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couverture de la revue Le Spectateur

Un mode d'action intellectuelle en face de tendances non intellectuelles

Article paru dans Le Spectateur, n° 31, janvier 1912.

Caractères fuyants. — Indélicatesses commerciales.
Inquiétudes affectueuses.

Lorsqu'on intervient par une remarque dans quelque affaire où interviennent d'autre part le «caractère »,l'«intérêt », les « sentiments» d'autres personnes, on reçoit souvent, d'elles ou des tiers, une fin de non recevoir consistant à dire que, si exact que soit le contenu de cette remarque, elle ne saurait avoir d'effet utile parce que les tendances auxquelles elle se heurte sont tout à fait étrangères à la raison, que pour le cœur — et pour des facultés moins nobles que lui — il y a des raisons que la raison ne connait pas. Nous NE DISCUTERONS PAS CE PRINCIPE. Nous essaierons de montrer que, si vrai qu'il puisse être, il n'implique nullement l'impossibilité d'une action intellectuelle en face de tendances non intellectuelles, d'une action, indirecte bien entendu, qui atteint ces tendances non pas en elles-mêmes mais dans les conditions de leur exercice. Nous apercevons à première vue au moins trois modes de cette action: on peut, précisément pour servir une tendance, signaler une erreur de fait ou d'interprétation intellectuelle relativement aux données auxquelles elle s'applique ; on peut, sans attaquer le moins du monde l'appréciation ou la réaction d'autrui à l'endroit d'un aspect d'une chose, lui signaler la nécessité de ne pas perdre de vue tel autre aspect; on peut enfin faire ce que nous allons essayer de montrer par quelques exemples. Ces exemples, comme nous aurons l'occasion de le répéter, doivent moins être considérés comme présentant par eux-mêmes de l'intérêt que comme fournissant, grâce à la simplicité même qui leur enlève de cetintérêt, des schémas aptes à débrouiller les cas réellement compliqués de la pratique.

