Une réhabilitation de la casuistique
Emile Augier prête une amusante boutade à un de ses personnages, devant lequel on vient de vanter un prédicateur d'avoir su trouver du nouveau à dire sur la charité : A-t-il donc dit de ne pas la faire ?
Si l'on veut bien supposer qu'au lieu d'une réplique de comédie, c'est là l'expression d'une pensée mûrement réfléchie, on y verra l'affirmation implicite de la thèse suivante :
Sur une vertu, sur un vice, sur une manière d'agir quelconque, un seul problème se pose : doit-on ou ne doit-on pas adopter celte manière d'agir ? De la charité, par exemple, il n'est théoriquement possible de dire que deux choses : « il faut la faire » ou « il ne faut pas la faire ». Comme on a toujours dit, surtout dans la chaire, qu'il fallait la faire, un prédicateur qui a trouvé du nouveau ne peut qu'avoir dit de ne pas la faire.
L'auteur comique exagère à peine ici une attitude qui est très naturelle au sens commun et, chose plus curieuse, que beaucoup de philosophes et de moralistes appuient expressément ou surtout implicitement.
Pour être de sens commun cette attitude n'est nullement conforme au bon sens. Car il y a encore énormément de choses très importantes, très utiles et parfois très nouvelles à dire sur une vertu ou sur un vice, après qu'il a été bien entendu qu'on était en présence d'une vertu recommandable ou d'un vice détestable.
Il y a les conditions et les modes d'application, — ce qui n'est sans doute pas chose négligeable en une matière essentiellement pratique, comme l'est la morale.
Voici quelques-unes des questions rentrant dans cet ordre d'idées : A quoi reconnaît-on les actes conformes à la vertu étudiée ? Quand il y a le choix entre deux ou plusieurs de ces actes, comment se déterminer ? Quelles modifications peuvent survenir du fait de changements dans les circonstances matérielles? Que faire dans le cas de conflits avec d'autres vertus ? Dans quelle mesure peut-on tempérer les obligations prescrites, excuser les manquements ?
Toutes ces questions, qui s'étudient le mieux, non sous la forme de dissertations abstraites, comme pourrait le faire croire le questionnaire précédent, mais sous forme de l'examen de cas concrets, soit réels, soit judicieusement imaginés, constituent ce qu'on doit appeler la casuistique.
Le mot de casuistique a mauvaise réputation depuis les querelles de Pascal et des Jésuites. La chose participe à la disgrâce. Mais peut-être aussi l'encourrait-elle par elle-même : l'esprit humain qui, dans sa vie pratique quotidienne, n'a en fait à traiter que des cas, aime bien, lorsqu'il passe à une étude plus spéculative, voler d'un bond à la considération des grands principes du bien et du mal ; — il ne conçoit guère l'intérêt d'un patient travail d'adaptation, d'intermédiaire entre les principes et le concret, comme veut le faire la casuistique.
A tous ces égards, cette dernière a besoin d'une sorte de réhabilitation. Ce sont quelques réflexions destinées a été rassemblées ici à ce titre que M. L. Dugas a bien voulu extraire lui-même des bonnes feuilles d'un livre sur l'amitié antique, dont une édition remaniée doit prochainement paraître à la librairie Alcan.
Nos lecteurs retrouveront dans ces pages la justesse d'observation et la modération dans les conclusions qu'ils ont déjà pu apprécier chez M. Dugas et qui constituent les deux faces de la probité intellectuelle.
Il est à peine besoin d'ajouter que, pour être faites à propos d'un sujet d'antiquité, et d'un sujet comme l'amitié, dont le calme discret semble mal s'accorder avec notre époque remuante, les réflexions qui suivent sont en elles-mêmes d'un intérêt de tous les temps.
Sp.
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Le double rôle de la casuistique
[La casuistique est pratiquement utile en ce qu'elle
seule adapte les principes à la complexité des choses
réelles; mais en sens inverse elle conduit, par l'épreuve
à laquelle elle soumet les principes, à les préciser et
parfois à les approfondir.]
Toute morale, en se développant, devient une casuistique.
