Qui a parlé parlera
Article paru dans Le Spectateur, n° 33, mars 1912.
Dans le Journal spirituel de Lucie Christine, M. Aug. Poulain fait remarquer (p. 281, note) que cette femme - qui a décrit jour par jour « les grâces extraordinaires » dont elle fut comblée pendant trente ans — « avait grandement à cœur d'amuser ses enfants chez eux. Pendant plusieurs années, elle prit la peine de composer elle-même des comédies qu'on trouvait charmantes et de les faire jouer à ses enfants devant parents et amis. Elle se chargeait de tout, même des décors, et y réussissait fort bien » — et M. Poulain ajoute : « On s'étonnera peut-être de voir une telle contemplative s'appliquer avec entrain à des occupations aussi profanes. Mais elle rapportait tout à Dieu, n'agissant que par devoir et pour le bien des âmes ». Sans doute on peut s'étonner... mais peut-on vraiment se scandaliser et était-il bien nécessaire d'excuser cette mère de famille d'avoir un tel souci d'amuser honnêtement ses enfants ?
L'explication de ce passage se trouve sur la couverture du livre. Celle-ci porte en effet cette mention : « n'est pas dans le commerce » ; et apparemment M. Poulain a cru que seuls les mystiques et les dévots liraient ce journal spirituel. S'il avait pensé qu'un mécréant le feuilleterait, il n'aurait probablement pas essayé de jeter un voile sur ces périodes « toujours assez occupantes et absorbantes» (ces épithètes sont de Lucie Christine, p. 306) de préparation à une soirée de comédie, il aurait au contraire attiré l'attention sur cette quasi-simultanéité de l'état extatique et de l'accomplissement du devoir banal ; et les succès de Lucie comme « costumier, essayeur, répétiteur et chef de troupe » lui auraient été une occasion d'affirmer que sens pratique et esprit rassis ne sont pas le moins du monde inconciliables avec le mysticisme le plus profond. Et sans doute il pourra encore invoquer les faits qu'il signale pour établir le peu de valeur des critiques que l'on adresse au mysticisme, mais on lui objectera : si l'acte de cette mère a besoin d'être excusé, c'est qu'il n'est pas tenu pour recommandable ; et s'il est nécessaire de l'expliquer, c'est qu'en tout cas il n'est pas très fréquent... L'énoncé du fait aurait pu servir d'argument, il devient une source de disputes !
Nous trouvons là une confirmation - indirecte il est vrai — de ce que nous disions de la nécessité de garder une attitude désintéressée lorsqu'on veut exposer une idée qu'on croit vraie, ou, autrement dit, de la nécessité, non seulement de n'être pas aggressif, mais même de ne pas songer à se mettre sur la défensive. (Spect. n° 31.)
Sans doute il ne s'agissait pas ici pour M. Poulain de défendre une thèse contre des ennemis déclarés. Il a simplement voulu répondre par avance à une difficulté qui pouvait naître dans l'esprit de gens convaincus comme lui de la valeur du mysticisme, et sa réponse n'est en somme qu'un rappel de la doctrine qui est la sienne et qui est la leur ; il n'était donc pas à craindre qu'il falsifiât et qu'il défigurât sa pensée pour les besoins de la cause, et pourtant le seul fait de s'être arrêté à cette ébauche de démonstration pourra lui créer des difficultés quand il aura affaire avec des ennemis du dehors. « Mon explication, dira-t-il alors, n'a pas visé à être une excuse, puisqu'il n'y avait rien à excuser, et je n'ai pas dit ce que vous voulez me faire dire, etc., etc...»
La vérité, c'est qu'il n'est pas facile de se faire comprendre et que, pour un malentendu qu'on dissipe, il faut s'attendre à en voir neuf autres surgir ; et le pire, c'est qu'on ne pourra s'attaquer à ces derniers qu'après avoir expliqué l'attitude qu'on a prise antérieurement et avoir commenté les moindres mots proférés alors. Je veux croire que « qui a bu boira» puisque c'est la sagesse des nations qui le dit, mais la sagesse des nations n'a pas besoin de se faire entendre, il suffit de regarder, pour voir que « qui a parlé parlera».
M. P.