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CARACTÈRES FUYANTS. - On connaît ces caractères qui, tenant à ne jamais être pris en faute sur de grandes choses ou sur de petites, s'entendent à masquer les conséquences et jusqu'à l'existence même de leurs erreurs. La forme d'intelligence qui est nécessaire à ces personnes, ou la finesse toute spéciale qui, surtout chez les femmes, leur en tient parfois lieu, rend le plus souvent difficile de faire nettement ressortir, non seulement à leurs yeux, mais à ceux d'assistants de bonne foi, le faux semblant de leur procédé. Toutefois la subtilité logique n'est pas le privilège de ceux qui l'emploient de la sorte, et il arrive qu'on réussisse à débrouiller leurs sophismes. Si, comme il est presque inévitable, il y a dans leur cas une forte dose de vanité, ce démasquage est ressenti par eux dans une certaine mesure comme une injure personnelle : cette attitude fait croire aux auditeurs, prompts comme nous le sommes tous à apercevoir dans un conflit l'élément personnel de préférence a tout autre, qu'il s'agit, au sens propre du mot, de re- proches dirigés par un redresseur de torts au caractère fuyant de son interlocuteur, considéré comme un bloc. Et, dit-on, de tels reproches sont voués à un échec certain parce que les tendances auxquelles (pense-t-on) ils s'attaquent sont profondément enracinées dans l'être individuel. Nous ne nous occuperons nullement des cas où la raison donnée en dernier lieu serait fausse et où il y aurait moyen de changer un caractère: nous supposerons que ceux qui allèguent cette raison le font au plus juste titre. Il sera alors profondément vrai de dire que la cause des paroles par lesquelles se manifeste le caractère déplaisant dessiné plus haut est ce caractere même, et que, pour prévenir avec certitude le retour de paroles semblables, il faudrait, ce qui par hypothèse est impossible, corriger ce caractère. Cela est absolument exact en ce qui concerne l'explication de ce que dit une personne de caractère fuyant : il importe de considérer ce que certainement elle ne dit pas. Précisément pour satisfaire les tendances de son caractère elle ne dit rien qui, s'écartant de la vraisemblance, risquerait, étant donné ce qu'elle présume dans chaque cas de son auditoire, de mettre à jour l'erreur qu'elle veut dissimuler. Il lui faut bien s'écarter de la vérité, car on ne répare les suites d'un mensonge, grand ou petit, que par un autre ou une suite d'autres, mais il lui faut éviter tout ce qui, rompant trop nettement avec les habitudes mentales et les connaissances latentes de ceux qui l'entourent, la conduirait à l'inverse du but qu'elle veut atteindre. Ce qu'elle dit n'est pas la vérité, c'est donc une erreur, mais ce n'est pas une erreur quelconque, ce n'est pas non plus une erreur dont on puisse dire qu'elle ne s'écarte de la vérité que d'une fraction donnée, c'est une erreur qui revêt une forme susceptible de ne pas se trahir elle-même dans un milieu donné. Si, dans un cas