La casuistique elle-même revêt deux formes, suivant qu'elle est cultivée accessoirement ou pour elle-même que ses doctrines émanent de l'inspiration libre et individuelle ou d'une doctrine arrêtée et suivie. Tantôt l'examen d'un cas de conscience devient l'occasion d'énoncer un principe, de préciser une doctrine et d'en déterminer la portée, tantôt la question posée reste particulière, on ne la ramène point à une loi connue, on ne s'en sert point pour établir une loi nouvelle. Dans le premier cas, la casuistique rentre dans la science morale ; dans le second, elle est un pur empirisme. Platon, Aristote et les Stoïciens sont, en un sens, des casuistes. Ils soulèvent des problèmes embarrassants et subtils, par exemple, celui-ci : Comment l'homme de bien, qui se suffit à lui-même, a-t-il besoin d'amis ? Ils sentent
cette difficulté de mettre d'accord l'idéal et les mœurs, à laquelle se heurte toute morale élevée. Mais, d'autre part, il n'est pas pour eux de questions particulières : de l'examen d'un cas de conscience, ils font sortir un enseignement philosophique.
Considérons, par exemple, Aristote. Il est le vrai fondateur de la casuistique, il se défie des maximes absolues : il nous avertit sans cesse que la complexité des questions morales est incompatible avec l'exactitude et la rigueur du raisonnement ; il reconnaît l'insuffisance et le vague des théories et des principes. « Des choses indéterminées, la règle doit être indéterminée. » Suivant lui, la précision et partant la valeur pratique des règles, serait toujours en raison inverse de leur généralité. Aussi apporte-t-il un correctif à celles qu'il énonce. Il note les cas où elles s'appliquent mal, il soulève les questions embarrassantes, les difficultés et les doutes (aporiai). Ainsi, après avoir exposé sa théorie de l'amitié, il agite les questions suivantes : Est-il permis de rompre avec ses amis, et dans quels cas?— Un ami doit-il être plus pour nous qu'un homme vertueux, qu'un bienfaiteur ? — Qui doit-on aimer le plus de son ami ou de soi-même ? — Est-ce dans la bonne ou dans la mauvaise fortune qu'on a le plus besoin d'amis ?
Ce sont là d'humbles questions ; mais, pour les résoudre, Aristote remonte aux principes philosophiques et élevés ; parfois, c'est à leur occasion et incidemment, qu'il expose ses théories les plus profondes. Ainsi, la comparaison qu'il établit entre les sentiments du bienfaiteur et de l'obligé l'amène à expliquer le désintéressement en amour. La casuistique se relie donc ici à la morale ; elle en est l'application, elle en est aussi l'illustration ou l'éclaircissement. En effet, l'esprit d'une doctrine morale se laisse, en un sens, mieux saisir dans le détail des applications ou dans l'interprétation des principes que dans leur énoncé et leur exposition méthodique. Ainsi la sûreté avec laquelle Aristote résout les problèmes captieux de la casuistique, fait ressortir, avec la sagacité de son esprit, la droiture foncière de sa nature généreuse. La casuistique offre donc un intérêt dogmatique et son étude rentre dans celle des systèmes.
Mais souvent aussi, elle est un objet de pure curiosité. Devant les problèmes complexes que soulève la vie, le philosophe se trouve déconcerté, pris au dépourvu ; sa raison l'abandonne, il ne peut justifier le parti qu'il prend ; il ne voit pas que ce parti s'accorde avec sa doctrine, il voit même parfois qu'il la contredit. Il oublie alors ou trahit son système ; il suit ses instincts, ses préjugés ou son cœur. L'histoire de la casuistique ne serait donc, le plus souvent, qu'un recueil d'opinions individuelles, originales, arbitraires. Ces opinions, pourtant, sont intéressantes à connaître : elles sont les manifestations de la conscience individuelle, échappant à l'influence des systèmes, montrant de l'initiative, de la spontanéité et de la décision. Elles intéressent la biographie des philosophes et l'histoire des idées et des mœurs.
