
Qu'est-ce que la culture ?
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 13, mai 1910.
A propos d'une conférence de M. G. Salvemini.
Il est des notions, comme celle de culture, auxquelles de toute nécessité on se référe sans cesse dans les controverses, et que, cependant, on se soucie rarement de définir, ou au moins de préciser dans la mesure où il le faudrait pour être sûr qu'on emploie dans le même sens le vocable qui les exprime. Si, par exemple, on discute un programme d'études, on ne manque pas de remarquer en faveur ou à l'encontre de telle modification qu'elle contribuerait ou nuirait à la culture des jeunes gens, on ne manque pas non plus de discuter la justesse d'une telle affirmation prononcée par un interlocuteur, mais on ne songe pas à dissiper le brouillard dont le concept même de culture est entouré. Il peut résulter de cet état de choses soit un accord verbal tout apparent et n'excluant en aucune façon des divergences profondes qui se feront promptement sentir à l'application, soit au contraire un désaccord semblant insoluble et pouvant faire renoncer à une discussion féconde, alors qu'il suffirait pour le faire évanouir de préciser le point de vue auquel on se place. Et surtout on est porté à modifier de plus ou moins bonne foi, « pour les besoins de la cause », la notion dont on s'autorise, tout en prétendant conserver intact le bénéfice du prestige qu'elle comporte. Ce travail de précision, dont nous croyons avoir fait pressentir la nécessité, a un aspect d'abstraction, un aspect « philosophique » qui en écarte en général les esprits dits positifs: savants spécialistes, historiens, hommes pratiques. L'attitude de ces esprits serait d'autant plus légitime que ce travail de précision ne peut jamais, pour bien des raisons, être qu'un acheminement vers la précision, et ne saurait aboutir à la précision rigoureuse ou semblant telle d'une loi scientifique, de l'énoncé d'un fait historique, d'un dispositif pratique; mais les esprits dont nous parlons oublient que pour être à l'abri de la critique il leur faudrait s'interdire d'employer jamais les termes qui désignent ces notions, inaptes, disent-ils, à la précision, alors qu'en fait, dès qu'ils sortent de leur laboratoire, et parfois avant même d'en être sortis, ils les emploient et ne peuvent pas ne pas les employer. Aussi doit-on se féliciter tout spécialement que ce soit un historien, le professeur Gaetano Salvemini, qui ait senti le besoin de ce travail de précision en ce qui concerne la culture et en ait esquissé les grandes lignes dans une conférence qui a eu beaucoup de retentissement en Italie et qui, prononcée d'abord à Milan, a été répétée à Florence, puis à Rome en présence de la famille royale et de l'élite intellectuelle de la capitale. Dans cette conférence dont le titre est une interrogation: Qu'est-ce que la culture ? (1), M. Salvemini a su éviter tout à la fois cette sorte d'idéalisme qui consiste à présenter un système cohérent et séduisant, mais dont on ne se demande pas s'il est compatible avec les conditions de possibilité posées par la réalité humaine, comme aussi cette sorte de réalisme qui consiste à n'admettre comme possible que ce qui est actuellement réalisé. Il a su voir en outre que dans des questions de ce genre, à la fois théoriques et pratiques, la vérité ne se trouve pas au terme d'une thèse absolue poussée toujours dans le même sens, qu'elle n'est pas non plus un vague juste milieu (ici, par exemple, qu'il ne suffit pas de dire que la culture est l'union de l'instruction et de la formation), mais bien qu'elle ne peut résulter que d'un dosage, ou, plus exactement encore, d'une délimitation soigneuse du territoire d'exercice des points de vue en présence. Nous avons hâte d'arriver à l'analyse de la conférence de M. Salvemini, auquel nos lecteurs ne nous reprocheront sans doute pas de céder souvent la parole, et qui a pour nous l'avantage, outre ceux que nous avons déjà signalés, d'exprimer, à bien peu de chose près, les idées mêmes qui forment le patrimoine commun à la plupart des rédacteurs de cette revue.