dont il lui arrive d'être témoin, le lecteur veut bien se rappeler ces très simples remarques, il lui sera possible, étant données les circonstances de fait, de supposer, à la place de l'échappatoire employée en sa présence, une autre échappatoire qui aurait sans le moindre doute manqué son effet: revenant alors, par intermédiaires gradués, vers celle qui a réellement été employée, il déterminera ainsi l'existence d'une zone douteuse où l'attitude de la personne au caractère fuyant dépendra de l'estimation qu'elle fait, inconsciemment peut-être, de la sagacité et de la pénétration de ses auditeurs. C'est précisément l'existence de cette zone qui rend possible l'action intellectuelle vis-à-vis de tendances qu'il serait vain de vouloir déraciner par des moyens intellectuels. Ce ne sera donc pas du tout en imprimant dans l'âme des personnes dont il est question la conviction qu'elles ont tort de procéder ainsi, ou qu'elles nous font de la peine, qu'on espérera agir sur elles comme on agit sur l'âme malléable d'un enfant dont on fait l'éducation. Ce sera de façon toute différente qu'on restreindra le cercle ou leurs tendances peuvent se donner libre cours, et cela en leur montrant, non pas par des raisonnements mais par les faits mêmes, qu'elles se trompaient en croyant que certaines circonstances pouvaient se ranger dans la classe de celles qui assurent le succès de ces tendances: de même si, croyant pouvoir traverser une rue avant que telle voiture ait atteint notre trajectoire, nous sommes renversés, c'est une preuve matérielle que nous avions mal mesuré notre vitesse et celle du véhicule. Retenons de ces observations qu'une tendance affectée, quelque forte, quelque dénuée de scrupules qu'on la suppose, trouve cependant, dans le besoin même qu'elle a pour servir ses propres fins de tenir compte de circonstances ambiantes, la nécessité de restreindre ses manifestations à certains cas et de ne leur donner que certaines formes. L'observateur le plus attentif, s'il se tient à une manifestation déterminée, risque le plus naturellement du monde de ne pas apercevoir ces limitations de cas et de formes. Ce qui est, et que cela soit, ces deux points sont complètement expliqués par le caractère du parleur; mais si cet observateur fait le travail, très simple en réalité, mais auquel il est très naturelqu'on ne songe pas, et qui consiste à porter son attention sur ce que ne dit pas cette même personne, les limitations à déterminer apparaitront d'elles-mêmes, on se rendra compte qu'elles au contraire sont de nature essentiellement intellectuelle puisque, de nature si variée qu'on le suppose, elles influent sur les actes de la personne par la connaissance que celle-ci en a : on pourra donc, par elles, user vis-à-vis des tendances en question, non pas d'une action directe encore une fois supposée impossible, mais d'une sorte de tactique d'investissement, en montrant qu'on n'est pas dupe sur nombre de points où l'ennemi croyait avoir les coudées franches.

