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couverture de la revue Le Spectateur

Une attitude de l'opinion dans certaines affaires criminelles

Le Spectateur, n° 14, 1er juin 1910

Article paru dans Le Spectateur, n° 14, juin 1910.

On a pu remarquer, au cours de nombreuses affaires criminelles, que souvent les adversaires de l'accusé confondaient la présomption que l'on pouvait avoir en faveur de l'innocence de l'accusé avec une certaine indifférence à l'endroit de l'objet même de l'accusation. Si vous déclarez qu'il n'est pas prouvé que l'accusé soit l'auteur du crime ou du délit pour lesquels on le poursuit, certains de ses adversaires vous reprocheront alors d'approuver ce délit ou ce crime. Qu'il s'agisse d'un officier d'artillerie accusé de trahison, ou d'un frère des Ecoles chrétiennes accusé de viol et d'assassinat, le phénomène se manifestera également des deux côtés et l'on reprochera aux partisans de l'un et de l'autre accusé de ne point avoir pour la trahison, ou pour le viol et l'assassinat, toute la réprobation qui siérait. Vous dites que le capitaine D. n'est peut-être pas l'auteur de cette trahison? Vous approuvez donc que l'on trahisse! Vous dites que le frère F. est peut-être innocent de ce viol et de cet assassinat? Vous ne voyez donc alors aucun mal à ce que l'on viole et assassine les enfants! Nous avons fait allusion à ces deux affaires et parce quelles doivent être encore présentes à la mémoire de tous, et aussi parce que les partisans du capitaine D. s'étant trouvés en général les adversaires du frère F., et réciproquement, le phénomène que nous nous proposons d'analyser apparaissait par là comme pouvant se manifester dans les camps les plus opposés. Nous pourrions en trouver de nouveaux et nombreux exemples dans une multitude d'affaires moins retentissantes, mais il serait fastidieux de les énumérer, et chaque lecteur pourra d'ailleurs en dresser une liste aussi longue qu'il la voudra. Tout ce que ces exemples montreraient, c'est que ce phénomène est universel, non pas certes qu'il se produise toujours, mais qu'il se produit dans tous les partis, dans toutes les classes, à toutes les époques, et quel'étudier, c'est étudier un procédé normal de l'esprit. Ce sont les causes, ou pour mieux dire, puisqu'il est humain, les raisons de ce phénomène que nous voulons essayer de déterminer. Ce reproche que font souvent à ses partisans les adversaires de l'accusé peut malgré les formes indéfinies qu'il sait prendre se réduire à ces deux propositions : Vous discutez la culpabilité de l'accusé; Donc l'objet de l'accusation vous laisse indifférent. Ainsi énoncées ces deux propositions semblent sans rapport entre elles et l'on ne s'explique pas au premier abord qu'elles puissent prendre pour certains esprits la force d'une démonstration. Il nous faut donc chercher quelle peut bien être la troisième proposition sous-entendue, qui nous montrera entre les deux autres le lien que l'on n'aperçoit pas, et rétablira dans sa forme logique l'argument ainsi écourté. Nous avons dit que ce phénomène se produisait dans les affaires les plus différentes. Cependant il ne se produit pas dans toutes. Examinons donc ce en quoi les affaires dans lesquelles les adversaires de l'accusé font ce reproche à ses partisans diffèrent de celles dans lesquelles ils ne le font point. Nous remarquerons vite que toutes les affaires dans lesquelles les adversaires de l'accusé font ce reproche à ses partisans sont celles qui soulèvent l'indignation publique. On voit ce phénomène se produire surtout, comme dans les deux exemples que nous choisissions plus haut, dans les affaires de trahison, et dans les affaires de mœurs. Il ne se produira presque jamais dans les affaires de vol ou d'assassinat, qui, quelle que soit leur gravité, ne soulèvent que très peu l'indignation publique (1). Ce serait un problème, que de rechercher pourquoi l'indignation soulevée par un crime n'est pas en proportion de la gravité de ce crime. Mais ce problème est tout différent de celui que nous cherchons à résoudre ici, et nous ne voulons pas même l'aborder pour l'instant. Il nous suffit de savoir que le phénomène dont nous cherchons à pénétrer le mécanisme logique ne se produit que dans les cas où l'indignation publique est soulevée et que sa fréquence augmente ou diminue selon que cette indignation augmente ou diminue elle aussi. C'est donc dans l'indignation soulevée par les affaires où il se produit qu'il faut, croyons-nous, chercher l'origine et les raisons du phénomène que nous étudions. — Et voici l'explication que nous proposons : Si les adversaires de l'accusé font ce reproche à ses partisans c'est qu'ils jugent que l'indignation pour un crime ou un délit n'est pas compatible avec la liberté d'esprit que l'on manifeste en discutant la culpabilité de l'accusé. Nous avons vu plus haut que ce reproche pouvait se réduire à ces deux propositions : Vous discutez la culpabilité de l'accusé; Donc l'objet de l'accusation pous laisse indifférent.