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Le point de départ est emprunté par l'auteur à « ce philosophe de la Renaissance qui dit que la culture consiste à connaître tout d'une seule chose et quelque chose de tout », et qui ainsi « a affirmé une grande vérité et en même temps formulé une très dangereuse erreur ». La justesse de la définition proposée tient d'abord à ce qu'elle exclut le spécialiste pur, celui qui vit renfermé dans un domaine choisi une fois pour toutes et traverse le monde en proie à « une espèce de somnambulisme professionnel ». Il est aisé de voir que dans de tels esprits « la doctrine s'accumule aux dépens de la culture » et que « souvent l'homme est tué par le spécialiste ». Au surplus le spécialiste pur atteint rarement la supériorité véritable dans sa spécialité même. Il y a à cela pour les professions pratiques, en rapport quotidien avec la réalité humaine, des raisons sociales et, pourrait-on dire, matérielles. « Le banquier qui vit absorbé dans l'unique préoccupation des affaires », « le magistrat qui concentre tout l'esprit humain dans les codes de procédure », l'ingénieur qui oublie que « ce ne sont pas les hommes qui sont faits pour les machines, mais les machines qui doivent servir les hommes », le militaire qui en vient « à concevoir le monde entier comme une caserne », tous ceux-là peuvent bien, grâce à des qualités de routine, réussir dans les conditions ordinaires et donner le change sur leur capacité réelle, mais un jour viendra où leur méconnaissance de la portée énorme de ces impondérables, comme les appelait Bismarck, que sont les données humaines, les entraînera à leur perte ou du moins les écartera des sommets. Et n'aurait-on pas pu ajouter aux exemples cités celui du médecin qui nierait, non pas en paroles, ce qui importe peu, mais par ses décisions et par ses actes, le rôle de ces données, commettant en cela une erreur singulièrement apparentée à l'erreur technique de ses confrères à qui un grand spécialiste reprochait d'oublier qu'il y a non pas des maladies, mais des malades? Dans le même ordre d'idées M. Dugas nous écrivait à propos d'un de nos derniers articles : « Le professionnel est par définition un esprit rétréci ; il ne voit plus rien en dehors de son métier, de ses habitudes; il ne voit plus même dans son métier que le côté métier, la routine. C'est ce quile rend dangereux. J'ai remarqué, dans mon livre de l'Education, que toutes les réformes importantes, toutes les vues nouvelles en éducation, ou presque toutes, sont venues des non- professionnels. » Le fait subsiste à l'égard des sciences les plus spéciales et en apparence les plus aisément isolables du reste des connaissances, les mathématiques, par exemple (2). Sans doute faut-il voir là l'effet d'une sorte de loi de corrélation psychologique, qui semblera moins mystérieuse si l'on songe combien est fausse l'attribution exclusive que fait l'opinion courante d'une faculté étroitement déterminée à chaque classe de travailleurs de l'esprit, ne comprenant pas plus le rôle un peu fortuit de l'imagination dans les découvertes scientifiques que l'importance d'une méthode rigoureuse et modératrice dans l'œuvre du littérateur « d'imagination ». D'ailleurs s'il importe d'une façon générale de sortir de sa profession, si les connaissances juridiques, par exemple, sont un élément de culture pour le médecin, et non pas, — ou non pas de la même façon, — pour l'avocat, ce n'est pas seulement ni surtout parce que la notion de culture implique l'idée de luxe, c'est parce que l'effort le plus fructueux pour la vie de l'esprit est celui qui consiste à rompre le cadre de routine où ce dernier se meut quotidiennement. Ainsi, dit M. Salvemini, « c'est pour éviter les dom- mages grands et petits que produit dans la vie de la pensée et dans la vie pratique l'excessif retrécissement du cercle intellectuel, qu'il est nécessaire, outre la culture professionnelle et spéciale, — tout savoir d'une chose, — d'acquérir un large et multiple ensemble d'informations de tout genre, — savoir quelque chose de tout, — acquisition à laquelle nous devons être conduits par le désir libre, désintéressé et humain de cultiver notre esprit, d'étendre le champ de nos connaissances, de vivre, outre notre vie, la vie de nos semblables». Cet ensemble de notions extérieures au domaine professionnel étroit constitue ce qu'on appelle la « culture générale » ou simplement la « culture »; c'est ce « superflu indispensable » dont un professeur... allemand disait non sans dédain: « C'est le luxe que ma femme peut se permettre. » Cette boutade germanique est suggestive, et bien souvent, en France même, on peut constater que la quantité toujours croissante des connaissances nécessaires à l'homme pour l'acquisition ou l'exercice de sa profession fait qu'il devient moins accessible à la vraie culture que la femme, plus riche de loisirs et plus libre d'esprit.
