
Sur l'idée de l'impossible
Article paru dans Le Spectateur, n° 51, novembre 1913.
La notion d'impossible joue un rôle considérable dans la pensée commune, elle est un ressort important de nos raisonnements; elle inspire même une forme particulière de raisonnement très employée à propos des questions les plus diverses; l'argument de l'impossibilité permet d'écarter a priori l'hypothèse de certains faits et d'établir Par la même la réalité d'un autre. Ainsi raisonnent, par exemple, le juge d'instruction et le procureur général démontrant que l'événement en question serait inconcevable en dehors de la supposition de la culpabilité du prévenu. Ainsi raisonne le médecin légiste déclarant que la mort de la victime ne peut pas s'expliquer comme suicide ou comme accident. Et puisque, fréquemment, ces magistrats exposent ou demandent la tête d'un accusé la démonstration doit être considérée, d'après eux, comme rigoureuse, appuyée par conséquent sur une impossibilité radicale. « Il ne se pouvait pas qu'un choc, un contact involontaire etc... fit partir le coup de fusil. » « Il ne se peut pas qu'une balle ainsi logée provienne d'un coup tiré par la victime elle-même ». « Il ne se peut pas qu'une telle quantité d'arsenic se trouve dans les vicères de cet individu en dehors de l'hypothèse d'un empoisonnement. » Ainsi raisonne encore thèse d'un empoisonnement. » Ainsi raisonne encore le savant refusant d'admettre la réalité d'un fait. en contradiction avec les lois qu'il a découvertes ou cru découvrir, l'historien qui croit pouvoir affirmer l'authenticité de tel événement devant l'impossibilité de concevoir une erreur aussi générale, une telle complicité dans le mensonge... on multiplierait sans peine les exemples. Et dans beaucoup de cas il semble que l'argument en question nous fasse réellement toucher une impossibilité incontestable et absolue.
En est-il-bien ainsi cependant? L'argument si commun de l'impossibilité est-il valable? Il nous semble que non. On a dit que le mot impossible « n'était pas français ». Assurément ce mot appartient à la langue française et à toutes les autres comme l'idée qu'il exprime appartient à l'esprit humain. Mais cette idée ne saurait sortir du domaine de la logique pure, elle ne comporte aucune application expérimentale. Et il ne s'agit pas seulement de présenter cétte remarque très banale que l'affirmation d'une impossibilité matérielle ne doit être faite qu'avec la plus extrême prudence, que bien des fois, on a confondu difficile et impossible, que même le jugement d'impossibilité a été fréquemment la conséquence d'une ignorance. Ce que nous voulons dire c'est que la notion d'impossible ne trouve absolument pas à s'appliquer à propos d'affirmations de faits quels qu'il soient. D'aucun événement si extraordinaire soit-il, rapporté par la légende la plus indigne de foi ou conçu par l'imagination la plus fantaisiste, on n'a le droit de déclarer qu'il était, qu'il est ou qu'il sera impossible. Et nous ne prétendons pas non plus nous placer au point de vue d'une théorie relativiste de la connaissance, ce qui serait nous égarer dans une discussion métaphysique hors de propos. Sans doute aux yeux d'une philosophie de l'Illusion ce qui nous parait impossible ne l'est peut-être pas du tout dans l'absolu. Mais ce n'est pas de cela que pour le moment nous nous mettons en peine, c'est au point de vue de la logique humaine que nous nous plaçons et c'est au nom même de l'idée que nous avons de l'impossible que nous contestons la légitimité de son application dans le domaine des faits.
Pour préciser notre recherche prenons l'exemple du miracle. Notre dessein n'est pas d'entreprendre ici une étude théologique. Nous ne nous demandons pas s'il se produit réellement des miracles mais simplement si l'on a le droit de rejeter a priori comme impossible soit la réalité du miracle en général soit l'existence de tel miracle en particulier. Et nous ne ferons même pas état de l'hypothèse d'un Dieu tout-puissant qui, à elle seule, (ceux qui rejettent le miracle au nom de la « raison » ne s'en rendent pas assez compte) suffit à justifier logiquement la croyance au miracle. Nous prenons le miracle dans sa matérialité comme fait merveilleux tout simplement, indépendamment de toutes les questions théologiques et morales qu'il soulève, le miracle « désaffecté » pour ainsi dire. L'idée de miracle, dit-on, est en contradiction avec L'idée de loi naturelle. Et d'abord on pourrait chercher à tirer au clair cette notion de loi naturelle; et, en remarquant — cette remarque n'est pas nouvelle! — dans le lien causal le simple lien de l'habitude, on comprendrait que l'impossible n'est que le nom de l'inaccoutumé. Mais il n'est pas besoin pour le prouver de remonter si haut. En admettant même un rapport nécessaire entre le fait et la somme de ses conditions (et cela au fond a-t-il un sens?), il faut convenir que notre expérience n'atteint jamais les ultimes conditions, les éléments absolument irréductibles dont la présence entraînerait quasi-logiquement le fait dont il s'agit. Supposons que j'appelle a, b, c, d l'ensemble des conditions (d'ailleurs en nombre illimité!) qui engendre immédiatement un certain phénomène B. Peut-être