
Un cas de suspension de l'adhésion
Article paru dans Le Spectateur, n° 49, septembre 1913.
« Voyons, vous ne dites ni oui ni non. Vous êtes bien de mon avis, vous admettez bien ce que je viens de dire ? — Ça dépend. Continuez toujours. Ou voulez-vous en venir ? » Il y a ici suspension de l'adhésion dans l'attente des conclusions.
Et sans doute c'est bien là une manifestation du désir impatient de ces conclusions. (« A quoi tout cela va-t-il aboutir? »). Mais ce « ni oui ni non », cette incertitude apparente n'a pas forcément pour cause le dédain pour tout ce qui est autre chose que solution.
Elle n'est pas non plus dans tous les cas la manifestation d'une prudence un peu lâche qui fait qu'on tait une opinion qu'on a, par crainte de se mettre dans l'obligation d'accepter des conséquences qu'on n'aperçoit pas mais qu'on soupçonne pouvoir en être logiquement déduites.
Elle est plus simplement et plus généralement l'expression d'une ignorance qui se connaît, en même temps que l'indice d'un esprit défiant et circonspect et défiant de soi plus encore que de son interlocuteur.
« A quoi voulez-vous en venir, que voulez-vous me faire dire? » : ce n'est pas toujours la une question pour embarrasser ou pour se dispenser de répondre, mais souvent une question pour interroger, et la pensée est celle-ci: « Poursuivez votre discours, car je ne saurai vraiment ce que vous avez dit déjà que lorsque vous aurez dit davantage. Vous avez formulé une proposition. Je crains qu'elle ne renferme quelque ambiguité. Je lui donne un sens. Je ne sais si vous ne lui en donnez pas un autre. Je me doute qu'elle peut recevoir plusieurs interprétations ; lesquelles? j'ai peur de ne pas les prévoir toutes et notamment celle que vous avez dans l'esprit, et de ne pas faire les distinctions indispensables, de ne pas apporter les précisions nécessaires, si je me prononce sans plus tarder ».
Et en somme, il n'y a guère que cette prudence qui puisse empêcher de tomber dans les embúches du sophiste.
« Ce que tu n'as pas perdu, tu l'as encore ! - Evidemment. — Tu n'as pas perdu de cornes, done tu as des cornes. »
L'absurdité de la conclusion montre que l'apparence raisonnable de la première proposition masquait un piège. « Oui ce que je n'ai pas perdu, je l'ai encore, à condition de l'avoir déjà eu », et cette condition est si naturelle (comment perdre ce qu'on n'a pas!) qu'on ny avait pas songé et qu'on n'y songe qu'après l'énoncé de la conclusion.
Il était peut-être intéressant de mettre cette suspension de l'adhésion en regard de l'anticipation de la pensée signalée par M. Joussain. (Spectateur, n° 45). L'anticipation était non une question, mais bien une affirmation:
« Ah! je vois où vous voulez en venir; eh bien, non, jamais je n'admettrai cela », et « cela » n'est pas l'opinion émise par l'interlocuteur mais la conclusion qu'il n'a pas dite et qu'on prétend non seulement deviner mais lui imposer.
Il y a là deux manières de procéder qui sont loin d'être identiques, bien que toutes deux en aient aux conclusions non formulées pour l'appréciation des choses dites.
Tandis que la première façon de parler permet de repousser en bloc une proposition qu'on n'examinera pas en elle-même, l'autre est comme une demande d'enquête à fin de compléter, de rectifier, de préciser.
Tandis que celui qui se défie demande à connaître les conclusions avant de juger et afin de comprendre la proposition émise, l'autre juge les conséquences encore inexprimées pour plus facilement et plus fort dire qu'il rejette cette proposition.
M. P.