Tout se passe comme si...
Article paru dans Le Spectateur, n° 33, mars 1912.
Le grand mérite de la philosophie de notre époque aura été de tenter un effort sincère pour se rapprocher de la vie. On s'en aperçoit de plus en plus, la pensée qui s'isole ne peut enfanter que des chimères et les sources véritables de la connaissance jaillissent bien au-dessous de l'intelligence. Et de plus en plus, par suite, le vieux malentendu qui séparait philosophie et sens commun semble devoir se dissiper. On s'explique donc sans peine les succès obtenus et les sympathies rencontrées par la tendance philosophique désignée sous le nom de pragmatisme. Le pragmatisme ne se contente pas en effet de préconiser en général l'abandon des méthodes conceptuelles, de rappeler la spéculation à l'étude des réalités concrètes, d'insister sur l'importance prépondérante du point de vue de la pratique ; il apporte une définition nouvelle du mot vérité. Cette définition prétend d'ailleurs n'être que l'expression en termes clairs de ce qu'il y a au fond de la notion commune de vérité. La question à laquelle le pragmatisme peut être considéré comme apportant une réponse est la suivante : que voulons-nous dire au juste quand nous disons d'une proposition qu'elle est vraie ?
La réponse toutefois est-elle satisfaisante ? Il ne nous semble pas qu'elle analyse d'une manière exacte et complète le contenu de notre idée de vérité. Ingénieuse, susceptible de recevoir de certains exemples une confirmation partielle au moins apparente, la thèse pragmatiste nous paraît en définitive rester assez superficielle.
On résumerait assez bien l'essentiel de cette philosophie en la considérant comme l'identification du vrai et du vérifiable. La pensée vraie c'est celle qui tient ses promesses et sa vérité consiste dans la réussite même de la démarche qu'elle inspire. A certains égards cette définition n'est peut-être pas sans rapports avec la conception issue de Berkeley, d'après laquelle on réduit l'existence à la propriété d'être perçu. Il y a bien là déjà une certaine façon de ramener le vrai au vérifiable, l'affirmation de la réalité d'un objet n'étant rien de plus que l'anticipation de certaines expériences. - Et de tels rapprochements n'auraient pas été pour déplaire à W. James qui aimait à considérer le pragmatisme comme « un nom nouveau pour désigner une ancienne manière de penser ». — Seulement le pragmatisme, en dégageant une idée plus ou moins impliquée dans le psychologisme des Berkeley et des Stuart Mill, en élargit singulièrement la portée, en accentue le caractère anti intellectualiste et tire toute une théorie de ce qui n'était qu'une simple indication.
Mais c'est surtout de l'attitude de la science positive à l'égard des hypothèses que le pragmatisme s'inspire. Pour le physicien une hypothèse est justifiée quand la supposition de sa vérité conduit à des expériences qui effectivement réussissent ; en d'autres termes, une hypothèse est vraie quand tout se passe comme si elle était vraie. La vérité de l'idée scientifique ne consiste pas dans son éternelle conformité à quelque réalité objective ; c'est un caractère essentiellement relatif et provisoire : la théorie est vraie tant qu'il ne s'est pas rencontré de faits pour la contredire. Il s'agirait donc, d'après la philosophie dont nous nous occupons, de généraliser une conception qui est — ou qui serait — déjà celle de la science contemporaine.
Nous ne nous demanderons pas jusqu'à quel point le pragmatisme est bien représentatif du point de vue scientifique. Dans tous les cas, il importe de le remarquer, l'interprétation pragmatiste ne peut se justifier qu'en raison du relativisme essentiel à la science actuelle. Si la valeur de l'hyothèse résulte pour le physicien des prévisions qu'elle a rendues possibles, s'il ne lui demande rien de plus que de réussir, c'est précisément parce qu'il se désintéresse de la vérité objective de ses hypothèses. Le savant, limitant son horizon au cercle des phénomènes ou des apparences, n'a pas à se préoccuper de la vérité ou de la fausseté métaphysique de sa représentation des choses. Et déjà il serait permis de constater que la théorie pragmatiste de la vérité s'inspire d'un cas où ce mot vérité n'est pas pris dans tout son sens normal, où l'on a précisément fait cette convention d'admettre en place de la formule vraie toute formule qui lui serait pratiquement équivalente.
