suffirait, pour empêcher la panique, de faire savoir, à simple titre de renseignement, que les dégagements sont en réalité suffisants. Elle est vraie enfin en ce qu'elle peut suggérer le meilleur et sans doute l'unique moyen efficace; on restituerait en effet à la panique son véritable caractère en la regardant comme la conséquence émotive, non pas d'une sorte de raisonnement, mais d'une image très vive et d'ailleurs effrayante: et le remède alors indiqué serait de combattre cette image ou, bien plus exactement, de prévenir son apparition par l'impression préalable dans l'esprit de tous d'une image toute contraire, celle de l'aisance absolue des dégagements.
Remarquons, avant de poursuivre, que cette petite analyse, bien que relative au phénomène particulier de la panique, met bien en opposition les deux attitudes possibles, la bonne et la mauvaise, en face des difficultés psychologiques. Il convient d'insister sur ce point pour donner à ces réflexions une portée un peu plus étendue que le problème spécial qui les a suggérées.
La « mauvaise» attitude est celle qui correspond à la conception « rationaliste » (on comprend que cette expression n'a rien de rigoureux) de la nature humaine. Elle est presque universellement le fait de l'esprit commun et particulièrement de l'esprit administratif. « Maintenant que le public est bien prévenu (par la voie des journaux?) qu'il n'y a aucun danger, s'il continue a s'affoler, c'est qu'il y met de la mauvaise volonté. » La « bonne » attitude est celle qui correspond à une conception de la nature humaine qui en reconnaît toute la complexité, analogue à la complexité de toute chose naturelle. Elle ne compte pas sur une transformation globale de l'individu ou du public. Elle sait que chaque difficulté particulière doit être abordée du côté où on a prise sur elle et de la façon qui convient. A l'égard du problème de l'incendie au théâtre, cette attitude n'a rien d'impossible. Si, par exemple, les autorités londoniennes qui ont sur ce point les responsabilités qu'a la Préfecture de police de Paris exigent, entre bien d'autres choses, que la manœuvre du rideau de fer qui sépare la scène de la salle ait lieu immédiatement avant ou pendant le spectacle, c'est assurément pour que le maniement en soit contrôlé, mais cette soigneuse prescription du moment est due aussi au désir de bien imprimer dans l'imagination des spectateurs la sécurité résultant du bon fonctionnement d'un rideau qui porte en outre en lettres gigantesques les mots rassurants de SAFETY CURTAIN OU FIREPROOF CURTAIN. Si ces mêmes autorités exigent en plus que leurs principales prescriptions, relatives à l'absence de strapontins dans les allées, au mode d'ouverture des portes, etc., soient reproduites sur tous les programmes mis en vente, c'est bien plus aussi pour agir sur l'esprit des spectateurs que pour ajouter un contrôle insignifiant à celui des inspecteurs. On le voit, l'attitude que nous appelons la « bonne » est une attitude attentive aux détails ; ce n'est pas une attitude de « tout ou rien » : c'est une attitude scientifique. Et en l'appelant « scientifique » nous n'entendons nullement préjuger la question de savoir si ceux qui y réussissent le mieux sont ceux qui se sont livrés à une étude de la psychologie constituée en science, ni même s'il est nécessaire pour ceux-là de connaître l'existence d'une telle science, avec ses livres, ses chaires et ses laboratoires. Ce qui importe c'est une connaissance en action, une working knowledge de ces choses; et avant cela même, c'en est la préoccupation, le souci de ne pas les négliger. De quelque nom qu'on l'appelle, si l'on craint l'odeur académique de celui de « psychologie », si celui de « connaissance des hommes » semble parfois prétentieux, il n'en est pas moins vrai qu'il a un « capital d'expériences » plus ou moins complexe, qui agit peut-être à chaque moment comme un « flair », mais qui est autre chose qu' un « flair » indéterminé et comme tombant du ciel, et que ce capital d'expérience fondé sur les dispositions individuelles, mais développé sans cesse par la vie et la réflexion est une partie intégrante de l'équipement mental de tout homme ayant une part, si faible que ce soit, du gouvernement ou de l'administration de son pays, ou une parcelle, si petite qu'elle soit, d'autorité sur ses semblables. Plus difficile de beaucoup à définir que des connaissances positives générales ou professionnelles, plus difficile même à décrire que les dons de combinaison et d'organisation qui tont les bons administrateurs, cette troisième partie joue un rôle tout analogue aux deux premières, et qu peut souvent être plus important. Au surplus, c'est moins