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couverture de la revue Le Spectateur

Remarques sur l'art de l'ingénieur

Article paru dans Le Spectateur, n° 7, novembre 1909.


Ludwig BRINKMANN : Der Ingenieur. Francfort-sur-le- Mein, Rutten et Loening.

Nous relevons dans ce petit volume de l'intéressante collection «Die Gesellschaft», dirigée par Martin Buber, la mise en évidence d'une idée particulière qui mériterait de plus longs développements: c'est que l'art de l'ingénieur n'a fait de grands progrès, à notre époque, que par la disparition de l'ancienne conception matérialiste du monde, qui imaginait pour chaque phénomène nouveau une nouvelle propriété de la matière, devant la conception dynamique et énergétique moderne, qui pour chaque problème physique ou mécanique cherche à déterminer les forces en jeu. Il est clair que ces idées anciennes, où l'on sent encore l'influence d'Aristote, conduisaient à une science à la fois trop nominale et trop métaphysique, et vouée à l'impuissance pratique. Il fallut que l'intelligence humaine, devenue plus modeste, cessât de s'attaquer à la connaissance directe des causes premières et de la constitution intime des choses pour qu'elle pût arriver par l'étude des problèmes en apparence plus humbles à découvrir les premières clefs du déchiffrage des lois naturelles. Ce sont les principes de mécanique qui ont ouvert la voie aux sciences rationnelles de la nature dont les lois tendent à leur tour à s'exprimer en un langage de plus en plus mécanique; - et les formules magiques que les alchimistes avaient vainement cherchées pour commander à la matière, l'ingénieur les connaît aujourd'hui, ce sont précisément ces lois de mécanique, de physique, de chimie. C'est donc dans la conception mécanique du monde matériel qu'il a trouvé les fondements et le développement de sa puissance. L'auteur oppose, d'une manière assez frappante, à ce sujet,les anciens ponts en maçonnerie, à arches courtes, types du massif amoncellement de matière aux ponts en fer actuels, à grande portée, complètement à jour, où les poutres, les tirants et les arcs-boutants ne font que matérialiser les lignes d'application des tractions et des compressions. Par un détour assez inattendu, M. Brinkmann cite comme exemple d'une technique retardataire... l'art culinaire ! qui en est resté, dit-il, à l'ancienne conception matérialiste des choses, et dont on peut prédire l'essor remarquable, le jour où il en viendra aussi à la conception dynamique ! Il nous paraît difficile de prévoir dès à présent les bienfaits pour l'humanité de la cuisine dynamique, dont notre imagination est impuissante à évoquer les menus. L'auteur promet de ce fait à nos « heureux descendants » des jouissances encore ignorées de nos jours (ungeahnte Genüsse)! Il eût été philosophiquement plus élevé de nous faire espérer, grâce à des combinaisons nouvelles, l'assimilation facile de plus grandes quantités d'énergie avec moins de fatigue du tube digestif, d'où gain de temps, gain de pensée, par suite prédominance plus complète du dynamisme!
Nous renouvelons ici le souhait déjà exprimé par Le Spectateur, celui de voir naître en France une collection parallèle à Die Gesellschaft. Elle s'adapterait mieux à notre développement et serait parfois plus exempte de chauvinisme. Faut-il que M. Brinkmann nous apprenne que l'Allemagne, avec l'Amérique, et enfin l'Angleterre sont les seules nations créatrices au point de vue technique ? Nous pourrions répliquer que plus d'une fois depuis cent ans la technique étrangère s'est bornée à mettre en pratique des inventions sorties de France, quand nos compatriotes ne se chargeaient pas, comme pour les automobiles, par exemple, de les mettre au point eux-mêmes.
Et, soit dit en passant, il y a de cette assertion une pierre de touche : le nombre de mots français scientifiques ou techniques qu'on retrouve particulièrement en allemand, sous une forme d'ailleurs généralement barbare et aussi étrangère au génie de la langue germanique qu'à celui de la nôtre.
Ces critiques mises à part, on peut trouver en relief dans cet opuscule quelques autres points intéressants, parmi lesquels l'explication de la transformation progressive de la carrière de l'ingénieur, autrefois chef d'entreprise, aujourd'hui le plus souvent simple rouage d'une puissante organisation. Cet état de choses est la conséquence naturelle de ce que les hommes s'attaquent à des travaux de plus en plus considérables et coûteux, auxquels la fortune d'un seul ou de quelques-uns ne saurait subvenir, non plus que leur activité les diriger.