La thèse pragmatiste semble donc convenir tant qu'on reste ainsi placé au point de vue des apparences, et c'est pourquoi sans doute il lui sera possible d'exprimer tant bien que mal nos jugements relatifs aux choses matérielles. Assurément elle n'épuise en aucun cas le contenu de notre intelligence au sujet des idées de vérité et d'existence où nous mettons toujours, qu'on le veuille ou non, de l'absolu. Lorsque le sens commun affirme la réalité d'un objet, la vérité de son affirmation lui semble à tort ou à raison, tout autre chose que la réussite de certaines tentatives. Mais enfin la traduction que donne le pragmatiste s'accorde avec les faits. On peut discuter sur l'opportunité de cette traduction, encore faut-il confesser qu'elle est correcte. Si je veux me prouver à moi-même la vérité de mon jugement, j'aurai recours à ces expériences par le succès desquelles on veut la définir. Et même, en somme, ce qu'il y a d'intéressant pour moi dans l'existence de cet objet,c'est généralement en effet la possibilité de certaines démarches, l'attente de tels ou tels événements. En un mot nous dirions volontiers, en pareil cas, que tout se passe comme si le pragmatisme avait raison ou encore que le pragmatisme est vrai précisément au sens pragmatiste du mot vrai.
Mais il est d'autres cas où la confusion du vrai et du vérifiable n'est plus possible, où les pragmatistes ne donnent même plus un équivalent du contenu réel de l'intelligence. C'est ce qui arrive en effet toutes les fois que nous prétendons faire porter notre affirmation sur le fond des choses. Et pour trouver des exemples point n'est besoin d'aller chercher les conceptions des métaphysiciens. A tout moment l'intelligence commune porte des jugements qui échappent par nature à la formule pragmatiste. Les plus caractéristiques sont ceux qui énoncent, soit en nous soit en autrui, l'existence de certains états psychologiques.
En nous d'abord, évidemment. On peut, nous l'avons vu, ramener tout objet matériel à un système de sensations présentes ou possibles et par là réduire à la définition pragmatiste les jugements relatifs à la réalité ou aux propriétés de cet objet. Mais la sensation du moins est donnée comme un absolu. Et il en est de même de tout état psychologique qui surgit dans ma conscience. Affirmer l'existence en moi de telle sensation, telle émotion, telle pensée, ce n'est plus en aucune façon affirmer que la croyance à cette existence donne de bons résultats et même, à proprement parler, les formules de ce genre n'ont plus aucun sens. On sera peut-être tenté d'objecter que nous rencontrons précisément ici l'identité par excellence du vrai et du vérifiable, le fait de conscience enveloppant l'identité de l'être et de l'apparence. Mais justement dans cet exemple privilégié, ce n'est pas la vérité qui se ramène à l'acte de la vérification, c'est au contraire la vérification qui se réduit à l'intuition de la vérité. Semblablement l'identité de l'être et du paraître dans le domaine psychologique ne signifie pas que la réalité n'y soit qu'apparence : elle signifie que la réalité a la propriété de s'apparaître. Et les mots d'existence et de vérité prennent ici un sens irréductible et absolu.
Plus intéressant encore à considérer est le cas où l'affirmation porte sur ce qui se passe dans une âme étrangère. Il arrivera souvent qu'elle ne soit susceptible d'aucun degré de vérification, toute apparence extérieure d'un état d'âme pouvant justement être destinée à donner l'illusion. Imaginez un amant torturé par le doute et s'interrogeant sur la sincérité des témoignages d'amour qu'il reçoit. Nous supposerons d'ailleurs qu'il n'y a eu aucune infidélité matérielle de la personne aimée, toute la question étant de savoir ce qui se passe à l'intérieur de sa pensée. Il est bien certain qu'ici la croyance doit être vraie ou fausse absolument et ne pourrait être considérée comme vraie dans la mesure où la supposition de notre jaloux ne rencontre pas d'obstacle de la part des faits. D'ailleurs aucun critère pragmatiste ne saurait s'appliquer. Encore une fois il peut n'y avoir aucune différence observable selon qu'une hypothèse ou l'autre sera vraie. Enfin l'amoureux en question ne se demande pas d'après laquelle deux de ces hypothèses il devra régler sa conduite pour ne pas s'exposer à une déception : il ne se soucie guère que tout se passe comme s'il était aimé ! Ce qu'il veut ce n'est pas une indication pour agir, c'est une connaissance absolument, purement théorique. Sans doute la possession de cette connaissance influerait sur son attitude mais c'est la connaissance même qu'il recherche non le conseil qu'elle enveloppe.
Il ne serait assurément pas nécessaire d'invoquer des exemples aussi romantiques à l'appui de notre analyse.
