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couverture de la revue Le Spectateur

Un projet d'enquête

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 3, juin 1909.

Les personnes qui ont bien voulu apporter quelque attention à la lecture des deux premiers numéros de cette Revue ont pu constater que, si les problèmes qu'on s'y propose exigent l'emploi de méthodes spéciales, leur point de départ est toujours l'observation des faits intellectuels dans leur réalité vécue. Aussi les données expérimentales qui nous sont nécessaires pour fonder ainsi sur le réel nos études plus ou moins abstraites ne seront-elles jamais trop nombreuses et nous voudrions énumérer ici quelques professions aux membres desquels nous serions tout particulièrement reconnaissants de nous fournir, quand l'occasion s'en présentera à eux, des renseignements de la nature de ceux que nous indiquons ci-dessous à propos de chacune d'elles.

1° Les professeurs, et d'une façon générale tous les enseignants, officiers ou ingénieurs par exemple, qui étant eux-mêmes en possession d'un ensemble complet de connaissances doivent mettre leur savoir à la portée d'esprits moins préparés, soit pour leur communiquer tout ou partie de leur richesse intellectuelle, soit pour les guider dans des applications pratiques. La nécessité de sacrifier parfois la rigueur de l'exactitude scientifique à des qualités non plus théoriques mais pédagogiques, l'examen des fautes les plus fréquentes, tout cela donnera de précieuses indications en vue d'une théorie de l'intelligibilité.
N. B. — a) Les fautes le plus instructives seront celles de grammaire et de mathématiques qui proviennent plutôt de la tournure d'esprit que de l'ignorance comme en histoire ou en géographie.
b) Les catéchistes pourront faire de curieuses observations sur la forme que prend dans l'esprit des enfants la représentation de dogmes métaphysiques parfois très subtils.
c) Outre leur rôle d'enseignants les ingénieurs pourront voir la conception que se fait l'esprit commun des inventions techniques, des machines, etc.

2° Un contact, intéressant aussi, entre les idées scientifiques et l'esprit commun est celui dont les médecins peuvent être journellement témoins : les réponses aux interrogations qu'ils posent en vue du diagnostic, les objections que les malades font à leurs prescriptions révéleront des idées fausses dues sans doute à la simple ignorance des données scientifiques, mais ne pouvant s'expliquer entièrement que par la préférence de l'esprit pour certaines formes de raisonnement : les matériaux ainsi fournis contribueront à l'étude des préjugés scientifiques. Les médecins, qui acquièrent à cet égard, parfois à leur insu, une pénétration psychologique toute spéciale, savent bien en général que, pour s'assurer la docilité du client, il leur est plus utile encore de réformer des tournures d'esprit que de redresser des erreurs de fait.
N. B. — Signalons quelques questions : Certains organes paraissent-ils plus importants que d'autres? Leur mauvais état inquiète-t-il davantage ? La conception des maladies nerveuses, des maladies imaginaires ? La classification populaire des maladies ? Le rôle magique du médecin ? (A la campagne le paysan croit que la présence seule du médecin éloigne les maladies — comme celle du chat éloigne les souris; - il se figure qu'en « étant bien » avec son médecin il ne sera pas malade ; plus même : il croit et tout le monde croit un peu qu'en avouant son mal à son médecin on en sera sauvé et que le médecin dispose d'une sorte de pouvoir d'absolution.)

3° Le folkloriste observera les enchaînements d'idées que présentent les croyances et traditions populaires, les légendes et les mythes ; l'historien des religions fera, comme l'indique un maître en la matière, « les plus utiles remarques sur la logique spéciale qui préside à l'évolution des idées religieuses ».

4° Les juristes et les administrateurs trouvent chaque jour l'occasion de se poser quelque problème ressortissant à la plus importante peut-être des opérations logiques, la classification. Les juristes le font dans leurs débats sur la compétence de la juridiction saisie, sur l'imposition du fardeau de la preuve, sur la qualification des « espèces ». C'est ce que fait aussi une administration quelconque, par exemple celle qui est chargée d'une taxation, et le plus modeste douanier comme l'inspecteur général des finances doit sans cesse répondre à des questions de ce genre.
N. B. - a) Nombreux exemples où, ni les textes ni les principes généraux du droit ne donnant de réponse concluante, il faut recourir à des principes de sens commun (tournée d'inspection générale des finances 1907, à A... : un café qui vend des glaces pendant 3 mois par an doit-il payer la patente double que paie un café-glacier ?).
b) Les découvertes modernes, automobilisme, aviation, posent aux juristes et aux administrateurs des problèmes qui consistent à essayer d'adapter à certains faits des cadres établis dans l'ignorance de la nature et de la possibilité de ces faits (liberté de circulation des aviateurs au-dessus des propriétés, etc., etc.).
c) En matière criminelle surtout : la psychologie du témoignage, les leading questions  la distinction de la question droit et de la e du jury; la distinction de la question de droit et de la question de fait est-elle toujours pratiquement possible?
d) Les notaires observeront la conception du « bien » chez les paysans, leurs idées sur l'héritage, leurs subterfuges.