Les deux éléments qui figurent dans l'énoncé du philosophe de la Renaissance ne doivent pas être seulement juxtaposés, car « cet ensemble d'informations ornementales qui ne servent à rien finissent vraiment par ne servir à rien si elles ne sont pas organiquement rassemblées autour de ce noyau plus dense de doctrine spéciale et professionnelle qui est la propriété pour ainsi dire personnelle du spécialiste ». Cela est évident: nous ne pouvons nous assimiler ce que nous savons un peu qu'en le rattachant à ce que nous savons très bien, et ce que nous savons très bien, c'est ce que non seulement nous savons au sens vulgaire du mot, mais ce que, selon l'expression bergsonienne, nous sommes capables de « jouer », ce que nous « réalisons » au double point de vue représentatif et actif que la langue anglaise comprend sous ce mot. Sinon nous n'arrivons qu'à l'éparpillement du dilettante, à qui quelques voyages à Bayreuth et quelques visites aux musées de Toscane et de Vénétie permettent de « faire bonne figure dans le monde », mais qui, ne s'étant pas mesuré avec la réalité dans un effort constant, n'a qu'un vernis ou qu'un reflet de culture.
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Le caractère séduisant et vraisemblable de la défi- nition proposée n'empêche pas M. Salvemini de la soumettre à une critique très serrée. Et d'abord l'idéal qu'elle énonce est-il humainement réalisable? « Savoir tout d'une seule chose au moins! Mais cela est absolument impossible. Quelque restreintes que puissent être les limites que nous fixons à notre activité spéciale, quelque circonscrit que puisse être le sujet sur lequel nous sentons la nécessité de concentrer le meilleur de nos efforts, nous ne réussirons jamais, même dans ce domaine bien déterminé, à épuiser ce qu'on appelle communément le tout. » On le voit, il ne s'agit pas de comparer la science du savant à un idéal métaphysique, à celle de Dieu, comme nous l'entendions un jour dans la bouche d'un philosophe un peu rêveur. Le conférencier, qui est un historien fort autorisé, montre sur son exemple le caractère très positif de cette limitation. Tout d'abord dans la multitude des groupes de faits historiques classés dans le temps et dans l'espace il en a choisi trois ou quatre qu'il a étudiés dans les sources. « Mais, remarquez-le bien, dit-il, même de ces groupes de faits je ne peux pas dire que je sache tout. Je ne peux même pas dire que je sache beaucoup. Mes collègues disent que je suis compétent sur ces sujets parce que j'en sais plus que la généralité des autres historiens et que j'ai mis en lumière des faits qui étaient auparavant inconnus. Mais même sur ces sujets les faits sont souvent terriblement plus nombreux que ceux que j'ai réussi à conquérir. Et cela je peux le dire seulement de trois ou quatre nœuds de faits historiques. Sur presque tous les autres événements de l'histoire de l'Italie et de l'Europe je ne sais que ce que disent certains manuels scolaires; et sur la plupart d'entre eux je ne saurai jamais rien de plus qu'un lycéen moyen, parce que je n'aurai jamais l'occasion ou le temps d'aller au delà des manuels. Sur beaucoup d'autres faits, enfin, je ne sais rien, absolument rien. Si aujourd'hui je devais passer un examen d'histoire, je ne dis pas sur la Chine et le Japon mais sur la Russie et les pays Scandinaves, je serais certainement ou presque