
Réponse de M. René Martin-Guelliot
Article paru dans Le Spectateur, n° 49, septembre 1913.
Je ne veux pas tarder à vous dire combien votre lettre m'a intéressé. Je n'avais pas songé en effet à ce point de vue que la question en jeu, au moment où je me suppose placé, doit être encore considérée comme pendante et que précisément la façon dont on fait la propagande à son égard est un élément de la solution.
Quant à votre conclusion, je suis tout à fait d'avis que « vaincre n'est pas convaincre », mais ce sur quoi j'aurais voulu insister c'est que avant (au sens strictement chronologique du mot) que les gens consentent à écouter des raisons et à juger si elles sont dignes de les « convaincre », il est en fait nécessaire de « vaincre » leur apathie, leur inertie intellectuelle, ou, comme on dit, de forcer leur attention.
Un fait analogue se produit déjà en matière purement intellectuelle. Nombre d'esprits qui, d'après ce qu'ils écrivent et ce qu'ils disent, semblent tout à fait propres à s'intéresser à tel nouveau mouvement d'idées, à tel nouvel ordre d'études, ont visiblement, les premières fois au moins qu'on leur parle de ces choses, un nuage épais entre eux et ceux qui leur en parlent. Leur mental imagery ne reflète aucune image sur laquelle puisse s'exercer leur raison ou leur jugement. Et on a l'impression que, si une fois, par un moyen quelconque, on pouvait produire sur eux un effet de mise au point, bien plus imaginatif qu'intellectuel, le reste procéderait ensuite normalement.
Quant à certaines grandes campagnes, humanitaires ou autres, dont le succès, une fois qu'elles ont été lancées, a eu, de par la raison, l'appui de tous les esprits, n'avaient-elles pas dû auparavant franchir le point mort grâce à une circonstance fortuite, extrinsèque, qui les avait mises dans l'actualité? Une fois que le succès est obtenu, on a mille fois raison de faire appel à son caractère de conformité avec la raison pour le légitimer en droit, et aussi pour l'expliquer partiellement en fait: en fait parce que les meilleures circonstances extrinsèques possibles ne suffisent pas à la longue, mais partiellement seulement parce que ces circonstances, insuffisantes encore une fois, sont du moins nécessaires. Je vous sais gré d'avoir élargi et élevé le problème que je traitais. Mais au point de vue strictement psychologique auquel je me plaçais, je crois devoir continuer à dire que les personnes auxquelles on entend répéter que « ce n'est pas ainsi que tel parti servira sa cause » sont souvent celles de nature à la fois si lente à mouvoir et ensuite si moutonnière qu'on peut affirmer que sans les dites manifestations la question ne leur serait jamais apparue que dans un lointain irréel et inaccessible. Ces personnes se rencontrent, il est vrai, par quelque côté avec ces philosophes et ces idéalistes dont vous parlez, qui répugnentaux contacts impurs et qui sont sans doute ceux avec lesquels il convient de sympathiser le plus.
En somme, mon article avait probablement un fondement de pessimisme intellectuel : l'exercice de la raison est subordonné en fait, pour l'individu isolé et surtout pour la société, à des conditions bien inférieures en droit à cette raison même, conditions d'ordre imaginatif et autres. Mais il y a cette contre-partie plus encourageante : cequi échoue historiquement, ce n'est peut-être pas parce que cela était rationnellement indigne de triompher, mais bien parce que ces conditions nécessaires d'ordre inférieur ont manqué jusqu'ici ; et, comme elles peuvent apparaître d'un instant à l'autre, comme à ce moment là le potentiel accumulé en quelque sorte par les qualités de justice et de raison se réalisera, on peut toujours croire que les efforts ne sont pas perdus et que la cause n'est pas désespérée.
René Martin-Guelliot.