5º Si le juriste fait en quelque sorte la psychologie intellectuelle du législateur en se demandant sous quelle catégorie il eût rangé le cas concret qui se présente, c'est un problème inverse que se pose le conservateur de collections, le bibliothécaire surtout, lorsqu'il se demande dans quelle division il doit ranger un objet, un livre, pour que ceux qui en ont besoin le trouvent facilement; c'est la psychologie intellectuelle hypothétique du chercheur. Ce point de vue est-il préférable au désir de réaliser un système satisfaisant les exigences théoriques de celui qui l'examine dans son ensemble, ou bien « par l'autre bout », qui ne se demande pas comme le chercheur : où est tel livre ? mais : ce livre, qui est ici, est-il bien à sa place ?

6º C'est encore une psychologie intellectuelle hypothétique qu'ont souvent à faire le philologue, l'exégète, le critique de textes ; sans doute, lorsqu'ils se déterminent pour conclure à une interpolation par la présence d'une forme inconnue à l'époque assignée, c'est bien seulement de la philologie qu'ils font et non de la psychologie, mais lorsqu'ils déplacent tel passage d'un auteur parce que, disent-ils, « il va mieux » là qu'ici, s'appuient-ils sur autre chose que sur une connaissance présumée des goûts de cet auteur pour certains enchaînements, de son incapacité à en admettre ou même à en concevoir certains autres, en un mot sur sa psychologie intellectuelle telle qu'ils se la représentent ?

La liste précédente n'est nullement définitive.
Tout d'abord il faudrait y faire figurer des questions d'un caractère très précis que les spécialistes seuls sont à même de poser : c'est l'énoncé de ces questions beaucoup plus que des réponses proprement dites que nous leur demandons.
En outre, l'énumération des cadres eux-mêmes est loin d'être limitative. On pourrait y joindre, entre bien d'autres choses, les observations dont l'enfant peut être l'objet avant l'âge de l'instruction : il ne faudra pas se contenter d'expliquer une boutade, comme on le fait d'ordinaire, en disant : c'est un enfant, ce qui explique bien peut-être pourquoi elle ne revêt pas la forme qu'un adulte lui aurait donnée, mais n'explique nullement pourquoi elle a revêtu telle forme de préférence à mille autres possibles. Signalons à titre de curiosité deux exemples dont l'un d'entre nous a eu la bonne fortune d'être témoin :

  1. On montrait à un entant de trois ans et demi (1) dans le jouet appelé praxinoscope l'image d'une petite danseuse donnant parfaitement l'illusion de la réalité. L'enfant s'écria tout à coup : c'est une vraie petite fille, puis, se ravisant : non, ce n'est pas une vraie petite fille, et comme on lui demandait pourquoi : parce que, répondit-il, il n'y a rien derrière. N'y a-t-il pas un rapprochement singulier à faire entre cette réponse et l'effort qu'aurait tenté un métaphysicien primitif vers la définition de la réalité à l'aide de la troisième dimension?
  2. On reprochait d'avoir pleuré à un enfant à peu près du même âge (2). L'enfant, qui sait l'allemand, rectifia : je n'ai pas pleuré, j'ai geweint. Qu'entendait-il par là ? Il est difficile de le préciser, mais peut-être doit-on y voir en germe la tendance commune à toutes les langues de l'utilisation des synonymes en vue de la distinction des nuances. Peut-être le mot weinen revêtait-il une même idée matérielle d'une coloration sentimentale moins pénible que le mot pleurer.

Les données provenant de toutes les sources indiquées ci-dessus devront être soumises par nous à une méthode d'analyse, d'évolution, de comparaison qui seule nous permettra de nous approcher du but que nous nous sommes proposé, à savoir l'établissement de ce qu'un maître de l'enseignement philosophique a fort heureusement défini, après la lecture du premier numéro de cette revue, la logique expérimentale, discipline expérimentale parce qu'elle prend toujours dans l'observation son objet propre, c'est-à-dire les enchainements intellectuels, mais discipline restant une logique, parce qu'elle cherche les conditions de ces enchaînements, une fois qu'ils sont constatés, non pas tant dans leur milieu psychologique que dans la structure propre des idées, des jugements, des raisonnements qui y figurent.

LA RÉDACTION.


    1 - G....d de B. ..t, septembre 1905.
    2 - R...d R...d, juillet 1908.

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