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I. La casuistique nécessaire à l'application de la morale
[La casuistique a un lien intime avec la morale. Celle-ci est suspendue à un idéal. Mais l'idéal n'existe pas par lui-même. En rechercher les racines dans le réel, interpréter celui-ci comme le savant interprètel'expérience, c'est une des tâches principales du casuiste, et par elle il sert spécialement la morale la plus haute, dont l'idéal ne vaut qu'en tant qu'il est appliqué.]
La casuistique, ne trouve pas place dans l'idéalisme absolu.
Pour qu'elle puisse naître, il faut qu'on soit résolu à maintenir les droits respectifs de l'expérience et de la raison. Elle découle donc naturellement du principe d'Aristote que l'idéal, s'il existe, est contenu dans le réel. Sans doute on ne trouve nulle part réalisée dans
l'expérience l'amitié parfaite. Aristote le reconnaît quand il dit: « O mes amis, il n'y a point d'amis. »
Pourtant, c'est le spectacle de l'amitié commune qui suggère la notion de la pure amitié. L'opposition du réel et de l'idéal est toujours présente à l'esprit d'Aristote. L'analyse des amitiés communes lui sert à dégager les caractères de la vraie amitié, et l'idée de la vraie amitié est le type auquel il ramène et compare les amitiés communes. Il y a, suivant lui, « une amitié proprement dite et une amitié improprement dit. » Nous distinguons plusieurs espèces d'amitiés, et celle qui sera l'amitié au sens premier et propre (protos men kai kurios) ce sera l'amitié des bons entre eux, et les autres ne seront amitiés que « par analogie avec celle-là », (kat'omoiotete) L'idéal étant, pour Aristote, la plénitude du réel et le réel, l'ébauche de l'idéal, la casuistique devient possible. Elle n'est pas un chaos de questions insolubles ou qui ne peuvent être tranchées que par une décision arbitraire ; elle est un ordre de questions fondées, elle relève de la science. Elle a une base solide, elle repose sur l'harmonie secrète, sur l'identité fondamentale de la règle morale et des moeurs la casuistique ne consiste pas à agiter des problèmes pratiques d'un caractère exceptionnel et rare, d'espèces disparates, et sans grande portée. Elle est l'art d'interpréter l'expérience, d'en faire sortir un enseignement, de saisir à travers la diversité des mœurs les traits épars de la vérité idéale. On ne connaît guère qu'une casuistique subtile et raisonneuse qui s'enferme dans d'étroites et mesquines questions : il en est une autre, dont Aristote a laissé le modèle ; elle est d'un esprit large, philosophique et profond, elle se confond avec la morale la plus haute.
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II La casuistique mettant à l'épreuve les systèmes de morale
[La casuistique, par les nécessités de son travail de réalisation, amène les principes et les systèmes à se réduire, à se limiter, parfois à se désavouer eux-mêmes partiellement. Elle les oblige à ne pas se payer de mots et à confesser leur insuffisance inévitable vis-à-vis de la complexité du réel. Mais elle permet par là même de déterminer leur véritable valeur morale, dans le compte de laquelle doit intervenir la possibilité humaine de leur application. Exemple fameux : le stoïcisme.]
Ainsi le stoïcisme porte la peine de son orgueil ; la hauteur de son idéal décourage les âmes nobles qui lui échappent et se rejettent sur l'amitié vulgaire. Il subit encore une humiliation plus grande : il voit ses propres partisans entrer dans la voie dangereuse des accommodements. La casuistique s'impose donc à ceux qui la nient ; le bon sens a sa revanche sur la raison hautaine ; il lui fait perdre son assurance et même son crédit, il lui arrache des concessions, qui sont un désaveu. {Cf. Cicéron, De Amicitia, passim. )
Ici apparaît un côté curieux de la casuistique : elle est la contre-partie de la morale ; ainsi à une morale utilitaire répond une casuistique altruiste. On dirait que les logiciens ont leurs scrupules, qu'il leur déplaît d'avoir orgueilleusement raison. Plus exactement, chaque philosophe allant d'instinct à ce qui lui manque, il arrive que l'utilitaire réclame pour l'ami le droit de se dévouer, et que celui qui fonde l'amitié sur la vertu déclare qu'il trouve à la vertu son compte et que le désintéressement n'est pas une duperie. Les esprits ont l'intuition secrète de leurs exagérations et de leurs erreurs, comme il paraît au soin qu'ils prennent de les atténuer. De là vient qu'Epicure dira où s'arrête l'égoïsme, et Aristote, où s'arrête le désintéressement. Il échappe à l'un de dire qu'il faut aimer son ami plus que soi-même : « Il est plus agréable de faire du bien que d'en recevoir. » (Plutarque, Qu'on ne peut vivre heureusement selon la doctrine d'Epicure, 1100.) L'autre soutient au contraire qu'on ne doit aimer son ami ni plus ni moins que soi-même. Ainsi on ne lui souhaite pas tous les biens, on ne lui souhaite pas par exemple de devenir Dieu.