aurait-on le droit de dire que le système (a, b, c, d) ne peut pas ne pas produire B. Mais en fait nous ne saisissons jamais ce mécanisme dans son intimité. Tout co que nous constatons c'est qu'un autre phénomème visible A entraîne sans doute ou implique a, b, c, d puisqu'effectivement son apparition est suivie de l'apparition de B. Nous ne saisissons jamais les antécédents immédiats. Et rien ne prouve que le système (a, b, c, d) ne saurait être réalisé sans passer par l'intermédiaire de A. Par exemple je sais que l'eau gèle quand la température s'abaisse au-dessous de O°. Mais je ne connais pas toutes les petites actions élémentaires à travers lesquelles le froid produit cette congélation. Quand la température s'abaisse je présume que, comme à l'ordinaire, ce processus va s'accomplir mais c'est là en somme un acte de foi. En fait dans certains cas exceptionnels le phénomène ne se produit pas. Dans d'autres circonstances (modifications de pression) il peut se produire sans qu'un semblable abaissement de température ait été nécessaire. Si maintenant je venais à découvrir un intermé- diaire entre A et B il est infiniment probable que je me rapprocherais des éléments a, b, c, d, sans jamais les atteindre; la question changerait simplement, il s'agirait désormais de savoir comment s'opère le passage de ce second antécédent plus rapproché à l'ensemble des conditions immédiates a, b, c, d. Ainsi nous pouvons constater d'une manière d'abord tout empirique l'action bienfaisante de tel ou tel médicament dans l'évolution de telle ou telle maladie. Mais il est bien évident que l'absorption du remède n'est qu'un antécédent éloigné, indirect de la guérison. Elle ne procure cette guérison qu'au moyen de certains intermédiaires inconnus de nous et qu'on pourrait peut-être obtenir par d'autres moyens. Puis un progrès de notre science nous fera connaître le secret de cette influence utile. Cette herbe par exemple contient des traces d'une substance dont on a remarqué l'effet sur tel ou tel organe du corps humain. Voilà notre intermédiaire, mais il est bien évident que la difficulté n'est pas résolue. En vertu de quel processus cette substance agit-elle sur cet organe? On découvrira peut-être qu'il s'agit d'une réaction chimique entre certains éléments de ladite substance et certains éléments des tissus en question. Mais alors, selon quel mécanisme se produit cette réaction, comment passons- nous du contact des deux substances aux modifications moléculaires qui s'en suivent? Et ainsi de suite indéfiniment. Et par conséquent l'impossible, même s'il existe, est pour nous comme s'il n'était pas. Jamais nous n'avons le droit de faire appel à l'argument d'impossibilité. En toute sincérité il n'est aucun fait qui doive nous apparaître comme irréalisable. Il est pratiquement invraisemblable que le soleil s'arrête au zénith ou qu'un homme mort depuis plusieurs heures revienne à la vie. Toutefois même des faits de cette sorte ne sont pas physiquement impossibles — ou, s'ils le sont, nous n'en savons rien et nous n'avons et n'aurons jamais aucun moyen de le savoir. Il est peut-être sans exemple qu'un cadavre se soit réveillé. Il n'y a cependant aucune impossibilité à priori à ce que, sous l'empire de causes inaccoutumées, les processus de décomposition s'interrompent et que la marche des phénomènes en cet organisme éteint s'oriente dans le sens inverse, dans le sens d'un retour à la vitalité. Si vous vous placez au point de vue de l'hypothèse des atomes, aucune combinaison d'atomes si étrange soit elle, ne peut être a priori déclarée inconcevable. Même le miracle « astronomique » ne doit en aucune façon produire cette sorte de scandale intellectuel qu'on lui reproche parfois. Rien n'empêche absolument d'admettre l'intervention possible de forces — divines ou autres — capables, à un moment donné, de neutraliser les forces actuellement agissantes et même, si l'on veut, d'empêcher les cataclysmes que devrait entraîner une si profonde pertubation des mouvements célestes. Il n'est même pas besoin de dire ici: Credo quia absurdum. L'affirmation du miracle, l'affirmation d'un miracle quelconque n'ont absolument rien d'absurde. Elles peuvent déranger nos habitudes, elles neblessent en aucune manière notre raison. L'argument d'impossibilité n'est donc que l'illusion de l'impossible. Il ne saurait y avoir d'absolue nécessité que dans ce qui serait en dehors du temps mais dans le temps aucun changement n'est impossible puisque le temps c'est la possibilité même de changer. Et toujours il faut en revenir à ceci : l'impossible, c'est l'inaccoutumé. Au fond notre sentiment de l'impossible est proportionnel au manque d'initiative créatrice de notre esprit. Les intelligences lourdes, esclaves de l'habitude, sont aussi les plus promptes à invoquer dogmatiquement l'argument d'impossibilité. Ainsi M. Homais énonce catégoriquement, au nom de la raison et de la science, l'absurdité de toute croyance au surnaturel, tandis que l'intelligence audacieuse et puissante - audacieuse parce que puissante - d'un Descartes affirme que même les « vérités éternelles », même les lois logiques et mathématiques sont contingentes au regard de Dieu.
François d'Hautefeuille.