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INDÉLICATESSES COMMERCIALES. - S'il est une activité ordonnée vers un but bien déterminé dont la considération lui fournit un critérium constant, c'est assurément le commerce dirigé vers le plus grand gain. Mais cette poursuite même implique la nécessité de tenir compte de conditions dont l'effet semble parfois s'opposer directement à elle : nous ne voulons pas parler de l'honnêteté considérée comme une obligation morale, qui s'impose au commerçant comme à tout homme, mais de façon étrangère au but de ce commerce ; nous voulons parler de cette honnêteté, dictée par des considérations purement intéressées, sans doute moins délicate que la précédente, celle dont le proverbe anglais dit qu'elle est la meilleure des politiques. Rien n'est plus simple en thèse générale, mais dans la réalité d'un cas particulier une illusion contraire se produit facilement. Si nous remarquons dans les notes successives d'un fournisseur, non pas de grossières erreurs, mais des évaluations qui nous semblent inexactes, et si nous constatons que ces inexactitudes sont toutes en faveur du commerçant, nous en concluons qu'il est au moins indélicat.Il se pourra que ce soit à tort, mais il convient de supposer ici que c'est avec raison. Jugeant alors, également sans doute avec raison, que nous sommes personnellement incapables de rendre scrupuleux un homme qui ne l'est pas, et si de plus, pour quelque raison extrinsèque, il nous est impossible de lui retirer notre clientèle, nous pourrons être amenés à croire que nous sommes réduits à laisser les choses continuer comme elles ont commencé. Nous aurons d'autant plus cette idée que les inexactitudes relevées nous apparaîtront comme plus difficiles à mettre en lumière, sans le plus souvent nous rendre compte de cette proportionnalité. Si nous nous en rendions compte, nous comprendrions que de telles inexactitudes peuvent être considérées comme occupant les degrés inférieurs d'une échelle dont les degrés supérieurs sont occupés par les erreurs tellement grossières que le commerçant ne songe même pas à les utiliser. Nous concevrions par là même la possibilité d'un travail intellectuel consistant à faire monter à des inexactitudes déterminées les degrés de l'échelle, ou, pour parler sans métaphore, à les analyser de telle façon que l'erreur impliquée en elles apparaisse aussi nettement que le feraient les erreurs éliminées en fait. Il est bien évident que ces inexactitudes, ces erreurs enveloppées dans de la vraisemblance, ne sauraient se produire qu'en matières relativement compliquées: si, par exemple, une commande industrielle comprend une partie une fois faite et une série de reproductions exigeant en partie seulement un travail nouveau, ou encore si, l'exécution une fois commencée, des modifications du plan initial deviennent nécessaires; partout, en un mot, où il s'agit d'autre chose que de faire des additions et des multiplications. On nous permettra à ce sujet un récit personnel. Un ami nous montrait dernièrement la note d'un industriel qui lui semblait exagérée, sans qu'il pût exactement se rendre compte de quelle façon et dans quelle mesure, et sans pouvoir, par suite, songer à présenter des objections: il s'agissait précisément d'un travail partiellement une fois fait et partiellement de reproduction, avec en plus certaines complications spéciales; il nous vint à l'idée qu'un raisonnement utile, pratiquement impossible à formuler en langage ordinaire ou en langage arithmétique, se formulerait très simplement en langage algébrique; et, en effet, trois ou quatre équations très simples montrèrent nettement le vice du calcul proposé; notre ami porta ces équations au chef d'industrie : celui-ci, qui avait quelques notions d'algèbre, vit très nettement son erreur et (qu'il eût été d'ailleurs auparavant de bonne ou de mauvaise foi) ne put faire autrement que de la réparer. La netteté introduite ici par le langage algébrique n'avait évidemment rien changé à la dose de délicatesse de l'industriel : elle avait fait passer une inexactitude donnée de la classe des erreurs socialement possibles dans la classe des erreurs socialement impossibles. (1) Pour qui sait d'ailleurs ce que c'est que l'algèbre il est clair qu'un calcul algébrique n'introduit aucun principe nouveau d'évaluation: il part de ceux que lui impose le problème (dans l'exemple cité ceux qu'impliquaient d'autres parties de la facture à contrôler) et consiste uniquement à communiquer à des conséquen- ces nécessaires de ces principes, d'abord inaperçues, l'évidence, inattaquable par hypothèse, de ces derniers. Comme la clarté produite dans le cas du caractère fuyant par une explication logique, la clarté due ici à une exposition algébrique a pour unique effet, non pas de modifier les tendances ou les intentions de l'adversaire, mais, par la vive lumière qu'elle projette sur la situation, d'augmenter la difficulté des confusions qu'il doit mettre à profit pour servir ses fins, par suite de restreindre le nombre de celles par lesquelles il ne court pas le risque de se trahir. Il va d'ailleurs sans dire que les opérations de choix que nous lui attribuons ainsi ne sont pas nécessairement plus explicites que cette évaluation des vitesses dans la traversée d'une rue dont nous parlions plus haut.