La casuistique est l'art des concessions, des accommodements ; elle est l'abandon des thèses systématiques et absolues, le retour aux idées moyennes ; c'est la revanche du bon sens sur la philosophie. Aristote et Épicure font le même effort ; en sens inverse, pour se rapprocher de l'opinion vulgaire. Cela est d'ailleurs naturel et logique. Le triomphe de l'intérêt est de fonder l'amitié, et l'honneur du désintéressement est de s'ignorer lui-même.
La casuistique, se donnant pour tâche de concilier les contraires, atténue la rigueur des principes, adoucit les formules. Elle va plus loin encore : elle montre que toute formule est vaine, qu'on ne peut fixer ni saisir d'une seule vue les aspects divers et flottants de la vérité. Elle conclut, non au scepticisme, mais à l'insuffisance des systèmes. Elle prétend, non qu'on ne peut rien connaître, mais qu'on ne peut connaître le tout de rien, et ce qui rend sa démonstration plus convaincante, c'est qu'elle la tire de l'examen des plus humbles questions. Elle excelle à faire sortir l'exception de la règle.
L. Dugas.
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Les passages que M. Dugas a bien voulu extraire pour nous indiquent clairement la tâche et l'utilité de la casuistique. Les lecteurs qui voudraient illustrer ces données par l'application à un problème particulier pourront se reporter à son livre.
Notons en outre qu'une casuistique n'est pas seulement nécessaire en morale mais bien en toute étude qui vise les complexités de la pratique. Et par exemple la façon dont nous nous occupons au Spectateur de raisonnements, d'arguments, d'erreurs, observés dans la réalité ou imaginés d'après elle, est de nature essentiellement casuistique. Elle joue entre la. logique et la pratique le rôle que la casuistique morale tient entre la morale et l'application. Dans le droit, le même rôle est joué par la jurisprudence entre le code et les jugements particuliers.
Ce rôle, répétons-le sous une autre forme, est double :
1° Ce rôle consiste à donner le vrai sens des principes, en permettant de déterminer les cas où ils jouent et ceux où ils ne jouent pas, — tout de même que savoir le sens du mot arbre, c'est moins en savoir la définition, que de pouvoir dire, en présence de tel objet, s'il est ou s'il n'est pas arbre, — avec toutes les nuances et restrictions qui conviennent ; et par ce travail le principe lui-même reçoit une application amplifiée de tout l'apport de l'expérience pratique, car, dit ailleurs M. Dugas (dans son Cours de Morale), « des considérations approfondies et élevées de Kant sur le devoir, je défie qu'on tire, autrement que par des arguments verbaux et subtils, la formule précise du devoir de tempérance, du devoir de l'électeur, etc. » et « prétendre déduire la morale de quelques principes généraux, c'est se condamner au lieu commun édifiant, aux tirades éloquentes et de fait on n'en sort guère ».
2° Ce rôle consiste à mesurer la portée de ces mêmes principes, en coupant ce qui semble devoir y figurer logiquement, mais ne saurait se prêter à l'application, vice fondamental en matière pratique.
En un mot, quoi qu'en ait contre elle le sens commun, la casuistique, c'est la réintroduction du bon sens dans la morale.
Sp.