« Aux seules collectivités organisées, dit l'auteur, est réservée toute activité créatrice : les généraux en chef disparaîtront devant les états-majors; les pères de la patrie sont morts et les parlements autorisés prennent leur place ; marchands, cultivateurs, chercheurs heureux ont été emportés, comme individualites, devant la plus grande puissance des maisons de commerce, grandes entreprises industrielles, sociétés d'exploitation foncière, laboratoires, etc. » - A dire vrai, M. Brinkmann semble tomber dans une erreur très fréquente à notre époque, et qui a déjà fait commettre de nombreuses fautes, ce qui sombrera dans ces collectivités organisées, ce seront peut-être les noms, ce ne seront pas les individualités : on ne saurait trop lutter contre la croyance à la vertu intrinsèque des cadres, des règlements, des groupements ; ils ne sont par eux-mêmes que des cases vides, préparées pour favoriser l'activité créatrice ou productrice de l'individu, comme les gâteaux de cire artificielle que l'on donne aux abeilles. Ces organismes ne prospèrent que par la valeur de ceux qu'ils emploient, et l'essor de telle ou telle affaire industrielle (pour nous borner au champ d'action de l'ingénieur) est généralement dû à l'impulsion féconde, à la direction judicieuse d'un cerveau remarquable. Nous examinerons encore une autre idée importante qui se trouve traitée avec quelque détail: celle de la double culture qu'exige le métier de l'ingénieur. Celui-ci doit être en effet muni d'un solide bagage théorique, où les mathématiques, la mécanique et la physique ont généralement la plus grande part; il doit être armé en outre pour son combat constant avec la matière; résistance des matériaux, technologie, et surtout... pratique lui sont nécessaires à ce point de vue. L'auteur insiste d'une manière vivante sur l'âpreté de cette lutte vraiment inexorable, où la moindre transgression aux lois naturelles, connues ou non, reçoit immédiatement sa peine, et où cependant l'opinion du public ne permet pas à l'ingénieur d'être jamais vaincu. Admet-on généralement que toutes les difficultés de la réalisation aient pu ne pas figurer dans les projets ?
Cette double culture de l'ingénieur et les préoccupations théoriques, pratiques stramême financières que lui imposent journellement les circonstances créent évidemment un habitus d'esprit particulier et intéressant, non pas peut-être pour le psychologue ordinaire, mais sûrement pour le spectateur tel que l'entendent cette revue et son public-collaborateur. Nous ne saurions mieux faire que de renouveler à cette occasion notre appel aux initiatives individuelles pour recueillir des observations sur ce sujet. Trop souvent le profane suppose qu'en face des choses techniques l'ingénieur est soumis à un code étroit et détaillé qui ne laisse à la personnalité aucune liberté de se montrer. La profession déteint certes sur l'individu, mais le travail qu'il produit porte à son tour l'empreinte de son auteur, à côté du sceau anonyme d'une législation, entendez d'un ensemble de lois, quel que soit l'ordre de faits qu'elles régissent.
Un œil averti saura distinguer des ponts élégants, audacieux ou timides (leur solidité étant aujourd'hui une qualité assez commune). - Nous avons rencontré un jeune amoureux des formes diverses de locomotives, et qui les guettait, armé d'un appareil photographique. - Il n'est enfin quelque artisan probe qui n'ait souci pour son travail d'un certain fini, d'une sorte d'élégance de l'ensemble ou des détails. Nous n'en sommes plus au temps où les vieux instruments de physique et les premières machines étaient chargés d'ornements lamentablement inutiles; mais sous la sobriété rigoureuse des lignes actuelles dans toute œuvre d'ingénieur, on peut chercher un sentiment d'harmonie, dû à l'adaptation de plus en plus serrée des divers organes à leur fonction.
En résumé, les observations de logique appliquée sont certes plus délicates dans le domaine complexe ou nous nous sommes engagés à la suite de M. Brinkmann, mais le côté humain y subsiste, et c'est lui qui permettra au « spectateur » curieux de s'aventurer sur ce terrain.

OLY COLLET.

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