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INQUIÉTUDES AFFECTUEUSES. - Rien n'est plus connu que l'influence immense exercée par les affections personnelles (ou leur contraire) sur nos jugements et sur des sentiments, admiration, crainte, etc., qui, en l'absence de ces affections, seraient principalement fondées sur des jugements: une mère est plus indulgente pour les fautes d'un fils que pour celles d'une autre personne, elle admire ses œuvres avec moins de sens critique, et elle n'a pas seulement des craintes plus vives pour les dangers qu'il court, ce qui est la conséquence directe de son affection, elle est aussi portée, et c'est ce qui est plus remarquable, à s'éxagérer ces dangers eux-mêmes. D'aussi indubitables observations amènent à croire que ces conséquences des sentiments échappent à toute action proprement intellectuelle. Nous voudrions montrer, comme dans le cas des tendances moins louables examinées précédemment, que certaines conditions intellectuelles auxquelles elles obéissent donnent prise sur elles. Etant donnée la grande complexité des cas vraiment intéressants, ceux où les éléments de différentes natures sont étroitement combinés, nous choisirons un cas concret qui ne présente en lui-même aucune difficulté réelle, mais dont l'analyse pourra servir d'armature pour les situations véritablement embarrassantes. Deux amis ayant entendu une mère de famille exprimer des craintes au sujet de trajets faits par son fils en automobile à une vitesse de 40 kilomètres à l'heure, l'un d'eux, qui savait que toute l'expérience de cette personne sur de tel sujets se réduisait à un ou deux trajets effectués dans les tout premiers automobiles qui aient existé, crut atténuer ses craintes en lui faisant remarquer que la vitesse en question était une vitesse modérée et que probablement d'ailleurs elle ne se la représentait que très imparfaitement. Comme il arrive de beaucoup de conversations mondaines, il n'y eut pas de conclusion. Lorsque les deux amis se retrouvèrent seuls, celui qui n'était pas intervenu dit à l'autre qu'il avait pris une peine bien inutile, que c'était visiblement l'affection maternelle qui s'exprimait par ces craintes, que toutes les mères étaient ainsi, qu'il s'agissait de toute autre chose que de la précision dans une évaluation de vitesse, etc., etc. Et tout cela était bien vrai en un sens; mais, de même qu'on peut le prouver en remarquant que la même personne n'aurait pas eu les mêmes craintes dans les mêmes conditions s'il s'était agi d'un autre que son fils, n'y a-t-il pas une conclusion à tirer de la remarque symétrique que la même personne n'aurait pas eu non plus les mêmes craintes pour ce même fils dans des conditions autres, par exemple s'il s'était agi d'une promenade à âne? Et pourquoi? Parce qu'il est « évident » pour une personne d'un état affectif quelconque qu'un âne n'est pas une monture dangereuse. Si donc il était « évident » aussi que telle vitesse d'automobile n'est pas dangereuse non plus, il n'y aurait pas davantage possibilité de crainte, même irraisonnée. Or cette « évidence » dépend intégralement de connaissances positives. Si par exemple il était « évident », comme l'est ce qu'on apprend à l'école primaire (où il y aurait peut- être lieu d'introduire des exercices sur ce qui va suivre immédiatement), que, malgré les apparences, presque personne n'est en mesure d'évaluer même grossièrement ce qu'est une durée de deux, de cinq, de dix minutes, à plus forte raison de mesurer sans chronomètre la vitesse d'une voiture, alors l'illusion de totalité qui nous fait croire que l'expression « quarante kilomètres à l'heure », ayant un son familier, a pour nous une signification claire n'existerait plus : une grosse difficulté, n'ayant rien à voir avec l'affection inquiète d'une mère, disparaîtrait sur le chemin de celui qui cherche à faire admettre que telle vitesse n'est pas dangereuse. Vitesse de 40, ou de 50, ou peut-être de 30, il importe peu à ces remarques: il y aurait en tout cas des circonstances qui passeraient de la classe de celles qui rendent possibles les craintes à la classe de celles qui, comme de l'aveu de tous la promenade à âne, ne la comportent pas. Mais, objecteront les deux apriorismes, si souvent semblables, des philosophes et du sens commun, l'évidence est quelque chose qui ne comporte pas de degré ni de doute, une proposition est évidente ou elle ne l'est pas. Il en est sans doute ainsi s'il s'agit d'une proposition nettement exprimée et faisant l'objet d'une démonstration; mais, pour une proposition qui se présente non pas isolée mais impliquée dans un ensemble concret, il y a un élément indéniablement susceptible de plus et de moins : c'est l'emprise de la vérité par l'esprit, par quelque chose ou entre peut-être l'imagination mais qui est du moins représentatif et non affectif, la facilité avec laquelle la proposition ainsi appréhendée surgit au bon moment pour rendre impossible une nouveauté ou pour conspirer avec elle, la force de résistance ou d'attaque dont elle fait preuve dans les luttes conscientes ou subconscientes d'opinions. Aucun mot n'exprime sans doute mieux cette emprise que le verbe anglais to realise, non pas dans son sens actif où il traduit notre réaliser, mais dans son sens représentatif où il implique que l'idée ou l'image est pour l'esprit comme une réalité à laquelle il ne saurait davantage se soustraire qu'il ne se soustrait, dans la direction des actes corporels, à des réalités comme la force de la pesanteur ou la résistance de la matière. Quelque admiration qu'une mère ait pour l'agilité de son fils, elle ne le supposera pas capable de sauter à pieds joints par-dessus une maison de six étages.