Nous pouvons maintenant rendre à ces deux propositions sans lien la majeure toujours postulée. Et nous aurons l'argument dans sa plénitude logique inconsciente certes mais cependant réelle :

L'indignation ressentie pour un délit ou crime ne permet pas de garder la liberté d'esprit nécessaire pour discuter la culpabilité de l'accusé ; Or pous discutez la culpabilité de l'accusé; Donc l'objet de l'accusation ne vous indigne pas, vous laisse indifférent.

Il nous faut maintenant nous demander ce que vaut cet argument et dans quels cas il est et pourrait être employé.

Ce qu'il vaut. Le premier mouvement du lecteur sera peut-être de trouver cet argument entièrement faux et le souvenir de certaines circonstances où il fut employé pourra le faire juger odieux. Cependant si l'on veut être logicien, on ne doit pas oublier qu'un argument, quel qu'il soit, s'il est universel au sens où nous l'avons entendu plus haut, contient nécessairement une valeur intellectuelle qu'il faut s'efforcer de discerner et d'isoler. Toute la force de cet argument tient dans sa majeure et partant la critiquer c'est critiquer l'argument tout entier. Est-il vrai comme l'affirme cette majeure que l'indignation pour un crime est incompatible avec la liberté d'esprit que l'on manifeste en critiquant la culpabilité de celui qui est accusé de ce crime? Assurément sous sa forme générale cette majeure est fausse, et il est certain que des esprits se peuvent rencontrer qui sont capables de s'indigner violemment pour un crime, dans le temps même qu'ils discutent en pleine indépendance la culpabilité de l'accusé. Mais cette dissociation entre l'indignation ressentie pour un crime, et la liberté gardée de critiquer la culpabilité de l'accusé paraît bien n'être possible que chez ceux que, soit une grande intelligence naturelle, soit une forte culture, soit encore l'épreuve de certaines disciplines techniques (2) ont fait privilégiés à cet égard. La fréquence même de l'emploi de l'argument que nous étudions est une preuve de ce que nous avançons, puis- qu'il est bien évident que tous ceux qui usent de cet argument en donnant à sa majeure une portée générale se sentent eux-mêmes incapables de cette dissociation. Ainsi donc la majeure de cet argument est fausse si elle veut être une affirmation générale et sa fausseté vicie tout l'argument. Mais elle est vraie si elle n' est donnée que pour la constatation de ce qui se passe très fréquemment et pourrait-on dire d'une façon normale. L'argument a donc deux modes différents selon qu'il prétend prouver :

Généralement. 2° Particulièrement.

Cas où l'argument est et pourrait être employé

1° Selon son mode général cet argument est employé uniquement par les adversaires de l'accusé qui ne croient pas possible la dissociation dont nous parlons parce qu'eux-mêmes en sont incapables. 2° Selon son mode particulier il peut être employé : a) Par certains adversaires de l'accusé qui bien que jugeant cette dissociation possible en certains cas, n'en croient point capables ceux-là contre lesquels ils emploient cet argument. b) Par certains partisans de l'accusé qui tout en défendant cet accusé parce qu'ils le croient innocent se voudraient distinguer de ceux de leurs compagnons qui eux ne défendent ce même accusé que parce qu'ils n'attachent que très peu d'importance au crime lui-même qui fait l'objet de l'accusation (3).

VINCENT MUSELLI.


(1) On pourra nous objecter que parfois ce phénomène se produit dans les allaires de vol et que l'on trouverait des affaires de mœurs dans lesquelles il ne s'est pas produit. Mais c'est qu'alors, contrairement à ce qui se passe d'habitude, et par suite de circonstances très rares, les affaires de mœurs ont laissé indifférente l'opinion publique que, par suite d'autres circonstances non moins rares, les affaires de vol ont su indigner. (2) Ce que nous disons ici peut sembler une condamnation de l'institution du Jury, dont les membres ne sont pas nécessairement d'une forte intelligence, d'une grande culture ou exercés dans des disciplines techniques. Cependant si un membre du Jury réfléchit sur sa mission et sur son rôle il saura vite en faire une discipline technique, capable de l'avertir de co qui est une probabilité, une preuve, etc., etc., en un mot de développer en lui l'esprit critique. (3) Faut-il dire que nous savons aussi bien que quiconque que ce dernier cas ne s'est peut-être jamais produit? Les nécessités de la lutte nous forcent d'agréer tous les concours. Au surplus ceux qui défendent dignement une cause qu'ils croient juste peuvent très légitimement peut-être accepter l'aide de ceux qui la défendent pour d'indignes raisons. Ce dernier cas de l'emploi de cet argument est logiquement possible et cela nous suffit ici.

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