sans doute la nécessité de cette disposition chez l'administrateur qu'il est nécessaire de rappeler, que l'existence des difficultés d'ordre psychologique du côté des administrés. Ou plutôt, on admet bien cette existence en bloc, mais on comprend mal que les difficultés dont il s'agit se diversifient avec la variété des situations matérielles comme le font les autres difficultés, celle d'ordre physique par exemple. Les questions psychologiques, autres que celles se rapportant à la morale, à l'esthétique, à la casuistique amoureuse, et, seules intellectuelles, un peu celles de pédagogie, sont proprement inexistantes pour l'esprit commun, même chez les personnes les plus cultivées. Leur ensemble n'a pas de nom approprié dans la langue courante et par suite leur souci ne se rappelle pas aisément à l'esprit. Aussi les problèmes au sujet desquels elles devraient se poser sont à la merci de grandes formules vagues, comme il pouvait en régner, avant la constitution des sciences, sur les problèmes que traitent aujourd'hui la physique ou la biologie, et comme en emploient encore pour ceux-ci les ignorants de ces sciences. Une de ces grandes formules est celle de « l'éducation du public ». Il y a ceux qui « croient » et ceux qui « ne croient pas » à l'éducation du public, comme au progrès, à la science, à la médecine. Le rédacteur du journal où a paru l'interview dont nous citions au début la phrase terminale avait précisément fait correspondre, dans le sous-titre, ces mots « l'éducation du public » à la dernière partie de l'article, sans que rien de précis s'y rapportât dans le texte. Et on voit ces mêmes mots apparaître, dans des phrases affirmatives ou négatives selon l'état d'esprit du journaliste, toutes les fois qu'une rétorme intéressantle public est proposée ou introduite. L'usage qu'on fait alors de ces mots montre bien l'indifférence, due à l'ignorance, vis-à-vis de tout détail de mécanisme psychologique autre part que dans les domaines mentionnés plus haut, et l'oubli à leur égard des règles de bon sens le plus simples.
Ainsi, il n'est certes pas besoin d'être grand clerc en aucune discipline psychologique pour savoir quel'aisance créée par l'habitude est, toutes choses égales d'ailleurs, proportionnelle à la fréquence des actes et des tentatives. Songe-t-on à mentionner cet élément si important lorsqu'on parle de la même façon d' « éducation du public », qu'il s'agisse de modification comme le nouveau sectionnement du tarif des omnibus parisiens ou la récente notation des heures dans le service des chemins de fer, modifications auxquelles les intéressés s'accoutument bon gré mal gré par un exercice quotidien, et qu'il s'agisse ensuite de catastrophes comme les incendies au théâtre, dont on ne peut cependant pas faire de temps en temps des « répétition générales » ?
Dans les cas intermédiaires où ces « répétitions » seraient possibles, on les néglige. Les portes des wagons circulant sur les lignes principales du Métropolitain portent en lettres apparentes l'inscription ENTRÉE OU SORTIE ; mais les employés ne tiennent aucunement la main à ce que l'attribution ainsi indiquée se réalise dans la pratique, parce que, disent-ils, « cela n'a de raison d'être que les jours de grande foule »... et ces jours là ils n'ont ni le loisir d'y penser ni surtout la possibilité de canaliser la foule des voyageurs, non disciplinée par l'habitude. Une fois faite la part de la néligence, on doit déceler encore ici l'erreur intellectualiste d'après laquelle on est en état de proportionner exactement à l'importance de chaque circonstance le soin apporté aux actions qu'elle requiert, ce qui est faux pour l'individu et plus encore pour la masse. Les règlements militaires, où, à l'encontre de ce qui se passe dans des organes administratifs moins articulés que ne l'est l'armée, on tient grand compte de la création d'habitudes et de rétlexes, seraient intéressants a étudier dans cet ordre d'idées : seraient intéressants à étudier dans cet ordre d'idées : la défense dans les régiments d'artillerie de jamais passer devant la bouche des canons, même lorsque leur état inoffensif ne fait pas le moindre doute, est ainsi d'autant plus judicieuse que ce serait précisément le jour où le danger serait le plus réel que, par suite des nécessités et de l'affolement du combat, on risquerait davantage de l'oublier complètement... mais là encore le sourire des profanes qui ont pour la première fois connaissance d'une semblable mesure témoigne combien serait plus naturelle pour l'esprit que ce dispositif psychologique, plus « catadoxale », une règle à allure rationnelle conseillantde proportionner les précautions au danger du moment.
