
Une biographie intellectuelle de Taine
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 6, octobre 1909.
C'est bien une « biographie intellectuelle » que, fidèle à la promesse de son sous-titre, M. Laborde-Milaà nous donne d'Hippolyte Taine (Paris, Perrin, 1909). Sous la variété des travaux de l'écrivain, il aperçoit la profonde unité de son œuvre dans sa recherche constante d'une connaissance scientifique de l'âme. Etant avant toutes choses et en toutes choses pyschologue, Taine présente dans sa physionomie intellectuelle les deux traits caractéristiques du psychologue, en accord avec la nature même de son sujet: d'une part l'esprit constructeur, le tourment de l'unité et des idées générales, en un mot le besoin de comprendre; d'autre part le goût non moins impérieux et le sens des réalités, des « cas précis », des « petits faits distincts », soit à vrai dire le désir de s'assurer que le besoin de comprendre ne s'est pas contenté lui-même par une construction arbitraire.
L'originalité de Taine consiste à n'avoir pas voulu seulement la satisfaction alternative de chacune de ces deux tendances, comme un philosophe qui serait à ses heures romancier, mais à s'être proposé de les concilier, de fusionner les deux esprits, d'être simultanément Hegel et Stendhal.
C'est en cherchant comment s'est réalisée cette conciliation que M. Laborde-Milaà étudie les diverses parties de l'œuvre de Taine.
Conciliation théorique d'abord, par l'ensemble des travaux proprement philosophiques. Les Philosophes classiques constituent la pars destruens qui déblaie le terrain des considérations vagues, faussement générales et faussement abstraites de Cousin et de Jouffroy. Puis Taine demande au positivisme anglais, qu'il complète à l'aide des idéologues français et des métaphysiciens allemands, de l'aider à préciser cette notion de cause, dont il dit que la renouveler « c'est transformer la pensée humaine ». Il se fait ainsi une méthode d'abstraction qu il applique, avec le succès qu'on connaît, dans le livre qui couronne son œuvre théorique: l'Intelligence.
Mais Taine voulait vérifier par les applications ces résultats spéculatifs. Il tenta à cet effet une triple enquête : l'une sur le domaine privilégié de la littérature qui le satisfit complètement; - l'autre en matière d'art, où il fut obligé de porter la première atteinte à l'harmonie de son système par la considération extra-scientifique du « degré de bienfaisance »; — la dernière sur le terrain des réalites sociales où se font jour les préoccupations suscitées chez lui par les malheurs de la patrie et où se manifeste une méfiance inconnue auparavant contre le développement de la pensée abstraite, mais où la méthode, pour être devenue historique, n'a pas cessé d'être psychologique.
Telles sont les grandes lignes de l'œuvre de Taine dessinées dans le livre de M. Laborde-Milaà. Il a de plus su mettre en lumière nombre d'idées originales et fécondes, les unes développées par Taine, les autres seulement indiquées. Non moins que l'ensemble de l'œuvre, ces idées nous permettent d'apprécier comment le philosophe a réussi dans sa tâche, comment il a su « montrer que la philologie, la linguistique, l'archéologie, l'histoire, la critique, la jurisprudence, l'économie politique sont des branches de la psychologie » et que « les connaissances relatives au monde moral ne sont pas de simples thèmes d'éloquence et de littérature ».
Taine n'en est pas moins, il est même précisément pour cela un maître du style. Voulant être scientilique, il a dû être abstrait et c'est, dit M. Laborde-Milaà, le génie de l'abstraction qui fait la grandeur de son style: les vocables abstraits « indéterminés et creux pour quatre-vingt-dix-neuf esprits sur cent sont clairs et pleins, portant en eux des jours et des Jours d'analyse et de synthèse personnelles ». Un autre caractère de son style est le génie de la systématisation, de l'ordonnance de idées de plus en plus générales vers le but où il veut entraîner l'adhésion du lecteur. Enfin son goût du concret doitaussi trouver satisfaction : les métaphores la lui fournissent, métamorphoses pittoresques, mais aussi métaphores encore toutes voisines de l'abstrait, presque géométriques, provenant « de cette sorte de nécessité mentale qui l'oblige à tenir à la fois le concret qu'il analyse et l'idée générale qu'il en extrait ».
Aussi Taine est-il éminemment classique par son style et ce classicisme n'est que l'expression d'un autre plus profond, celui qu'il doit à sa préoccupation dominante des choses de l'âme. On oublie trop que la littérature française, au siècle où son génie s'est affirmé avec le plus d'éclat, a été une littérature psychologique, non pas psychologie d'exception et de sensibilité, mais avant tout psychologie d'hommes vivant en société et par suite, avant tout aussi, psychologie de l'intelligence, puisque, de toutes les fonctions humaines, l'intel- ligence est le moyen le plus parfait de communication entre les individus. Aussi, malgré des critiques en partie justifiées, l'œuvre de Taine devra être lue et méditée par quiconque veut penser et exprimer en français sa pensée. Remercions M. Laborde-Milaà de nous l'avoir rappelé avec cette force et cette netteté.
Antoine VANZY.