Un fait individuel que presque chacun de nous pourra contrôler illustrera encore la notion d'une zone d'impossibilité pour les sentiments. Rien n'est plus répandu parmi nous que les désirs d'objets et de distractions non en rapport avec nos moyens pécuniaires et les regrets de ne pouvoir nous les procurer. Or on remarquera que ces désirs et ces regrets se produisent presque exclusivement ou sont du moins beaucoup plus fréquents et tenaillants à l'occasion de choses dont le prix n'est pas extrêmement supérieur à ce que nous pouvons dépenser. Au delà d'un certain prix, les mentions du catalogue nous deviennent mentalement invisibles. Quoiqu'en soi-même ce qui est le plus cher semble devoir être le plus désirable, nous ne songeons pas plus à le désirer que nous ne songeons à désirer la lune... ou même, à part quelques maniaques, la Joconde. Le lecteur n'aura sans doute pas de peine à trouver pour telle classe qui l'intéresse particulièrement, livres d'art ou bijoux, la limite inférieure, vague ou précise, qu'a pour lui la zone en question.

Conclusions. - Nous voudrions avoir su montrer par ces observations que les tendances et les sentiments n'interviennent que si certaines conditions, plus ou moins déterminables intellectuellement, sont réalisées. Cela ne suppose nullement que ces conditions ont fait l'objet d'une réflexion préalable : chacun est renseigné sur elles plus ou moins exactement par son expérience et par une sorte de sens pratique. Dans les deux premiers cas traités, elles portaient sur la nécessité pratique pour des tendances égoïstes de ne pas contrarier leurs propres fins intéressées, et, dans le cas des inquiétudes affectueuses, sur la nécessité vitale pour un sentiment de s'exercer sur une image non pas nécessairement vraie mais vraisemblable. Indépendamment de la facilité plus grande du recours à une explication purement affective, notre analyse s'est sans doute heurtée à l'obstacle créé par l'absence dans l'esprit commun d'une notion qui lui serait cependant très utile : la notion de détermination incomplète. N'ayant pas cette notion à sa disposition, il conclut nécessairement, du fait que dans les choses dont il s'agit il n'y a pas la détermination absolue que comporterait la vérité objective, à l'absence de toute détermination au moins intellectuelle. Le choix affectif est désordonné, arbitraire, cela est très vrai, mais cela ne veut nullement dire qu'il n'ait aucune limitation, il est limité par ce fait que ce parmi quoi il s'exerce n'est pas arbitraire : c'est une zone de possibilités plus ou moins nettement définie par les conditions mentionnées plus haut. Ces remarques s'appliqueraient toutes les fois qu'on refuse une conclusion tirée d'une phrase de conversation ou d'une boutade sous prétexte que l'une était dite en l'air et l'autre en plaisanterie: il est certes peu raisonnable de prendre ces phrases au pied de la lettre et de prendre au sérieux ces plaisanteries, mais si elles ne disent très probablement pas en effet ce qu'elles semblent vouloir dire, elles disent très probablement autre chose dans la bouche d'un causeur normal: ce qu'il croit intelligible et acceptable par ses auditeurs, dans le cas d'une phrase quelconque; ce qu'il croit intelligible et comique pour eux, dans le cas d'une plaisanterie. Peut-être nous objectera-t-on au sujet des phénomènes affectifs le fait qu'a étudié M. V. Muselli dans son étude sur une attitude de l'opinion dans certaines affaires criminelles, à savoir que certains états affectifs ne permettent pas de garder la liberté nécessaire pour juger si les conditions dont nous avons parlé sont réalisées. La chose est certainement possible, mais, les faits prouvant qu'à part certaines exceptions les personnes les plus sujettes à de tels états ne les manifestent cependant pas d'une manière constante, nos analyses s'y appliquent au degré près puisqu'il leur suffit de l'existence d'une certaine limite. En fait l'indétermination absolue ne se produira guère que dans le cas des foules dont le Dr. G. Le Bon a montré combien elles sont plus impulsives que les individus,... ou dans le cas de personnes exceptionnelles comme celle qui figure dans une comédie récente de MM. R. de Flers et G.-A. de Caillavet et à qui un interlocuteur est amené à dire qu'elle était née pour faire la foule.

Qu'il soit ou non à souhaiter qu'un pouvoir intellectuel, la raison, préside en juge à notre vie morale, il est un fait qu'on doit se garder de solidariser avec l'exercice de cette magistrature: c'est qu'un agent intellectuel, dénué sans doute de la haute compétence de ce juge, exerce un rôle d'huissier en introduisant dans les enceintes réservées ceux seuls qui y ont à faire. Ce rôle, dont l'existence n'est pas contestable, s'exerce même lorsque le siège présidentiel est occupé par toute autre chose que la raison : ce n'est donc rien préjuger sur la juridiction suprême que d'introduire quelque clarté dans la tâche de ce modeste agent.

René Martin-Guelliot.


(1) C'est un rôle analogue qu'ont, dans les administrations publiques et privées, les règles de la comptabilité: elles ne sauraient accroître directement la probité des employés, mais leur complication, qui surprend parfois, est destinée à rendre plus difficile l'exécution des opérations frauduleuses et à diminuer les chances qu'elles ont de passer inaperçues.

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