L'analogie elle-même avec des exemples antérieurs qui pourrait guider l'esprit ne le fait que d'une façon extrêmement vague pour conseiller ou déconseiller la confiance dans la possibilité d'« éducation du publie ». Au milieu des innombrables polémiques relatives à la nouvelle notation des horaires des chemins de fer, contre laquelle on a fait valoir la remarque, non dépourvue de fondement, relative à la difficulté qu'il y a de changerpar voie administrative des habitudes de langage, personne a-t-il songé à invoquer la coexistence de notre système monétaire officiel et de l'usage populaire de compter en sous, pour suggérer la possibilité d'un compromis pratique s'établissant de lui-même entre la notation écrite maintenue dans les horaires, si elle y présente de réels avantages contre l'ambiguité, et les appellations traditionnelles restant dans le patrimoine de la langue : de même que, voyant 0 fr. 10, nous lisons souvent « deux sous », que, en tout cas, il ne nous viendrait jamais à l'esprit de dire que nous avons donné à un enfant ou a un pauvre « cinq centimes », « dix centimes», de même on peut supposer qu'il y a un moyen terme entre d'une part écrire et dire « douze heures » ou « quinze heures », et d'autre part dire et écrire « midi » ou « trois heures », à savoir écrire 12 ou 15, dire « midi » ou « trois heures ».
A quoi bon multiplier les exemples ? Ceux que nous avons pris, sans grand ordre apparent, ont introduit des notions qui, quoique jouant visiblement dans les moindres circonstances de la vie commune, sont absentes de l'esprit commun ou grossièrement défigurées par lui : - imagination, qu'on ne se figure que comme la créatrice des rêves de lartiste... ou des rêveries de certains originaux, alors que sous sa forme élémentaire, réceptacle des images qui, résidu pour chacun de nous de son expérience, nous guide dans nos raisonnements plus que la raison ou l'assistant nécessairement, et évoque nos émotions; - habitudes, dont on a une idée un peu plus juste, mais que le langage confond souvent avec la simple fréquence, sans songer au rôle de l'être qui « contracte » des habitudes; — réflexes, dont on ignore le nom; — psychologie de langage, sur laquelle l'enseignement ordinaire de la langue, l'enseignement grammatical, judicieux ou non par ailleurs, permet ou favorise des idées directrices si inexactes, par exemple quant aux rapports entre la pensée et le langage, entre le langage parlé et le langage écrit, etc; — et on pourrait encore prolonger cette liste.
Ce qu'il convient d'ailleurs, croyons-nous, de noter surtout, c'est moins l'absence ou la fausseté d'idées en cours sur des sujets aussi mêlés à la pratique, c'est moins l'impossibilité d'attirer sur eux l'attention par suite des lacunes que présente à leur égard le langage courant, c'est moins tout cela que leur remplacement dans la pensée commune par des notions ou plutôt des mots qu'on considère à tort comme des solutions, alors qu'ils seraient très utiles comme des sortes de questionnaires destinés à recevoir des réponses particulières danschaque cas concret. C'est ainsi que la formule « éducation du public » serait excellente si elle amenait à se poser au sujet d'une pratique quelconque des questions précises sur les dispositions spéciales du public à son sujet, sur les conditions de temps, d'attention, relatives aux cir- constances d'apprentissage, etc. Autrement c'est un mot vide dont l'esprit ne se croit satisfait que parce qu'il évoque une image, mais qui ne lui apprend rien parce que dans chacun des cas pratiques ou il devrait jouer tout dépend de questions particulières à résoudre. Ce n'est pas le publie qui est éducable ou non, ce sont telles choses qui dans de telles conditions, peut-être aussi pour telles personnes seulement, sont assimilables.
Marcel Le Tellier