Nous nous sommes étendus avec complaisance sur celui-ci car il est particulièrement de nature à nous faire saisir le contraste entre connaissance vraie et maxime d'action efficace, en raison de cette sorte d'inquiétude métaphysique qui est au fond du sentiment de l'amour. Mais toutes les fois que nous nous interrogeons sur les sentiments et les pensées d'autres êtres, sans aucune intention bien entendu de tirer parti de notre connaissance en vue de la réussite de quelque projet, nous formons des jugements, nous appliquons une conception de la vérité entièrement insaisissables aux définitions pragmatistes. A plus forte raison pourrait-on critiquer l'interprétation pragmatiste de la vérité lorsqu'il s'agit de croyances religieuses. Ceux « qui cherchent en gémissant » ne seraient sans doute guère disposés à admettre, avec James, qu'il n'y a aucune différence entre l'hypothèse d'une Providence et celle d'une matière nécessairement conduite à s'améliorer sans cesse par l'effet de ses propres lois. Et même les fameuses théories sur « l'expérience religieuse » ne doivent peut-être pas ce qu'il y a en elles de plus pénétrant et de plus suggestif à leurs éléments proprement pragmatistes.
En résumé cette réduction du vrai au vérifiable semble bien se ramener à l'identification de la réalité avec l'apparence. Lorsque les conséquences d'une hypothèse sont d'accord avec les faits observables, lorsqu'on peut sans inconvénient orienter son action dans le sens de cette hypothèse, en un mot quand tout se passe comme si elle était vraie, rien ne nous permet de lui refuser ce qualificatif de vraie et ce mot lui même ne saurait avoir d'autre emploi. Cela revient à dire que la réalité se confond avec l'ensemble des apparences. Et peut-être en effet cette confusion est-elle bien le fait de la science positive. La science positive, nullement préoccupée du besoin métaphysique de voir au fond, se borne à construire des théories ingénieuses mais artificielles et à rejoindre le réel en partant de ces théories mais sans jamais l'étreindre. Déjà, dans les Principes, Descartes insinue qu'en admettant même l'inexactitude de son hypothèse sur la formation du monde ce sera déjà beaucoup « si toutes les choses qui en seront déduites sont entièrement conformes aux expériences, car si cela se trouve, elle ne sera pas moins utile à la vie que si elle était vraie ». Et l'un des caractères les plus saillants de l'attitude scientifique c'est la tendance à substituer à la réalité un système de signes, à travailler sur ces signes, à les combiner entre eux et à se contenter pourvu seulement que les résultats du calcul tombent à peu près d'accord avec le réel.
Le penseur, réfléchissant sur cette attitude de la science, peut être tenté de la généraliser, surtout s'il se trouve que ses propres préoccupations soient essentiellement tournées vers la pratique. Et il arrive en somme à identifier la pensée vraie avec la pensée qui serait pratiquement équivalente à la pensée vraie. Mais il mutile ainsi la notion commune de vérité. Cette mutilation apparaîtra plus ou moins selon la situation occupée, relativement au donné, par la réalité considérée. S'agit-il d'un objet donné en partie mais en partie seulement ?
Nous sommes en présence des exemples les moins défavorables au pragmatisme car l'affirmation contient ici une anticipation et enveloppe évidemment par suite l'idée d'un achèvement possible de l'expérience commencée. Ce cas est celui des objets de la perception externe. Mais il en est deux autres dans lesquels l'interprétation pragmatiste est en défaut : celui où la réalité considérée est complètement donnée, car alors toute vérification est inutile, et celui où elle ne peut l'être en aucune manière car alors toute vérification est impossible : L'expérience qui nous révèle le mieux cette insuffisance c'est l'expérience des émotions profondes de l'âme humaine. Pour quiconque sent avec intensité la vérité ne peut plus être considérée comme un équivalent. Les constructions artificielles de théories vérifiables par leurs conséquences peuvent être le fait d'une intelligence ne se souciant de retrouver le réel qu'au terme de ses équations ; et c'est la loi même de l'intelligence que de procéder par substitutions. Mais le cœur a des exigences que la raison n'a pas. Et ainsi, conclusion peut-être inattendue, le pragmatisme veut rapprocher la pensée de la vie et c'est la vie elle-même qui le rejette.
Car il peut exprimer, à la rigueur, la logique de cette partie superficielle de notre existence qui s'accomplit dans l'espace, s'appuie sur des relations et se satisfait avec des similitudes et des approximations. Mais il demeure nécessairement impuissant à traduire les exigences de notre vie profonde obstinément résolue à ne pas se repaître d'apparences et qui n'est tout entière qu'aspiration à l'absolu.
François d'Hautefeuille.