
Lecture précipitée
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 16, août-septembre 1910.
Lecture précipitée
Comme nous nous trouvions dernièrement chez un des plus anciens abonnés de cette revue le soir même du jour où lui était parvenu un numéro, il nous annonça qu'il avait lu dans la journée le contenu entier du faciscule. Nous devions voir là une marque d'intérêt dont nous lui fûmes certes reconnaissant. Mais, nous souvenant que ce même lecteur était un de ceux qui, au début et quelquefois encore dans la suite, avaient dit des articles du Spectateur que « c'était bien fort pour eux », nous ne pûmes nous empêcher à part nous de trouver là quelque contradiction. Car enfin que voulons-nous laisser entendre lorsque nous disons d'une lecture qu'elle est « bien forte » pour nous? Ce peut être une manière courtoise de dire qu'elle nous ennuie et que d'ailleurs, plutôt que de la platitude ou de la vulgarité, c'est son tour abstrait et scientifique qui nous rebute : cela est fort légitime, mais l'hypothèse semble devoir être exclue au sujet d'un lecteur qui de bonne foi exprime qu'il « dévore » une revue à son arrivée.
Reste l'interprétation naturelle : à savoir que, par suite d'une autre direction donnée par la vie à nos habitudes intellectuelles, nous éprouvons quelque difficulté à entrer dans la pensée de l'auteur et à suivre ses raisonnements, sans exclure aucunement par là que, ces obstacles une fois surmontés, nous nous estimions récompensé par la clarté acquise à nos idées sur le sujet du travail. La question est donc dans cette hypothèse de vaincre cette difficulté. S'il s'agit d'une discipline très spéciale, il y faut une initiation, elle aussi très particularisée; s'il s'agit plutôt d'un point de vue, d'une manière de prendre les choses, l'habitude joue un grand rôle, comme nous avons eu la satisfaction de le constater chez nombre de nos lecteurs qui ont bien voulu nous le faire savoir en ce qui les concernait. Mais, quel que soit le sujet, il faut un minimum d'attention, qui est incompatible, d'abord avec une lecture rapide, ensuite avec le passage immédiat d'un sujet à un autre. En ce qui concerne l'allure de la lecture, nous serions quelque peu mal venus à exiger de ceux qui nous font l'honneur de s'intéresser à nos travaux qu'ils reprennent les méthodes de lecture réfléchie qu'on impose aux écoliers.
En ce qui concerne au contraire le passage immédiat d'un sujet à l'autre, c'est là un exercice de gymnastique intellectuelle que nous croyons bien peu d'esprits capables d'exécuter sans inconvénients : nous avons interrogé à cet égard nos collaborateurs les plus fréquents, les plus habitués par suite au tour d'esprit de la revue; ils nous ont tous avoué leur incapacité, — que nous leur avions avouée de notre côté, — à lire à la file les différents articles d'un numéro du Spectateur. C'est qu'en effet il ne suffit pas de comprendre, par une intellection claire mais fragmentaire, chaque mot, chaque phrase, chaque paragraphe d'un travail; et d'ailleurs, ce ne sont que des esprits assez spéciaux qui procèdent ainsi par analyse : - ce qui est le plus commode et, sinon le plus fructueux, du moins certainement indispensable à la plupart d'entre nous, c'est de nous former, - de laisser se former en nous - une idée générale, une sorte de tableau mental, plus schématique chez les uns, plus riche en images chez les autres, qui, ayant acquis son unité au commencement de la lecture, se rend malléable et s'enrichit sous l'action de la pensée de l'écrivain. Or, une fois cristallisée comme elle l'est à la fin de la lecture, cette attitude de l'esprit subsiste consciemment ou non pendant un temps plus ou moins long : il est donc nécessaire de prendre une récréation de durée convenable pour permettre à l'esprit de se refaire une virginité. Si l'on veut se rendre compte de la cristallisation dont nous parlons, qu'on observe ce qui se passe dans l'esprit quand on fait suivre la lecture d'un roman humoristique de celle d'un ouvrage sérieux. On est arrêté à chaque phrase par la recherche ou du moins l'attente plus ou moins consciente de l'équivoque ou du jeu de mots qu'elle pourrait recouvrir. Il en est de même, toutes proportions gardées, dans le cas de deux articles comme ceux du Spectateur : il y a une nécessité d'hygiène intellectuelle à ne pas absorber sans intervalle des nourritures qui exigent de l'esprit des réactions, apparentées peut-être, mais différentes.
Il est sans doute superflu d'ajouter que, si un seul article est par lui-même trop important, il y a également nécessité d'hygiène intellectuelle à ne pas l'absorber dans son entier en une seule fois: aussi nos collaborateurs se font-ils une règle, toutes les fois qu'ils le peuvent, de marquer par des titres ou de quelque autre manière les places où la lecture peut être interrompue sans inconvénient. — Pour en revenir à la lecture en un seul jour d'un numéro entier de cette revue, nous n'hésiterions pas à conseiller au lecteur qui nous demanderait notre avis, s'il n'avait qu'un jour à sa disposition, de choisir un seul article parmi ceux qui composent un numéro, plutôt que de s'imposer la tâche fatigante et relativement peu fructueuse d'une lecture précipitée.
R. M. G.