certainement refusé. Et malgré toute cette ignorance j'ai le courage d'être professeur d'université. » C'est une conception d'ignorant ou de rêveur irréfléchi que de se représenter la science du savant comme un répertoire inépuisable de données positives. Or nous sommes tous ignorants par quelques côtés en un sens plus grossier encore que celui de notre auteur et par ce fait qu'il y a des disciplines dont nous savons tout juste le nom. Aussi, faute évidemment de réfléchir à la nature de notre connaissance dans les domaines qui nous sont familiers, nous sommes si attachés à cette « conception d'ignorant » que les plus avertis parmi nous l'apportent dans les jugements qu'ils énoncent sur les spécialistes étrangers à leur propre spécialité. Nous jugeons médiocre le médecin qui nous avoue avoir besoin de recourir à ses traités pour quelque information précise, ou encore, oublieux des discussions quotidiennes sur quelque point délicat de notre langue maternelle, nous croyons avoir été dupés par un polyglotte affirmant connaître certaine langue étrangère s'il ne nous donne pas sans hésiter les renseignements les plus complets sur tel mot de cette langue. En quoi consiste donc la compétence, celle de l'historien par exemple, s'il est vrai que proprement il ne sait pas l'histoire ? Elle consiste en ce qu'il est « capable de l'étudier, d'en comprendre et d'en étudier les diverses parties à mesure qu'il en sent le désir et la nécessité ». Indépendamment donc du point de vue de la culture générale, nous apercevons que la science même spécialisée se définit, en dépit de l'étymologie, moins un savoir qu'une capacité.
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On pressent également l'importance que cette conclusion à « notre incapacité de conquérir la totalité des choses » revêt à l'égard des programmes scolaires. Ceux qui rédigent ces programmes n'échappent pas en effet à cette illusion qui nous fait oublier que l'omniscience même très relative est chose impossible. Par un phénomène de perspective mentale, très naturel assurément, mais contre lequel il serait cependant facile de lutter, nous avons une conscience très nette de ce que nous savons et une conscience nulle ou presque nulle de ce que nous ignorons. Aussi trouvons-nous étrange que notre interlocuteur, ou, si nous sommes examinateur, que le candidat ignore un détail qui, parfois sans que nous sachions trop pourquoi, a survécu parmi tous ceux que nous avons oubliés, après avoir été, peut-être sans que nous sachions beaucoup mieux pourquoi, appris plutôt que bien d'autres également intéressants. Nous sommes tous un peu, faiseurs de programmes, examinateurs et simples particuliers, comme cette dame dont parle M. Salvemini, qui ne lisait qu'un roman par an et classait les personnes de sa connaissance en instruites ou ignorantes selon qu'elles avaient lu ou non ce même roman. N'entendions-nous pas dernièrement un homme très cultivé, qui s'occupe surtout de questions archéologiques, juger à l'encontre de l'opinion de ceux qui les connaissent bien le degré d'intelligence de deux frères, uniquement parce que, l'un étant également archéologue et l'autre faisant de la chimie, il avait avec le premier trouvé à qui parler, et non avec le second? Le mépris du « primaire » pour le paysan intelligent qui a oublié l'orthographe ou peut-être ne l'a jamais sue est également typique.
Une illusion voisine de celle qui nous fait concevoir la science comme un répertoire complet est celle qui correspondant de même à une représentation matérielle et en quelque sorte spatiale des choses de l'esprit, nous amène à penser que la plus grande partie de notre savoir a été acquise par les moyens apparemment et explicitement institués à cet effet, c'est-à-dire à l'école. Bien au contraire « les notions concrètes que nous possédons aujourd'hui, nous les avons acquises après l'école à travers toute notre vie, avec l'expérience occasionnelle de chaque jour, en lisant des livres et des revues, en écoutant des conférences et des leçons publiques, en conversantet en discutant avec nos amis, en allant au théâtre et au cinématographe.., en regardant les affiches, et surtout en lisant les journaux quotidiens, qui avec tous leurs défauts sont de nos jours les distributeurs les plus riches, les plus efficaces et les plus économiques de la culture la plus variée ». Ce qui fait méconnaître l'importance de ces moyens « occasionnels », c'est qu'on serait en général embarrassé d'énoncer ce que telle conférence ou tel journal par exemple nous a « appris » : mais il suffit pour se rendre compte de la fausseté de ce critérium de se poser la question inverse et de constater combien parmi les connaissances qu'indubitablement nous possédons il en est peu dont nous pourrions déterminer l'origine précise et même en gros la date d'acquisition.
Il résulte de là qu'on se tromperait souvent étrangement en ne jugeant la capacité ou même le savoir d'un individu que d'après les études qu'il a faites et les titres qu'il a acquis. Est-ce donc à dire que l'école est inutile ? Non pas, car « en somme l'école ne doit pas tout enseigner ; mais elle doit nous préparer intellectuellement à acquérir par nos propres forces la culture qui nous est nécessaire; elle doit apprêter le terrain pour recevoir les germes qui ensuite fructifieront; elle doit exciter notre curiosité en nous donnant le sens des proportions et la perspective afin que nous ne dispersions pas en vain notre curiosité ; elle doit former en nous le goût et la discipline de l'étude, elle doit nous enseigner la manière d'apprendre ». Ce sont les journaux de l'année dernière qui, par leurs récits et leurs cartes des voyages de Peary et de Cook, nous ont appris presque tout ce que nous savons sur les régions polaires, mais nous ne nous sommes intéressés à ces choses et n'avons pu les comprendre que parce que l'école nous y avait préparés de longue main. Dans des circonstances semblables, — qui sont quotidiennes, — « sans la discipline intellectuelle qui nous est fournie par l'école les mille notions disparates et souvent contradictoires que nous recueillons jour par jour, non coordonnées par une force organique de pensée, ne seraient pas une culture mais une poussière de culture incohérente, inutile et pesante ».
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Au lieu de renoncer délibérément à tout enseigner, l'école se donne le change à elle-même, allonge sans cesse les programmes et confond culture générale avec savoir universel. « Le résultat de cette équivoque absurde et homicide de la culture générale entendue non comme un développement multiple de la curiosité et de la capacité, mais comme une érudition encyclopédique hâtivement ingurgitée (ingozzata) est que les élèves n'ont pas le temps de fixer les idées, ni de réfléchir, ni d'assimiler. Ils n'acquièrent ni la solidité des connaissances, ni la précision du jugement. Ils n'apprennent ni à analyser, ni à abstraire, ni à associer, ni à définir. » Félicitons-nous tout spécialement d'entendre un historien insister sur l'importance primordiale de l'apprentissage des procédés logiques, de l'abstraction en particulier dont on se fait en général une idée si fausse. Quant à ceux qui croiraient que les critiques adressées par M. Salvemini à l'enseignement qu'il connaît, c'est- à-dire à l'enseignement italien, ne s'appliquent pas à notre pays, nous les renverrons au livre suggestif de M. Bouasse, - un physicien, celui-là — : Bachot et Bachotage (3), que nous voudrions aussi pouvoir citer largement dans le Spectateur.
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Qu'est donc la culture pour notre auteur si elle n'est pas le savoir? Pour répondre à cette question il cite le « paradoxe profond » d'après lequel elle est « ce qui reste en nous après que nous avons oublié tout ce que nous avons appris ». Il précise en disant qu'il suffit que les jeunes gens « aient un petit nombre d'idées claires et de notions logiquement ordonnées sur lesquelles et par lesquelles chacun d'eux puisse construire de lui-même son monde pratique et idéal... L'âme, a dit le vieux Plutarque, n'est pas un vase à remplir, mais un feu à susciter. Et ce feu ne se suscite pas dans l'esprit en le comprimant sous le poids brut des connaissances matérielles ou en le gonflant d'une encyclopédie indigeste et effarante (confusionaria) ». Tout cela, il n'est pas besoin de le dire, n'est pas un encouragement à la paresse, mais bien au contraire s'il est vrai qu'il faille plus de travail ou mieux plus d'effort pour former l'intelligence que pour remplir la mémoire. Et cela ne signifie pas non plus qu'il faille mépriser la mémoire et les connaissances positives. De même que dans un excellent article (4) M. Mélinand a autrefois montré ce qu'avait de puéril et de faux l'opposition proverbiale entre la mémoire et l'intelligence, de même M. Salvemini insiste avec raison sur ce fait qu' « il n'est pas possible de concevoir un esprit puissant sans lui attribuer un riche capital de connaissances concrètes », et qu' « il n'y a aucune contradiction entre la bonne qualité, l'ordre, la clarté de nos connaissances et la richesse de ces mêmes connaissances». Il y aurait lieu de répéter ici ce que nous disions au début de cette étude sur les écueils du dilettantisme et la nécessité d'une « réalisation » des connaissances. C'est en combinant ces conditions diverses avec une justesse remarquable que M. Salvemini arrive à donner, dans sa conclusion, de lafaçon dont il conçoit lui-même la culture un exposé que nous ne pouvons résister au désir de faire connaître au lecteur français. « Si vous étudiez par exemple un livre d'histoire sans le dessein de raffiner et de renforcer votre intelligence, mais que, en proie à la manie encyclopédique et oppressés par l'incube de votre ignorance, vous ne vous proposiez d'autre fin que de vous rendre maîtres au plus vite de la plus grande quantité possible de notions historiques, et que derrière le premier livre vous en voyiez un autre qui vous attend, et derrière celui-là un autre qui vous objurgue, et ainsi de suite sans jamais une minute de repos, ni un filet d'ombre, ni une possibilité de relâchement et d'abandon, — alors vous n'obtiendrez pas d'autre résultat que d'efflanquer (sfiancare) et d'épuiser votre pensée en l'encombrant d'une masse inorganique d'informations décousues, lesquelles peuvent bien donner pour un moment l'illusion de la culture, mais qui disparaîtront bien vite de votre mémoire; et même si votre mémoire est assez puissante pour ne jamais rien abandonner de ce qu'elle a une fois acquis, tant de conquêtes hâtives et désordonnées ne formeront jamais une culture, n'ajouteront rien à la force et à la beauté de votre esprit, elles feront de votre tête tout au plus une encyclopédie alphabétique ou une boutique de revendeur. « Si au contraire vous étudiez un livre d'histoire, — je dis un livre d'histoire fait sérieusement et non pas un recueil d'anecdotes plus ou moins amusantes ou d'inutilités plus ou moins érudites, — si vous l'étudiez pour entraîner à son sujet votre esprit à sentir et à observer la complexité de la structure sociale, la continuité du processus historique, la relativité des institutions et des idées, les rapports de causalité et d'interdépendance qui relient entre eux les phénomènes sociaux consécutifs et contemporains, si vous visez en somme non pas tant à mettre dans votre mémoire un grand nombre de faits concrets qu'à faire l'éducation de votre esprit pour qu'il sache observer, critiquer et évaluer les faits, d'une pensée qui ne soit ni simpliste, ni intolérante, ni exclusive, vous devrez consacrer beaucoup de temps à lire et à méditer à tête reposée ce seul livre, et vous devrez renoncer à la lecture et à l'étude d'un très grand nombre d'autres livres. Et ainsi vous introduirez dans votre culture un nombre très restreint de faits. Mais ces faits resteront longtemps en vous: car ils ne sont pas une poussière éparpillée et inorganique, mais ils forment un système compact dont les parties sont toutes solidement enchaînées à tous les éléments de votre culture par des liens logiques très intimes ; et vous ne pourrez jamais faire revivre dans votre mémoire une seule des connaissances acquises que ne refleurissent toutes les autres sans artifice et sans peine. » Ainsi la vraie culture est tournée vers l'avenir, et, si elle a son fondement dans le passé, elle n'y trouve pas sa raison d'être, ni d'ailleurs sa dignité. Elle n'est pas une addition arithmétique à l'esprit, elle en est une élaboration et un perfectionnement. Elle « ne consiste pas tant dans les matériaux concrets dont la mémoire est pleine que dans la forme même qu'à travers le travail intellectuel nous réussissons à donner à notre esprit. Elle consiste dans l'habitude de l'effort tenace et pénible, dans le besoin des idées logiques et claires, dans le goût de l'initiative personnelle et critique, dans la force et le courage de penser avec notre tête et d'être nous-mêmes, dans la capacité en somme de nous comporter devant quelque nouveau problème non comme des perroquets encyclopédiques, mais comme des hommes — ignorants certes et obligés de renouveler et d'élargir notre culture — mais aptes au droit vouloir, à la décision rapide, à l'action énergique ».
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Nous ne nous repentons pas des longues citations que nous avons faites de la conférence de M. Salvemini: le caractère littéral de la traduction que nous avons donnée a permis aux lecteurs d'apercevoir que les nécessités mêmes du sujet avaient amené le professeur italien, qui, répétons-le, n'est pas un philosophe de profession, à employer une terminologie singulièrement voisine de celle qui est la plus ordinaire aux rédacteurs de cette revue; quant au fond des choses, nous échapperons ainsi au soupçon d'avoir tiré à nous des opinions qui, on a pu le voir, n'ont besoin d'aucune violence pour donner de la culture un idéal qui est celui-là même que nous poursuivons « dans la mise au point que nous élaborons des procédés intellectuels » (5). Cet idéal sera sauvegardé si on se souvient que le savoir ne mérite ni l' « excès d'honneur » que lui font les primaires, ni l' « indignité » dont l'accablent certains rêveurs; il a la valeur médiate, mais précieuse, d'un moyen nécessaire en vue d'une fin qui vaut par elle-même: la rectitude du jugement. Cette qualité exige en effet, en raison du caractère relatif de notre vie mentale, ou cer- tain nombre de points de comparaison, de cas concrets, d'espèces de jurisprudence, que seul peut fournir le savoir positif (6), contribuant ainsi directement au sens des nuances qui est indispensable à la rectitude du jugement; elle exige en outre un effort spécifique, qui est proprement l'effort de culture.
RENÉ MARTIN-GUELLIOT.
(1) Che cosa è la coltura? Nous nous référerons au texte qu'en donne notre confrère romain La Cultura contemporanea dans son numéro du 1er-16 mars 1910. Nous signalons aux italianisants la différence de forme du mot culture dans le titre de la conférence et celui du périodique. (2) On a dit souvent que l'enseignement classique était la meilleure école des mathématiciens. Voir par exemple dans la grande enquête de M. A. Ribot (Enquête sur l'Enseignement secondaire. Paris, Imprimerie de la Chambre des Députés, 1899) les témoignages de MM. Prévost (T. I, p. 422, b), Joubert (T. II, p. 52, a), Boutroux (T. I, p. 427), ce dernier citant Hermite. En rapprochant deux à deux d'autres ordres d'études on serait amené souvent à faire une constatation analogue. (3) Paris, Lethielleux, 1910. (4) Revue des Deux Mondes, 1 août 1896. (5) Voir le premier article du n° 12 du Spectateur (II, p. 15I). (6) Le mot savoir s'applique souvent en français, spécialement sous sa forme verbale, à une capacité (langue étrangère, exercice physique) que d'autres langues désignent, avec plus d'exactitude, par le verbe pouvoir (er kann englisch, er kann reiten, tanzen) : ce n'est pas de cette acception qu'il s'agit ici, mais il serait instructif d'en étudier psychologiquement la filiation à partir du sens primitif.